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17-04-2025 Vol 19

Langages de souveraineté

La souveraineté, voici l’angle sous lequel le premier projet de recherche à long terme de la Galerie SBC prend forme. Présentée jusqu’au 16 février prochain, l’exposition Lignes de faille s’inscrit dans une série qui s’échelonne jusqu’en 2014 et qui explore la question de la souveraineté sous différentes thématiques (langage, territoires, représentation, gouvernance, institution et loi). Ambitieux projet qui ne manquera pas, espérons-le, d’aiguiser les esprits sur ce concept plus complexe que ne le laisse croire son acception courante.

Dirigée par la commissaire Pip Day, c’est sous le thème du langage que s’articule cette première exposition thématique. D’emblée, il faut avouer que cette exposition ne s’aborde pas sans le moindre investissement (de temps et de matière grise). Le survol des oeuvres que voici s’impose.

Vue de l'installation.
Vue de l’installation avec l’oeuvre d’Angela Melitopoulos et Maurizio Lazzarato en avant-plan, et celle de François Bucher en arrière-plan. © Ronald S. Diamond

Le noyau (ou le noeud) de cette exposition, du moins la pièce la plus enrichissante sur le plan théorique, nous apparaît comme étant le diptyque audiovisuel Assemblages (2011) de l’artiste Angela Melitopoulos, réalisé en collaboration avec un philosophe italien du nom de Maurizio Lazzarato. À partir d’une série d’entrevues juxtaposées à des images d’archives, le duo traite de l’influence du psychanalyste et philosophe, Félix Guattari, sur les sciences humaines. Cette œuvre documentaire amène plusieurs points de vue sur la subjectivité de l’inconscient, sa nature politique et les rapports problématiques de l’insertion sociale des minorités. Le tout est régi sous l’étiquette de l’animisme, sorte de mysticisme que Guattari présente sous forme de résistance micro-politique. Toutefois, Assemblages ne nous apparaît pas pertinente en regard de son seul apport didactique. Ce qui fait d’elle une pièce maîtresse, c’est qu’elle provoque un décloisonnement du concept de la souveraineté – concept étroitement lié à une affirmation collective d’ordre nationaliste – introduisant par conséquent la dimension subjective du langage.

L’installation Forever Live : The Case of Katharine Gun (2007), de l’artiste colombien François Bucher, donne également le ton à une perception de  la souveraineté davantage centrée sur l’individu. Traductrice pour les services secrets britanniques, Katharine Gun a révélé, dans le contexte d’un débat à l’ONU sur l’invasion de Irak en 2003, des informations concernant des pratiques d’espionnage douteuses mises sur pied par les États-Unis et la Grande Bretagne. Présentant des pages titre de journaux britanniques couvrant cette révélation scandaleuse rapidement tue, révélant par le fait même l’inexistence de cette controverse dans les médias américains, l’artiste annexe  à ces pages une vidéo de Katharine Gun faisant face à l’édifice de l’ONU à New York. Dans des écouteurs, on entend la femme traduire l’allégorie « Before the Law », issue du roman Le Procès de Kafka. Cet assemblage entre le fait d’actualité et l’allégorie kafkaïenne – sous-entendant que l’on ne peut ouvrir les portes de la Loi uniquement que par la force – rappelle que la souveraineté est surtout une affaire de défiance.

De son côté, la participation de Sophie Castonguay, avec l’œuvre processuelle Point de rencontre, semble agir à titre d’expression d’une dimension plus collective de la souveraineté. Sous les commandes de la montréalaise, des participant-e-s issu-e-s du milieu culturel (artistes, écrivain-e-s, étudiant-e-s, professeur-e-s) se prêteront à la réalisation d’ateliers de discussions au sein de la galerie. Récemment, on a pu voir le travail de l’artiste sous la forme de « flash-mob » durant des manifestations étudiantes, notamment en pleine émeute à Victoriaville, où des protagonistes munis de iPod prononçaient simultanément des discours en lien avec la crise politique qui sévissait au Québec. Pour le moment, seul un extrait audio décrivant le projet à venir est disponible en galerie. Il s’en dégage le souci d’établir un espace de discussion éclairant un potentiel de sociabilité qui émerge du langage.

Espérons que les interventions de Sophie Castonguay, seule québécoise parmi cette brochette d’artistes internationaux, injecteront toutefois un brin d’actualité locale puisque l’exposition semble pour le moment privée d’une certaine richesse contextuelle. Bien qu’il apparaisse nécessaire de s’y détacher afin d’aborder la souveraineté dans une perspective globale, on en oublie presque le contexte québécois représenté ici dans l’attente d’une interaction.

Yaël Bartana, Extrait de Mary Koszmary (Nightmares), 16mm transféré sur vidéo, 10 min. 50 sec., 2007.
Yaël Bartana, Extrait de Mary Koszmary (Nightmares), 16mm transféré sur vidéo, 10 min. 50 sec., 2007. © Ronald S. Diamond

N’empêche que la vidéo réalisée par Yael Bartana, Mary Koszmary (Nightmares) (2007), ramène de plein fouet les enjeux nationalistes. On y voit discourir un jeune orateur s’adressant au peuple juif et le priant de rentrer au bercail. Devant un Stade Olympique de Varsovie délabré et un public d’enfants, il implore les juifs ayant massivement désertés la Pologne de revenir peupler le pays. Non sans la moindre ironie, l’artiste utilise des codes esthétiques propres aux vidéos de propagande nazie de Leni Riefenstahl1, ce qui suggère un langage esthétique « nationalisant » très paradoxal.

De l’échappatoire à la dénonciation de secrets d’État en passant par l’allégorie, le discours officiel, la simple discussion ou l’interrogatoire (en l’occurrence celui de Bertolt Brecht devant la Commission sur les activités anti-américaines en 1947), Lignes de faille propose différents moyens où communique une forme de souveraineté. Les œuvres et documents que nous propose la commissaire font du discours alternatif l’élément clé dans l’affirmation d’un soi (individuel ou collectif). « L’au-delà de l’utilité est le domaine de la souveraineté», affirmait Georges Bataille. Ce serait par conséquent dans la résistance en regard de l’ordre établi, vis-à-vis la production d’un discours dominant, qu’émergeraient les êtres souverains dans la logique bataillienne. Par leur insubordination face à leur propre condition d’êtres assujettis, ceux et celles qui se libèrent de la conformité accèderaient ainsi à une forme de contre-pouvoir, ce que révèlent à différents niveaux les œuvres de l’exposition grâce à l’accent mis sur les pouvoirs discordants du langage en contextes multiples.
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Lieu : SBC Galerie d’art contemporain, 372 rue Ste-Catherine O. (Belgo), espace 507, Montréal
Dates : du 6 décembre 2012 au 16 février 2013.
Heures d’ouverture : Du mercredi au samedi, de midi à 17 heures

Entrée libre.
Renseignements
: http://www.sbcgallery.ca — tel. : (514) 861-9992


1 Mary Koszmary (Nightmares): A Film by Yael Bartana, The Jewish Museum, New York http://www.thejewishmuseum.org/exhibitions/bartana09.

2 Georges Bataille, La souveraineté, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2012, p. 14.

Article par Alexandre Poulin – Étudiant à la maîtrise en histoire de l’art (UQAM), poursuivant des recherches sur la dépense improductive, le gaspillage et la décroissance en art actuel.

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— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM