La nuit tombe vite. Afin d’honorer sa venue, de célébrer son mystère, le commun ferme ses fenêtres, embrase les filaments de ses ampoules, s’assure d’un geste empressé de la protection rassurante du verrou. Mais qu’en est-il lorsque l’obscurité est permanente, engluant le jour et renversant le temps? Des fiancés engloutis de Fissions, de Romain Verger, aux laissés-pour-compte de l’Ohio crépusculaire dépeint par Donald Ray Pollock dans son roman Le Diable, tout le temps, le culte de la nuit impénétrable et totale ne semble tolérer qu’une seule oblation: le sang.
Béer devant la nuit
L’auteur français Romain Verger est un arpenteur inlassable des gouffres. Lecteur d’Henri Michaux, il saisit, dans ses œuvres romanesques, les instants d’un quotidien banal, avant la chute et l’écroulement. Que ce soit par le chassé-croisé entre un hiver préhistorique et le présent du Jardin des Plantes à Paris (Grande Ourse, 2007, Quidam), ou en déployant les rhizomes inquiétants des arbres japonais, sortis de terre dans son livre Forêts Noires (2010, Quidam), Verger déballe et exhibe sans relâche sur son plan de travail les visages grimaçants de l’angoisse. Angoisse humaine dont la nature porte invariablement la trace et se fait le reflet.
Avec son dernier roman, Fissions, paru aux jeunes éditions du Vampire Actif, sa route en pays d’abomination le conduit sans doute plus loin que par le passé. Le retour ne se fera pas sans heurts. Comment son pathétique héros et narrateur pourrait-il donc y retrouver son chemin, puisque, dès les premières pages qui ouvrent le livre, il n’oublie pas de mentionner qu’il s’est percé les yeux dans le but d’échapper aux hurlements de l’asile? L’aveugle n’est toutefois pas avare de mots. Sa langue fera office de lien vers son passé, une langue étirée tel un fil d’Ariane poisseux jusqu’aux origines de son drame et de son crime, un 21 juin, nuit la plus courte de l’année.
L’obsession de l’amour peut conduire à de funestes noces. C’est le constat résigné que peut faire le narrateur. Les longues journées de travail passées à remuer la merde dans une usine de recyclage ne suffisent plus à remplir le fossé des jours. Ni à assommer le temps. Et si, le soir venu, il sent « remuer et brasser dans mon ventre la chierie dont je m’étais repu depuis le matin », le désir d’un corps, d’une Autre à aimer, ne le quitte pas. Internet lui fournit un exécutoire, et même, finalement, une amante. Leur union charnelle consommée, celle-ci lui refuse pourtant le passage de ses lèvres. Peu importe: ils décident au bout de quelques mois de se marier, dans la région de sa famille à elle, Noëline. Entouré de leurs proches, le jeune couple se retrouve à Rochecreuse, maison haut perchée dans les immensités minérales du Vercors. La montagne les accueille de toute son ombre. Une ombre imputrescible, ombre de toujours empoissant la famille de Noëline et son pays: la mère en reine douairière vénéneuse, les tantes et l’oncle puants la faute, Madeline, la sœur un tant soit peu équilibrée, au corps si désirable et si fragile… Après la célébration, Noëline, gagnée par la nuit, s’agite et hurle, recluse dans sa chambre, tandis que son jeune époux rencontre dans les faces malades et vicieuses de sa belle-famille les stigmates de son propre abîme.
Il serait inopportun de divulguer plus avant l’intrigue de Fissions. Il faut dire que Verger sait dévoiler avec une redoutable habilité les détails composant son tableau de noirceur, à l’image du sinistre magicien qui officie durant la fête et qui remet au narrateur une tête embaumée miniature. Ses morsures répétées nous indiquent que le monde alentour est devenu aussi fou que les hôtes de Rochecreuse. Les objets s’animent, la montagne se fait dévoratrice alors que bourdonnent sans interruption les cohortes de mouches et de moustiques, émissaires ailés mais répugnants de la tragédie. Si la mère de Noëline s’acharne de jour en jour à les éradiquer, n’est-ce pas pour que le rideau ne se lève pas trop tôt et que les mâchoires du Vercos se referment sur leur invité, avant qu’il ne prenne conscience que son union le conduira à la déréliction et au meurtre ?
Dans l’horreur, tout se répond et se fait écho, de bas en haut, du passé au présent, du mort au vivant. Les motifs que l’auteur inscrit dans son histoire empruntent à une multitude de domaines littéraires, cinématographiques et historiques. D’une remarquable précision et porteurs d’une intense puissance évocatoire, ses mots se coulent dans des phrases tantôt amples, tantôt resserrées à l’extrême, composant une auguste et étrange architecture stylistique. Son lyrisme, cependant, est à certains endroits un peu suranné. Mais le sortilège opère et le lecteur n’est guère surpris d’écarquiller les yeux et d’ouvrir la bouche face au cauchemar viscéral qui prend vie devant lui. Jusqu’au comble de l’angoisse, happé par le spectacle d’une horreur incontestablement rampante, comme chez Lovecraft, lorsqu’est exposé un inhumain tableau de chair triturée, malmenée, de gueules ouvertes de façon impossible, tendons distendus et os défoncés, offert au jeune époux comme véritable cadeau de mariage. Talentueux Verger, quand il se fait le maître d’œuvre d’une tragédie contemporaine qui ne refuse ni le grotesque ni l’emphase horrifique et qu’il renoue, sans bouder son plaisir, avec les traditions romantique et fantastique.
Inévitable: le destin du narrateur de Fissions nous est donné comme scellé depuis le départ. Marié aux forces mortifères de Rochecreuse, « où le mal a poussé et disséminé, frayant ses racines dans les sagnes turbides où ces montagnes trempent leurs pieds flétris », il n’est, pour sa part, la victime ni des bouches avides de la pierre et des insectes, ni de la succion des lèvres de la folie. Son sacrifice est d’autant plus tragique: immolé sur l’autel de la justice, il est le meurtrier, sans espoir de pouvoir faire entendre les accents terribles de la vérité. Ni d’échapper au souvenir de sa propre démesure, à son crime irrémissible. L’isolement prononcé par le monde des hommes, il le réplique par l’aveuglement, cherchant peut-être à oblitérer l’image, tenace comme une tache de sang, qui a sonné son glas: pour dresser le méchoui du mariage, sa future belle-mère l’avait prié de saigner un bouc, office qu’il ne put accomplir et que Noëline, déjà hébétée par l’atmosphère aux relents de brûlé de son enfance, exécuta en son nom. Rituel annonciateur où, finalement, dans l’œil de la bête égorgée, le narrateur n’a pas vu son propre regard, future proie de la sauvagerie. Quelques secondes suffiront hélas pour lui désigner la place éternelle du coupable. Le signe ne doit jamais être pris à la légère. Cette leçon, le narrateur de Fissions s’en souviendra comme de l’alliance cerclant son doigt; époux et victime de la nuit, jusqu’à ce que sa mort l’en sépare.
(J’invite le lecteur à consulter sur le site de l’auteur la suite photographique qu’il a construite autour de son texte: de son manuscrit brûlé, il a tiré d’envoûtants et funestes clichés noir et blanc.)
« Le Diable n’abandonne jamais »
Pas de bouc à sacrifier chez Donald Ray Pollock, mais une multitude de bestioles ramassées sur le bord de la route ou abattues d’un coup sec. Des rats, des chèvres, des chiens même, accrochés à des troncs épouillés de leurs branches et disposés de façon à figurer la croix christique au sein d’une clairière. Arche de Noé païenne, dont les animaux serviraient d’offrandes lors d’une messe cruelle, dans une église bâtie des mille morceaux du navire échoué. Entre les rictus de ces cadavres et le sol trempé de boue, de sang et de feuilles mortes, le jeune Arvin et son père Willard prient. Par leur « tronc à prières » réclamant chaque jour son obole de chair, ils adressent leurs suppliques à un Très-Haut inscrit aux abonnés absents. Ils s’acharnent à formuler une « crière au Sans Adresse » (contraction de cri et de prière), pour citer Hélène Cixous dans un de ses derniers textes: Ayaï ! Le cri de la littérature (Galilée, 2013). Tout livre devrait être une crière. Le Diable, tout le temps l’est à sa manière; une crière répercutant le vide insensé qui bat les terres de l’Ohio et de la Virginie Occidentale. Disponible depuis quelques semaines en format poche au Québec, ce premier roman de l’américain Donald Ray Pollock, après le remarqué recueil de nouvelles, Knockemstiff (Buchet-Chastel, 2010), nous plonge à nouveau au cœur de la déchéance à l’Est des États-Unis.
Abrutis par l’alcool et la résignation, tournés vers leur misère personnelle à défaut de reconnaître celle de l’autre, les pauvres hères épinglés par Pollock semblent étrangers à toute idée de rédemption. La sarabande du malheur s’ouvre avec la famille d’Arvin. La raison de son père Willard, ancien combattant du Pacifique, bascule à l’annonce du cancer qui ronge sa femme. Il emmène son fils prier à ses côtés, de longues heures durant, dans l’atmosphère nauséabonde de la clairière et sous une littérale pluie d’asticots. Par bien des aspects, Willard évoque l’ermite mystique du film de Bruno Dumont, Hors-Satan, irrésistiblement incarné par l’acteur David Dewaele, décédé tragiquement il y a à peine un an. Ils partagent une même personnalité ombrageuse et trouble; la retenue et le silence s’entremêlent chez eux avec la fièvre spirituelle et une inaltérable capacité de croire. Croire jusqu’au bout, croire jusqu’à la fin. Dieu est pourtant jaloux et ne pardonne rien. L’automne, dans lequel paraissent baignées les petites localités de Coal Creek, de Knockemstiff et des Mitchell Flats, est interminable.
Ce roman-mosaïque, traversé par les mouvements de ses personnages, leurs fuites et leurs retours, dresse une suite de tableaux de la déshérence rurale de l’après Seconde Guerre Mondiale. On y croise la face grotesque de Roy, grand bonhomme dégingandé et stupide, prédicateur peu inspiré de surcroît avalant des araignées tandis que son cousin, Theodore, un obèse en fauteuil roulant, tire quelques accords de sa guitare pour accompagner le spectacle. Le rideau pour eux se lève vite lorsque la foi de Roy égale la malveillance teintée d’un amour inexprimable de Theodore: un meurtre les pousse à se rendre à l’est pour se faire oublier et rejoindre une foire de freaks, abandonnant au passage une enfant en bas âge. Lancé sur leurs traces, il est fort probable que, levant le pousse, nous arrêtions la voiture puante de sueur de Carl et de Sandy, couple mal assorti mais uni par un même désir de voir et de jouir dans la mort d’autrui. Des psychopathes de l’asphalte et de l’objectif, dont les crises conjugales et les doutes nous rappellent leur intolérable mais persistante humanité. N’oublions pas non plus de faire un stop à l’église de Coal Creek, dont les portes béantes révèle la face rougeaude d’un révérend prêt à tout pour soulever les jupes de ses paroissiennes. Ce prédateur sexuel patenté prend toutefois sa charge en considération: « Il avait besoin qu’une femme, quand elle était couchée avec lui, soit persuadée qu’elle commettait un péché, qu’elle courrait le danger imminent d’aller en enfer. Comment aurait-il pu être séduit par quelqu’un qui ne comprenait pas le combat désespéré faisant rage entre le Bien et le Mal, la pureté et la luxure? »
L’indépassable dichotomie manichéenne, le monde frustre de Donald Ray Pollock en fait l’expérience dans sa chair et dans son esprit chaque jour que Dieu consent à lui accorder. Sur le fil du trépas et, une fois n’est pas coutume, touché par une terne mais réelle illumination, Roy ne dit pas autre chose: « C’est difficile de bien agir. On dirait que le diable n’abandonne jamais. » Non, jamais le Diable ne paraît prêt à abandonner sa terre chérie où germent le sordide, la perversion et l’affliction. Sous sa dictée, Pollock rédige une contre-bible de l’american way of life. À l’Est, rien de nouveau ni de très beau. La mort se donne presque sans réfléchir et on craindrait, par l’accumulation des faits divers, que le lecteur ne se trouve englouti. Celui-ci pourtant ne lâche pas le livre: en cause, la gracieuse maîtrise de son style dont fait état l’auteur, en déployant des phrases éblouissantes. Bien sûr, certains tics d’écriture transparaissent ça et là, mais on les excusera sans peine tant les 400 pages de ce roman prennent aux tripes. La phrase de Pollock, virtuose dans ses descriptions, traîne à sa suite un sabbat de monstres dépressifs, insatisfaits et fanatiques, trop humains pour être totalement haïssables, fruits blets d’états laissés à l’abandon. Sur les ultimes pages, toutefois, l’espoir semble enfin permis… avant que le Diable ne recommence la partie?
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Fissions, Romain Verger, Éditions du Vampire Actif, 2013, 144 pages.
et
Le Diable, tout le temps, Donald Ray Pollock, traduit par Christophe Mercier, Éditions Le Livre de Poche, 2014, 408 pages.
Article par Martin Hervé. Simoniaque – deale des scalps de saints, des mains sans gloire de voleurs, des lambeaux de peau scripturale où se déchiffrent les mots de Rilke : « Le beau n’est que le commencement du terrible ».