« […] Pourquoi les services du Parc sont-il généralement si anxieux de ne pas arriver à accommoder cette autre foule, ces millions d’indolents nés sur roues et allaités à l’essence, qui espèrent et même requièrent des autoroutes pavées qui les conduiront au confort, la facilité et la sécurité à chaque coin des Parcs nationaux? Pour trouver la réponse, il faut considérer le caractère de ce que j’appelle le tourisme industriel et la mentalité des touristes mécanisés, les Explorateurs de la Chaise Roulante, qui sont à la fois les consommateurs, la matière première et les victimes du tourisme industriel. »1
Edward Abbey, romancier et essayiste américain aurait sans doute apprécié Comment je suis devenue touriste, la pièce de Jean-Philippe Lehoux. L’auteur du Gang de la clé à molette et de Désert solitaire, connu pour sa critique radicale du tourisme de masse et sa philosophie de l’écologie présente de nombreux points en commun avec Alexandra, l’héroïne de ce récit révolté. Comme elle, il détestait que l’on tente de réduire l’immensité de la nature à une carte postale stéréotypée. Comme lui, elle conçoit l’énorme coût de la facilité du tout inclus. L’un n’accepte pas le saccage de la nature au nom l’accessibilité pour la majorité, l’autre rage que l’on puisse gravir l’Everest sans aucune notion d’alpinisme.
Dans une société de plus en plus aseptisée, au sein de nos existences réglées au quart de tour, régies par des coachs de vie et des entraineurs personnels, murées d’écrans qui s’efforcent d’assassiner la moindre différence, Comment je suis devenue touriste redonne souffle à nos révoltes enfouies. Une excellente façon d’attaquer la nouvelle saison théâtrale sans se casser les dents sur quelque chose de trop expérimental. Le juste équilibre entre humour et profondeur, un pied encore dans l’été, l’autre dans l’automne.

Ainsi, cette production des Biches Pensives propose de suivre Alexandra à travers le voyage initiatique qu’elle décide de mener suite à une révélation qu’elle a eue dans la Maison des poupées, à Disneyland. Elle entre alors en guerre avec les touristes en tout genre, faisant tout pour saboter leurs vacances. Prêchant par l’exemple, elle ne se déplace qu’à pied, dormant dans une tente et se dirigeant vers un coin perdu le l’Alaska depuis la Floride. En revisitant ses souvenirs avec son double venu du passé, elle confronte ses idées radicales de l’époque à son inertie actuelle. Le texte de Lehoux, savamment composé, sait alterner l’anecdote hilarante et le développement de sa réflexion sur le tourisme. Ce n’est pas un mystère puisqu’il vient tout juste de remporter le Prix Gratien-Gélinas de l’année. Pas de doute, cet auteur sait où il va et comment.

Quant à la mise en scène, développée par Michel-Maxime Legault, difficile de résister à son rythme effréné, son ingéniosité et son sens de l’image. Sans bien plus d’éléments de décors qu’un grand canapé, il arrive à nous faire voir chacune des scènes comme si nous y étions. Cela tient aussi beaucoup au talent des deux comédiennes qui campent l’Alexandra du présent et celle du passé; Annie Darisse et Dominique Leclerc. La première enchaîne les personnages de compositions sans jamais trébucher au moindre endroit, tout en ancrant fortement son Alexandra. Une maîtrise confondante de nombreux registres. Sa compagne du futur s’en sort tout aussi bien, pleine d’une d’énergie prodigieuse.

Si comme moi, vous avez raté ce petit bijou des Biches Pensives l’an dernier, il commence à être temps de sortir de votre routine estivale, de lâcher la piscine et l’apéro et d’aller se désédentariser un peu avant d’en crever. Croyez-moi, on se sent moins touriste après et ce n’est pas une mauvaise chose.
Comment je suis devenue touriste de Jean-Philippe Lehoux, présenté à la Petite Licorne du 19 août au 6 septembre 2013. M.E.S. de Michel-Maxime Legault.
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1 Desert Solitaire, A Season in the Wilderness, Edward Abbey, Ballantine, New York, 1971, p. 60. Traduction libre.