Le 27 mars dernier avait lieu la première édition des Bancs d’Essai, une initiative de Circuit-Est Centre Chorégraphique, qui ouvre les portes des studios pour présenter les pistes de recherche d’artistes émergent·e·s.
Cet après-midi, Cath Bellefleur, chorégraphe et interprète, se tient debout, face au public, dans une pénombre feutrée. Son regard, à la fois ouvert et concentré, vient englober l’assistance et tisse un premier lien. Le corps est habillé d’un sous-vêtement dont la teinte se confond avec la peau, et d’une brassière couverte d’éléments textiles aux textures organiques qui évoquent à la fois des fleurs, des lichens, et des organes internes. Les pieds portent des souliers de sport blancs. On voit la respiration animer les côtes, remplir la cage, et peu à peu, remplir l’espace.
Cath Bellefleur se tient debout, face au public, mais semble être présent au-delà d’iel-même. Je me souviens des références que cite Julietta Singh quand elle écrit :
« alors que la peau est un signe visuel de la limite extérieure du corps, la physicienne Karen Barad insiste sur le fait que nos corps s’étendent dans l’espace bien au-delà de la peau. Au niveau moléculaire, nous nous répandons dans le monde « extérieur », nous mêlant à celui-ci de façon non visible. Nos corps sont poreux, comme Nancy Tuana nous le rappelle quand elle remet en question « les frontières entre notre chair et la chair du monde. » Ces conceptions féministes du corps insistent sur nos entrelacements vitaux avec le monde extérieur, qui compliquent toute démarcation binaire simpliste entre « l’intérieur » et « l’extérieur ».[1]
Toutes ces questions de limites, d’échanges de fluides, de gaz, de phéromones, de respiration, de champs magnétiques, brouillent les frontières entre notre corps et le monde. Où est-ce que je m’arrête, et où est-ce que le monde commence ? Ce point zéro, cette frontière, peut varier selon l’intention ou le contexte, et se situer au niveau de la peau – mais encore, quelle couche ? le derme ou l’épiderme – ou bien le squelette, le vêtement, ou encore les limites de perception du champ magnétique du cœur.
Avec First Layer, Cath Bellefleur explore cette première strate et la question de la trace, de ce qui reste après le mouvement, dans un premier solo captivant et très abouti d’une grande sensorialité.
Dès que je rentre dans le vaste studio de Circuit-Est, je vois une trace sur le tapis de danse noir. De nombreuses marques circulaires. Quelque chose s’est passé ici, quelque chose de répété. Ce chemin s’est tracé après avoir été pris de nombreuses fois, comme un sentier dans une forêt ou un « desire path » (un sentier du désir) dans un espace public. En urbanisme, cette expression désigne les sentiers tracés par les usagers, parfois pour pallier un manque de trottoir, mais bien souvent, en parallèle, en diagonale ou simplement en marge et en dépit des axes déjà prévus pour le trafic piéton. Les « desire paths » peuvent naître d’une envie de raccourcir son trajet, de changer de point de vue, ou même provenir de superstitions locales. À partir d’une quinzaine de passages, le sentier est formé, et va inviter davantage de trafic. Ces « desire paths » sont à la fois un cauchemar et une source d’enseignement pour les planificateurs. Selon Riccardo Marini, architecte et urbaniste, les tracés du désir sont « les témoins d’un mouvement » et résultent d’une « écoute du lieu »[2]. Dans ce cas, la trace est créée par le désir qu’entretient l’usager dans sa relation avec l’espace qu’il traverse. Mais c’est une création bien étrange, à la fois désirée et spontanée, discrète et anarchiste, collective mais asynchrone.
Cette trace est-elle un reste des répétitions de la performance de Bellefleur que je vais voir aujourd’hui ou bien d’un autre travail ? Les questions se bousculent avant même la performance. Ces traces sont symétriques, le cercle au sol, milieu plateau, m’évoque un cercle magique tracé au sel, et annonce déjà une dimension rituelle, quelque chose d’ancien. Plus tard, Cath Bellefleur commence à exécuter un tourbillon au sol rythmé par le claquement des segments de son corps, de ses jambes, contre le tapis, et la réponse à ma question apparaît : à chaque tour qu’iel fait sur iel-même, la gomme de ses souliers trace et tresse un chemin sur le tapis de danse. Comme un crop circle au milieu des champs, dessiné par une intelligence d’un autre monde. Les chocs de ces segments de corps me rappellent les blocs de pierre de Stonehenge, des blocs de chair/pierre dont la danse immobile a traversé les siècles.
Dans First Layer, la trace se lit non seulement sur le sol, mais aussi sur un autre espace de performance : le corps, la peau elle-même. Cath Bellefleur trace un chemin sur son corps, comme si iel mettait à l’épreuve sa gorge, son plexus, ses côtes, pour s’assurer de leur présence charnelle. La pression, les pincements, les froissements de la peau provoquent des marques, des rougeurs, un afflux de sang sous cette première strate. Le lien tissé par le regard avec le public est toujours là, il me semble que c’est de mon corps qu’iel s’assure l’existence, mon diaphragme que des mains vont chercher sous mes côtes, à distance, et je prends une plus grande inspiration, et mes doigts s’ouvrent et se referment, et je me demande quand est la dernière fois que j’ai tracé les contours de mon plexus. Par l’intensité de sa présence physique et ultra-physique, Cath Bellefleur me donne à vivre l’exploration intangible de ma peau.
Plus tard, après la performance, la trace au sol est là, amplifiée d’un passage, témoin archéologique de ce qui s’est passé, libre d’être reconnue comme telle, ou, muette si on ne l’interroge pas, de se faire oublier. Prête à disparaître au prochain nettoyage, comme un dessin fait dans le sable avant la prochaine vague.
Auteur : Germain Ducros
First Layer (2022)
Cath Bellefleur – chorégraphie et interprétation
Philippe Dépelteau – conseil dramaturgique et œil extérieur
Daina Ashbee – mentorat et conseil artistique
Vanessa Massera – conception sonore
Julianne Decerf – conception costume
(source : https://laruchequebec.com/fr/projet/first-layers-or-tangente)