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17-04-2025 Vol 19

L’élaboration du décor tragicomique dans Whitehorse


Étant lauréat du Bédélys[i] Québec en 2015, Samuel Cantin s’est vu assuré que de nombreux lecteurs liraient Whitehorse – Première partie, publié aux Éditions PowPow, et qu’ils voudraient connaitre la suite des aventures du protagoniste Henri Castagnette. L’auteur est également connu pour ses deux autres bandes dessinées, Phobies des moments seuls (2011) et Vil et Misérable (2013), qui proposent d’étonnants longs textes pour un auteur de bande dessinée, cet art de la synthèse, et des personnages hautement improbables.

Les couvertures des deux tomes de Whitehorse
Source : bedetheque

Whitehorse – Deuxième partie est, à l’image du film qui se réalise au sein de l’œuvre, difficile à classer dans un genre particulier. D’ailleurs, ce qui compte est moins de savoir si nous lisons une grande saga épique, un récit d’aventures humoristique contemporain ou une longue fable postmoderne que les nombreuses réactions que produit sur nous la bande dessinée. La principale est assurément le rire, mais le lecteur en vient à s’attacher réellement aux différents personnages, aussi délirants soient-ils. Leur étrangeté provient souvent d’une complète absence de filtre, produisant la longue et franche énonciation de leurs pensées intérieures et dévoilant leurs états d’âme et leurs détresses. Par exemple, Castagnette ne réalise pas la méchanceté de ses propos sur sa fréquentation du moment en bavardant avec son meilleur (et seul) ami Diego : « J’ai jamais dit qu’elle était stupide, j’ai juste dit qu’elle avait aucune culture et que je soupçonnais qu’elle avait manqué d’air à la naissance » (p.15). Diego, plus lucide que son ami, résume bien le délire de ce dernier : « Fou est le mot clé ici » (p.15).

Les dialogues denses et les expressions éloquentes des personnages
Source : Whitehorse – Deuxième partie, p. 208-209

Au début du second tome, Castagnette se trouve dans un complet déni qui l’empêche de progresser, se refusant à accepter le départ de sa blonde, la belle Laura, avec l’infâme Sylvain Pastrami, qui réalise le film à Whitehorse, capitale du Yukon, avec pour objectif de la séduire. Il va falloir que le médecin toqué Von Strudel annonce à Castagnette qu’il est le premier patient à avoir le syndrome de la tortue et qu’il va prochainement en mourir pour qu’il se décide à partir en hélicoptère avec son ami Diego pour retrouver Laura. La maladie est bien sûr fictive, créée par le docteur afin de s’amuser aux dépens de Castagnette. Cela évoque un autre personnage de Cantin, le psy de Vil et Misérable, qui se rend au travail de son patient de manière à pouvoir rire de ses soucis avec ses collègues, qui le trouvent assez étrange. Si le premier tome se déroule dans le cadre réaliste de la ville de Montréal en caricaturant ses cercles plus underground, la majorité du second tome se situe dans un Whitehorse complètement imaginaire et improbable. Castagnette et Diego fantasment la ville qu’ils imaginent héritière de la mythologie du Far West, tandis que de redoutables pélicans et un immense volcan menacent réellement les habitants de la ville. La deuxième de couverture cite un extrait du journal du protagoniste décrivant le caractère alarmant des oiseaux géants :

« La première chose qui frappe l’esprit en arrivant à Whitehorse, ce sont les pélicans. Parce qu’ils sont partout et parce qu’ils ne sont pas comme nos dociles et minables petits pélicans de ville, non : ils sont au moins dix fois plus gros et ils visent invariablement les yeux lorsqu’ils vous fondent dessus en piqué. Il n’est pas rare de croiser en ville de vieux prospecteurs n’ayant en guise d’yeux que deux trous béants, deux abîmes sans fond couleur d’encre. L’horreur. »

L’arrivée de Castagnette et Diego à Whitehorse
Source : Whitehorse – Deuxième partie, p. 161-62

Le lecteur serait surpris par le caractère excessif des imposants dialogues si ceux-ci ne s’associaient pas au lyrisme des personnages, que le lecteur découvre également grâce aux extraits de leurs écrits (du moins, pour Castagnette et Pastrami, les deux rivaux et forces opposées du récit), et à l’environnement extraordinaire en soi. L’expressivité du dessin permet d’illustrer parfaitement la pensée des personnages et de savoir sur quel ton doit être lu chaque dialogue. La précision du dispositif narratif permet que les nombreuses blagues s’enchainent naturellement en suivant les péripéties des personnages colorés.

Le décor d’extravagance permet aux personnages d’incarner de grands rôles : Henri Castagnette peut devenir le héros et affronter son ennemi juré, dont le machiavélisme ne cesse d’être davantage dévoilé dans une surenchère incroyable. La multitude de références culturelles et génériques à la culture populaire s’intègre à merveille dans toutes ces situations délirantes que le lecteur peut s’être amusé à fantasmer. C’est naturellement que le lecteur suit le sauvetage de Laura et l’assuré happy ending. Comme dans l’entièreté de l’œuvre de Cantin, la vraie quête du protagoniste questionne d’abord sa masculinité. Devant l’idéal de virilité, dont Castagnette autant que Pastrami veulent triompher, le gagnant n’est que le meilleur douchebag, ce qui déplait certainement à Laura. Celle-ci avait quitté Castagnette parce qu’elle étouffait avec lui, et elle n’est guère mieux avec le vantard Pastrami. Laura est d’ailleurs un personnage complexe et nuancé, certes réduit à un objet sexuel par Pastrami et déifié par Castagnette, mais qui négocie très habilement la plupart des situations cocasses, traversant une gamme de réactions face aux péripéties. Elle a ses propres buts, qui lui sont personnels et qui peuvent se révéler moralement douteux (elle veut faire mieux que sa cousine vantarde, pour pouvoir bien l’emmerder).

Diego paniquant du fait que Castagnette joue avec le pistolet qu’il vient d’acheter
pour un éventuel duel avec Pastrami
Source : Whitehorse – Deuxième partie, p. 170

Pourtant, les personnages sont beaucoup plus convaincants et touchants dans leurs confusions et leurs doutes. Plusieurs moments montrent que Castagnette possède une belle sensibilité, qui s’étiole seulement quand il tente d’incarner son idéal masculin dominateur et contrôlant. Ses proches et le lecteur parcourent ses ébauches littéraires dactylographiées au début de certains chapitres. Il accepte également un massage de Diego avant de revoir Laura pour calmer son tract. La mise en page illustre la minutie de son ami et le bien-être de Castagnette à travers la succession de onze petites cases. Malgré des blagues omniprésentes et mémorables, c’est la touchante expression de l’individualité des personnages qui reste au moment où le lecteur referme cette bande dessinée de Cantin. Ce récit montre avec humour les personnages en train de devenir adultes, en proie à l’incertitude et aux affres que provoquent les changements de cette transition.

Samuel Cantin, Whitehorse – Deuxième partie, Gatineau, Éditions PowPow, 2017, 331 p.

[i] Le Bédélys est un important concours de la bande dessinée québécoise depuis 1999. Quatre prix sont décernés chaque année : Québec, Jeunesse, Monde et Indépendant.

Article par André-Philippe Lapointe.

Artichaut magazine

— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM