Notre très typique «Je me souviens» ouvre le dernier roman du Britannique Julian Barnes, Une fille, qui danse, livrant ici un récit qui fait écho aux vies passées et aux histoires qu’on se raconte lorsque l’heure des bilans sonne et que nous sommes les seuls témoins de nos existences anecdotiques. Requiem des non-dits qui parsèment nos souvenirs, où se cache trop souvent toute la vérité.
«Mais le temps… comme le temps nous soutient d’abord, puis a raison de nous… On croyait faire preuve de maturité, quand on était seulement en sécurité. On croyait être responsable, mais n’était que lâche. Ce qu’on appelait réalisme s’est révélé être une façon d’éviter les choses plus que de les affronter. Le temps… donnez-nous assez de temps et nos décisions les mieux étayées paraîtront bancales, nos certitudes fantaisistes.»
Originalement intitulé The Sense of an Ending, la traduction française de ce titre a une allure particulière avec, en plein cœur, cette énigmatique virgule. Cette ponctuation qu’on peut trouver douteuse est sûrement le seul défaut de cette majestueuse traduction par Jean-Pierre Aoustin chez Mercure de France. Récipiendaire du Man Booker Prize en 2011 pour cet opus, le Britannique, fort d’une œuvre saluée plus souvent qu’autrement par la critique, signe ici un roman où la finesse de l’écriture et la subtilité narrative bercent le lecteur entre divertissement et questionnement.

Anthony Webster se raconte. Sexagénaire nouvellement retraité, il revient sur sa dernière année au lycée et sur la vie pitoyable qui s’ensuivit. À l’époque il était jeune et naïf, le temps lui appartenant, mais au fil des ans les échecs sont venus jalonner son existence; alors qu’amour et ambition se sont transformés en divorce et remords, ils ont laissé derrière eux un vieil homme amer se questionnant sur ses choix, à la merci des méandres de sa mémoire.
«La principale caractéristique du remords est qu’on n’y peut rien.»
Il revient particulièrement sur sa rencontre avec Adrian, jeune homme surdoué à l’avenir prometteur. De par son insolence tolérée dans une classe de lycée, Adrian se fait remarquer par Tony et ses collègues lors des cours d’Histoire. S’ensuit une amitié naïve qu’on souhaite éternelle, mais qui s’éteindra rapidement lorsque la vie les attendra dans le détour. Les portes de Cambridge s’ouvrent toutes grandes pour Adrian, alors que Tony commence à fréquenter Veronica, cette fille, qui danse.
Un peu comme la vie de Tony dans son intégralité, cette relation n’ira nulle part, mais comme rien n’est simple, Veronica se retrouvera dans les bras du mystérieux Adrian, qui se trouve lui-même dans une situation précaire, fréquentant l’ex-copine de son meilleur ami. Un court épisode épistolaire entre Tony et Adrian tentera d’éclaircir la situation, épisode qui se terminera par le suicide inexpliqué d’Adrian, alors âgé de 22 ans.
«Combien de fois racontons-nous notre propre histoire? Combien de fois ajustons-nous, embellissons-nous, coupons-nous en douce ici ou là? Et plus on avance en âge, plus rares sont ceux qui peuvent contester notre version, nous rappeler que cette vie n’est pas notre vie, mais l’histoire que nous avons racontée au sujet de notre vie. Racontée aux autres, mais – surtout – à nous même.»
Anthony verra sa version des faits totalement bouleversée par un journal intime qu’on lui léguera. C’est donc 40 ans plus tard qu’il se voit obligé de revenir sur les évènements. Il tente alors de colmater les brèches de sa propre mémoire avec des confidences qui font ressurgir sa culpabilité dans toute cette affaire. Les années ont passé, le temps s’est écoulé et a façonné ses souvenirs, son histoire et son rôle dans cette suite scabreuse d’épisodes qui ont mené à mort d’homme. Le voile se lève tranquillement et, pourtant, les zones d’ombres sont encore trop nombreuses tant pour le personnage que pour le lecteur, et la vérité semble encore nous filer entre les doigts.

La force de Barnes réside dans le ton, jamais dans la confidence ni dans la grande narration. Son protagoniste nous ouvre les pages de son existence en s’avouant lui-même défaillant quant à la véracité de ses propos. Tout au long du récit, ce chassé-croisé entre le vrai et le faux, entre le souvenir et l’écrit, permet à Barnes de parsemer son récit d’angles morts que ni le lecteur, ni le personnage principal ne pourront visiter, rajoutant ainsi une force de frappe à son argumentaire sur la subjectivité de notre mémoire.
«Quand on est jeune, on invente différents avenirs pour soi-même; quand on est vieux, on invente différents passés pour les autres.»
L’opacité de nos souvenirs se retrouve trop souvent violé par la volonté de nos fantasmes, résultant en bout de ligne d’une mémoire autant viciée que fictive, d’une fausse vérité qu’on prend souvent pour acquise, faute de mieux. Barnes signe ici un roman majeur qui jette un regard lucide sur la vieillesse et pose de solides réflexions quant à notre relation au temps. Avec l’art de la formule et une écriture tout en demi-teinte, l’auteur amène le lecteur à se questionner sur son existence et ses souvenirs. Un roman qu’on gardera longtemps gravé dans nos mémoires fautives et dont la dernière phrase ne marque que le début de nos propres réflexions. C’est ce qu’on appelle avoir le sens d’une fin.
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Une fille, qui danse, Julian Barnes, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, Mercure de France, 2013, 193 pages.
Article par Jérémy Laniel. D’abord enfant, maintenant adulte, étudiant, lavallois de naissance, montréalais d’adoption, suédois par intérim, libraire, chroniqueur, lecteur, épicurien, expert et néophyte.