Le contexte est propice à la sortie du roman L’enlèvement de Damien Blass-Bouchard, paru chez Tryptique dans la collection Satellite le 6 août 2019. En effet, les internautes ont pu suivre le projet avorté autour de la zone 51, où existeraient des preuves de l’existence d’extraterrestres sur Terre. Malgré une volonté d’occuper l’endroit le 20 septembre, l’événement a essentiellement rassemblé une foule de curieux, recherchant du spectaculaire sans constituer une réelle force collective.

Le roman peut sembler très accessible en raison de la figure qu’il met en scène (l’extraterrestre) et du trope populaire de l’enlèvement, qui lui est souvent associé. Sorti en 2016, Arrival de Denis Villeneuve nous a déjà montré la complexité qui résulterait vraisemblablement d’un premier contact extraterrestre. Deux films du réalisateur Steven Spielberg ont également eu un énorme impact, qu’il est aujourd’hui facile d’oublier étant donné qu’ils sont sortis depuis près de quatre décennies, dans le culture populaire et l’importance que ceux-ci donnent au premier contact extraterrestre: Close Encounters of the Third Kind (1977) et E.T. the Extra-Terrestrial (1982). Dans les années 90, la figure est traitée avec davantage d’humour et de légèreté dans Independance Day (1996), Space Jam (1996) et Men In Black (1997), bien que subsiste la question fondamentale de l’altérité. Le roman parvient à la fois à récupérer ces matériaux bien ancrés dans l’imaginaire et à retrouver toute l’innocence, entremêlée d’inquiétudes et de doutes, d’une première fois.
Chez André, jeune protagoniste en pleine adolescence, donc en âge de transition éthique, sociale et sexuelle, deux constellations se forment à travers les chapitres présentant de véritables tableaux littéraires qui s’articule autour de l’ambivalence du visible: le regard (des signes de miracles religieux, d’actions extraterrestres et de fin du monde; sur soi, sur les autres) et la communauté (la famille, la paroisse, la secte, l’humanité ainsi que leurs frontières). La parfaite cohérence des thèmes et des enjeux narratifs n’empêche pas André d’être dépassé – et le.la lecteur.trice, troublé.e – par les divers rôles qu’il va occuper au sein de sa communauté religieuse à mesure que le récit se développe sur des chapitres tantôt brefs, tantôt plus élaborés qui évoquent le caractère fragmentaire des témoignages d’expériences extraordinaires et d’initiations à des rites.
La focalisation interne d’André et des autres personnages, qui se révèlent être des pions sur un vaste échiquier où des forces supérieures s’affrontent, montre comment leur regard se perd en contemplant un objet qui dépasse les limites de leur perception. Si la suprématie extraterrestre rappelle les Grands Anciens lovecraftiens, la narration des personnages est, à l’inverse de ceux de l’écrivain états-unien, chirurgicale, voire par moments quelque peu froide et détachée tant elle bascule dans la contemplation d’anomalies et de signes visuels (les reflets infinis, une «minuscule tache incandescente oscillant à la lisière du regard» (p. 15.), etc.) ainsi que dans la description de lieux, souvent désertés ou isolés. En insistant sur la prédétermination et la fatalité, la narration en vient à produire un sentiment de vertige et d’impuissance, qui expose plus globalement le danger universel inhérent à l’uniformité du groupe – où coexistent violence et pouvoir – et à la contemplation abyssale de signes. N’empêche que, dans le cadre du récit, l’imaginaire de la fin semble plutôt être bien justifié chez les personnages, qui se retrouvent naturellement en second plan devant un savoir et une technologie qui les dépassent à ce point.
Ne se complaisant pas dans la nostalgie, l’auteur dissèque le phénomène en exposant, à travers l’histoire d’André, les différents types[1] de rencontre et restitue ce qui en fait l’essence et son aura occulte. Le caractère de l’événement, tantôt étrange, tantôt extraordinaire, donne au récit une atemporalité qui rappelle les grands récits bibliques. Ceci rend habilement le sentiment de mysticisme autour des croyances et montre comment la transition peut aisément se faire entre deux régimes de croyance, articulés autour d’un premier événement exceptionnel et de l’attente d’une communauté hiérarchisée. Comme souvent, l’altérité se situe tant dans la figure de l’extraterrestre que dans le ton surréaliste. Dans cette atmosphère particulière, le regard parvient difficilement à se fixer et est questionné (par les différentes communautés, en psychiatrie), mais vient également interroger le sujet (l’humain) et son rapport à l’inconnu[2]. Le roman L’enlèvement réussit à plonger le.la lecteur.trice dans les questions fondamentales qu’il soulève, de manière à lui faire vivre pleinement des sentiments qui rappellent toute l’impuissance de la condition humaine.
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Damien Blass-Bouchard, L’enlèvement, Montréal, Triptyque, 2019, 137 p.
[1] Selon le système de classification de Hynek, les rencontres extraterrestres peuvent se grader en cinq types. Le premier désigne de voir un ovni à moins de 150 mètres; le deuxième, une trace de leur passage (par exemple, dans un champ); le troisième, un contact direct avec les extraterrestres; le quatrième, l’enlèvement; le cinquième, la communication.
[2] La présence d’une sexualité explicite est en ce sens moins liée aux codes de la littérature érotique (les scènes constituent des fantasmes assez pauvres dans lesquels la femme nue est objectifiée, lumineuse) qu’à une manifestation rassurante et désirable qui vient hypnotiser sa proie, la narration empruntant aux codes de la science-fiction d’horreur (la figure de la femme-mente religieuse) et du suspense (le.la lecteur.trice, nullement séduit.e, en sait davantage que le personnage sur le danger qui l’attend).
André-Philippe Lapointe, Doctorant en études littéraires, UQAM