En ouvrant sa saison 2019-2020 avec Les Louves, l’Espace Go continue d’accomplir, et superbement, sa mission de visibilité et de valorisation, par le théâtre, du travail et des réalités des femmes. Les Louves met en scène, dans un prenant enchevêtrement de beauté, de force et de dureté, les relations complexes qui unissent les jeunes joueuses d’une équipe de soccer.

Les Louves, Espace Go. Crédits photo : Yanick Macdonald
Dès les premières secondes du spectacle, le ton est donné. Sous la lumière crue de projecteurs qui reproduisent l’éclairage blanc, total, d’un terrain de soccer intérieur, les neuf jeunes joueuses du club des Louves se livrent à de rigoureux exercices et étirements d’avant-match. Disposées côte à côte face au public, elles sont engagées dans une chorégraphie serrée, aussi fluide qu’astreignante. Devant cette brillante mise en scène de Solène Paré, assistée par la chorégraphe Virginie Brunelle pour les mouvements, il est difficile de ne pas songer aux «filles en série[i]» de Martine Delvaux, à ces «corps féminins en rangée, qui se meuvent en synchronie» pour mieux inscrire leur existence dans un modèle générique.

Les Louves, Espace Go. Crédits photo : Yanick Macdonald
La «mise en forme» à laquelle les Louves soumettent leurs corps résonne clairement avec cette stricte discipline qui s’impose en parallèle: celle qui jauge les mots, qui sanctionne les confidences et qui cadre les rapports. Dans une traduction de Fanny Britt, le texte de Sarah DeLappe donne à entendre ces adolescentes qui, au fil des entraînements physiques, s’exercent aussi à la parole. À tout propos – il est question autant de géopolitique que de relations intimes et sentimentales –, elles échangent des idées comme on échange des coups, se mesurent les unes aux autres, cherchent à s’affirmer, mais aussi à répondre aux attentes de leurs coéquipières. Sur le turf éclatant, les agissements comme les épanchements sont scrutés de près; chez les Louves, les différences sont vite perçues comme des faiblesses, et les écarts comme des erreurs. Ainsi en est-il de cette joueuse dont la pudeur est moquée par ses coéquipières, ou de cette nouvelle venue qui s’attire le dédain des autres par excès de bizarreries.
Cela dit, le portrait demeure équivoque. Certains des faux-pas qui sont sanctionnés par le groupe le sont en toute justice, comme lorsqu’une des filles trahit la confiance de sa camarade en révélant inconsidérément ses secrets intimes. Alors qu’à d’autres moments, c’est tout simplement l’amitié et le plaisir unissant les Louves qui viennent tempérer le tableau d’une sororité complexe. Après tout, les exercices auxquels s’adonnent les joueuses visent d’abord à renforcer la cohésion et la force de l’équipe que les jeunes femmes forment. La complicité et l’humour qui se dégagent de leurs conversations en témoignent bien. Il faut remarquer, d’ailleurs, que le spectacle est porté par une distribution admirable, d’une grande éloquence et d’une certaine diversité.

Les Louves, Espace Go. Crédits photo : Yanick Macdonald
Si un coach est plusieurs fois évoqué, il n’entre jamais en scène pour imposer directement son ordre masculin et paternel (il semble qu’il cuve son lendemain de veille quelque part en retrait du terrain). En son absence, ce sont les filles elles-mêmes qui font régner leur propre discipline – ou plutôt: il nous est donné à voir le jeu subtil des influences et des petites violences par lesquelles les unes dictent aux autres un certain rythme et certaines vérités. Non qu’on ait affaire à quelque «cruauté féminine» remâchée. C’est bien, en dernière instance, à un regard extérieur et évaluateur que sont soumises les Louves: celui que depuis les gradins jettent parents, entraîneurs, recruteurs du circuit universitaire et autres adultes inquisiteurs. Finalement, ce à quoi s’exercent sans relâche les Louves, c’est à devenir ce qu’on attend d’elles.
Le dispositif scénique est en cette matière particulièrement efficace. Il place le public précisément dans la position de surplomb de ces observateurs exigeants, mais pour justement mieux désamorcer cette posture scrutatrice. Il est impossible, en effet, d’endosser vraiment celle-ci, de s’adonner sans arrière-pensée aux mêmes calculs et aux mêmes jugements que ceux auxquels se livrent les Louves ou les figures d’autorité dont nous occupons les sièges. L’extériorité relative où nous nous situons invite plutôt à découvrir avec suspicion les mécanismes d’exclusion et de mise au pas qui opèrent entre les joueuses; il devient possible de s’interroger sur ces procédures, sur leurs dynamiques, leurs significations et leur légitimité. Il est possible de compatir, aussi, avec les maladresses et les douleurs qui s’exposent difficilement et qu’il nous faut apprendre à voir, à comprendre et, sans doute, à accepter.

Les Louves, Espace Go. Crédits photo : Yanick Macdonald
Survient, en fin de parcours, un changement de ton et d’atmosphère marqué. La brusquerie et la crispation qui dominaient depuis le tout début du spectacle laissent place à une honnêteté libératrice, réparatrice. D’abord, lors d’un passage dansé saisissant, la gardienne de but restée seule – elle était jusque-là confinée le plus souvent au silence par son anxiété – peut laisser aller la peur et la rage qui la minent. Cette performance frappante de Claudia Chan Tak rend soudainement évidente l’ampleur et la lourdeur de la sourde tension qui régnait auparavant. Ensuite, après un sombre événement dont on taira la nature, les joueuses sont réunies et plutôt que de s’entraîner encore, se retrouvent à discuter, dans un mélange de malaise et de franchise. Elles sont malhabiles, incertaines quant à ce qu’elles peuvent se dire ou quant à l’affection que peuvent se communiquer leurs corps laissés libres, mais c’est très exactement ce qui est admirable. L’impératif de la maîtrise de soi ne laisse pas place à une impeccable sérénité ou à une spontanéité parfaite, mais seulement à la douce imperfection des rapports sincères entre les filles. Et, tout à coup, ce sont les Louves qui ont quelque chose à enseigner aux regards attentifs qui les observent.
[i] Martine Delvaux, Les filles en série, Montréal, remue-ménage, 2e éd. revue et augmentée, 2018 [2013], 275 p.
La pièce Les louves est présentée du 10 septembre au 6 octobre à l’Espace Go
– Alexis Ross, candidat à la maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal