Formé d’étudiantes et d’étudiants, Passerelle 840 est un espace de création du Département de danse de l’UQAM qui chapeaute l’élaboration de projets artistiques et qui organise ses représentations sous la forme de deux festivals par année. L’édition d’hiver 2019, qui avait lieu durant tout le mois de mars, proposait trois programmations différentes réparties sur trois fins de semaine; retour sur l’œuvre du Collectif 843 constituée de cinq propositions chorégraphiques représentées du 22 au 24 mars.
Le festival Passerelle 840, me suis-je dit à moi-même durant la soirée, c’est un peu comme aller à une projection de courts-métrages du Festival Fantasia. Les personnes qui s’y sont frottées le savent: on y va par curiosité pour un thème, pour voir ce qui se fait maintenant, dans la presque immédiateté, parce qu’il faut voir les nouvelles textures et idées. Parfois on est inconfortable (c’est un peu un gamble), mais à notre plus grand bonheur on se dit parfois «hey, ça, ça ferait un bon long-métrage». D’autres fois aussi on en a eu juste assez et on se dit «c’était correct de même». Passerelle 840, c’est assister au travail qui se trame à nos portes, abouti dans la mesure des possibles, et prendre le risque de voir plusieurs propositions, de ne pas toujours savoir où se situer. C’est sortir de notre zone de confort, mais en courant bien peu de risques.
Braises
Braises, c’est une danseuse qui se met dans une posture de danger devant nous pour nous présenter une pièce dont les mouvements ne sont pas planifiés. La scénographie en elle-même relève de l’exposition exacerbée, puisque le public s’installe en un grand cercle éclairé; l’atmosphère rappelle directement celle du feu de camp, il y a des chaises et des coussins, nous sommes assis·es à différents niveaux et nous attendons l’embrasement. Adèle Morrissette, à la fois chorégraphe et interprète, est habillée de tons chauds, terreux. Sa danse rend compte d’une recherche de la texture du crépitement, qu’elle rend bien et qui incarne toute une palette de sentiments. Accompagnée des sons de feux de camp en trame sonore, elle nous regarde et nous sourit avec gêne. Elle danse debout, par à-coups, les pieds larges cherchent leur équilibre à travers les mouvements syncopés de son tronc. La gestuelle n’est pas d’une grande originalité, mais la recherche préalable, elle, y est.
Dans un deuxième temps, la trame sonore devient aqueuse, le travail se concentre au sol, fait encore dans l’exploration, mais plus concrète cette fois-ci. Les mains d’Adèle cherchent quelque chose, l’aident dans la chute et le relevé, qui constituent somme toute les deux figures de base du travail au sol en danse contemporaine. Braises se produit en trois temps et le troisième, c’est celui où elle se relève, recommence à crépiter mais de manière plus confortable. À la fin, l’interprète vient s’asseoir avec nous, comme pour regarder un feu de camp, apaisée et songeuse.
Braises, à première vue, m’a semblé bien prudente: trois parties, une temporalité et des textures claires, une conclusion qui boucle la boucle. Cette sécurité apparente se justifie par le fait qu’il s’agit d’une danse improvisée, dont la structure intelligible permet à la fois le déploiement et l’encadrement. C’est une proposition chorégraphique qui ouvre bien la soirée, en nous permettant de nous asseoir en rond et de nous percevoir en tant que spectateurs·trices, qui assistons à quelque chose de nouveau qu’on a simplement osé faire. Nous irons ensuite nous installer en rangs d’oignons classiques, dans le noir.
Je est un autre
Je est un autre, chorégraphié par Anna Erbibou et interprété par Alice Marroquin-Éthier et Danae Serinet Barrera, commence en uniforme d’espionne (oui, vraiment! À tout le moins, dans mon registre, l’espionne porte un col roulé noir à manches longues, des cuissards et des genouillères, et même –lorsqu’on opte pour la totale, comme ici– une tresse française). La pièce s’ouvre sur un chant d’opéra et une ambiance sérieuse; chacune danse séparément dans l’espace, en s’ignorant, dans une gestuelle souple en tournant dans le sens antihoraire. La pièce mise aussi sur le clair-obscur, éventuellement il ne reste qu’un rond de lumière au centre de l’espace ainsi qu’un projecteur bas, et on se demande, entreront-elles en relation éventuellement? L’éclairage se tamise et les deux corps viennent se souder, avec leurs ombres projetées sur le mur du fond– cette image revient à plusieurs reprises et nous donne une image d’une grande beauté à laquelle se raccrocher. Les deux corps mèneront dès lors une exploration habile et audacieuse, fluide, pleine de retenue, et je me rappellerai de cette main qui agrippe le chandail de l’autre, de l’image sculpturale créée par les corps emmêlés au sol.
C’est la pièce qui, de toute la soirée, a le plus misé sur l’abstraction et la beauté du mouvement, sans chercher à se raccrocher à un sens ou un concept précis. Nous pourrions le leur reprocher, mais je crois que dans le cadre des flux incessants d’idées dans lesquels nous vivons, ce genre de proposition a aussi une vertu bien particulière; elle apaise et invite au songe.
Duo
Duo, c’est l’image d’un corps qui veut entrer en dialogue et exister. Pièce simple, dans laquelle l’interprète arrive, déplie une chaise, se déshabille, enfile une robe puis vient devant nous pour livrer un monologue sur le ton de la conversation; son jeu d’acteur est maîtrisé. Pas de musique et un corps qui vient nous parler de l’état d’enfance, de la peur, de la société et de la liberté. Après quelques minutes, les discours l’habitent, ses mains s’agrippent à ses côtes par en arrière : «je vous en prie, il faut se pardonner». Sa gestuelle rend compte de l’angoisse.
Dans cette soirée, c’est la pièce qui ne s’embarrasse pas de frontières et qui ne s’excuse pas d’aller vers le théâtral, le littéral ou de ne pas proposer de trame sonore; à un moment c’est même la bouche qui fait effet de métronome, avant de chantonner en latin alors que la personne nue tient la robe entre ses mains. La voix, outil, s’est aussi muée en râle et en cri. C’est une proposition qui tient lieu de la performance, qui a plusieurs messages à communiquer, mais je ne crois pas que choisir entre eux ait été un enjeu; la multiplicité est assumée, elle a aussi pour effet que nous ne tirions pas nécessairement de conclusion quant à un propos. La fin de la pièce boucle la boucle, l’interprète retourne à sa chaise et se rhabille, laissant la robe de côté après ses énonciations.
Elles vous auront
Il y a déjà des romans d’horreur, des maisons hantées, des films de peur, et il y a une personne qui a voulu faire de la danse d’horreur. Entreprise honorable et charmante, qui s’ouvre dans le noir le plus absolu, avec des interprètes qui commencent une à une à chanter la chanson traditionnelle En montant la rivière par Les Cailloux. C’est une chanson ensorcelante, qui nous parle des filles au bord de la rivière, qui nous parle peut-être de celles, habillées de chemises blanches et de tabliers noirs, qui performent devant nous. La pièce joue efficacement avec les mécanismes de l’horreur : le noir absolu, les bruits de rideaux, les rires, l’accumulation de stimulus. Parfois les lumières s’allument et il n’y a que des chaises vides, et elles se rallument ensuite pour que nous puissions voir des corps distants, rampants, un peu désarticulés. La force de la pièce réside dans ce découpage si efficace et rythmé. Nous ne pouvons qu’attendre avec impatience le moment où nous pourrons aller voir une pièce entière de « danse de peur ».
Alice Marroquin-Éthier a réussi à nous concocter un univers de contes d’antan où se côtoient le glauque et une esthétique lichée, belle, sans musique, où la présence tangible et joueuse des femmes dans l’espace a préséance. La danse a ici l’avantage sur le cinéma: on peut créer un son réellement surround et mobiliser tous les sens. Les filles rient, courent et se percutent dans le noir et nous entendons ce qui se passe, elles nous frôlent presque, font du vacarme. Pour la finale, on nous propose un tableau de toute beauté, un agglomérat de damnées au regard droit, fixe, qui se tâtent, se caressent, puis se déforment sous nos yeux jusqu’au blackout final. Loin d’être une œuvre générique misant sur ce que nous pouvons voir ailleurs, les codes du genre de l’horreur mobilisés par la chorégraphe ont été ici renouvelés et exploités efficacement afin de les appliquer à une autre forme artistique.
De nombreux arbres là où tout le monde voit une forêt
Comme c’est le cas parfois, c’est la discussion à la fin de la représentation qui a pu amener un éclairage différent sur la pièce, alors que la chorégraphe, Léa Dargis-Deschesnes, raconte que le titre venait d’un documentaire sur les personnes vivant avec un trouble du spectre de l’autisme. Elle explique que ces personnes, au lieu de voir «du plus grand au plus petit», voient le détail en premier. Ainsi, elles voient de nombreux arbres, là où une personne neurotypique voit une forêt, ce qui rend l’accumulation d’arbres, tous uniques, difficile à appréhender. Elle nous a aussi avoué que plusieurs interprètes avaient quitté le projet soit à la fin ou au milieu, ce qui met en lumière les défis qu’elle a rencontrés durant la création, dans laquelle il n’était pas planifié qu’elle performe.
La pièce en tant que telle, présentée directement après Elles vous auront et toutes les sensations déjà convoquées, mise encore sur la perception de stimulus. C’est sur un plancher recouvert de feuilles mortes dans un espace terreux et odorant que la pièce prend place, avec ses trois interprètes principales aux bras et aux visages barbouillés, en robes pâles et légères. Une autre se cache au fond, peinte de vert foncé et recouverte de feuilles.
Il y a une certaine théâtralité (ou fatalité) dans la gestuelle flottante des interprètes, mais le langage chorégraphique varie grandement entre les parties sans pour autant sembler efficace à la compréhension. L’utilisation des feuilles est intéressante, puisqu’elle fait écho à l’ambiance de la première pièce, tout en permettant une exploration de nouveaux sons ainsi qu’une extension aux mouvements des danseuses. J’ai vite eu l’impression qu’on en faisait trop, après quelques minutes de trame sonore où se sont succédé des bruits de nature, ceux de la ville, des rires, des battements de cœur et de la musique techno qui, elle, a imposé une nouvelle vélocité au mouvement. Avec la discussion qui a eu lieu après, nous pourrions comprendre que la chorégraphe ait misé, justement, sur cette difficulté à aborder la multiplicité des signaux externes, mais sur le coup je voyais surtout un trope d’opposition entre la ville et la nature, sans avoir l’impression que la thématique du trop-plein était exploitée. L’idée de l’hyper sensorialité aurait pu être transmise par un contrepoids, par exemple installé dans des parties où la danse aurait été plus fluide et silencieuse, ou par une autre séquence qui aurait montré que cette surdose n’est pas vécue de la même manière par tout le monde. Il pourrait s’agir d’un canevas intéressant pour une production de plus longue haleine qui bénéficierait de la présence de ses interprètes durant tout le processus de production; l’idée de la sensorialité des personnes neuroatypiques, lorsque bien articulée et explorée, constitue une ressource créative pertinente et fertile, qui a sa place dans notre paysage artistique et social.
À propos du festival et en guise de conclusion
Selon moi, Passerelle 840 est un acteur important du milieu de la danse grâce à son attitude qui mise sur l’invitation et l’inclusion; elle porte l’âme du département de danse de l’UQAM en elle. Ce collectif met en place un espace inédit, un laboratoire de création pour étudiant·es qui donne la chance d’accompagner l’acte dansé du processus complet du monde professionnel: concocter une scénographie, créer une affiche, un teaser, faire quatre représentations en un cours laps de temps. Comme la programmation de tout festival d’envergure, Passerelle 840 se donne des défis. Elle fait avec ses moyens, le fait bien et surtout ne le fait pas que pour les initié·es. L’organisation tient compte des néophytes, de celles et ceux qui ne sont pas nécessairement famili·er·ères avec le monde de la danse. C’est un espace qui prévoit des discussions, c’est la chorégraphe et trésorière Catherine Pelletier-Voyer qui prend la peine d’expliquer un peu ce qui va se passer, comment vous installer et qui vous invite, pour 5$ et un chapeau tendu en toute humilité, à voir ce qui se passe ici et maintenant.
Ce qui m’a le plus frappée de la représentation du Collectif 843, c’est que j’ai ressenti l’effort de programmation, le fait qu’il y ait un fil conducteur entre cinq propositions de style et de propos extrêmement variés. Je suis sortie de là avec l’impression d’avoir assisté à un spectacle complet, et non à un simple melting pot de propositions chorégraphiques étudiantes.
Le département de danse de l’UQAM, depuis les années soixante-dix, est un lieu important de la danse contemporaine montréalaise; c’est un monde qui peut nous sembler beau et distant, dont ne sait pas nécessairement comment parler. Passerelle 840, c’est justement un de ces endroits qui peuvent vous accueillir et vous permettre de vous familiariser avec un art de l’éphémère, exigeant, dont parler est un défi.
Nous en profitons pour vous partager les bonnes nouvelles qui nous ont été lancées en fin de soirée: Passerelle 840 organise en ce moment la célébration de ses vingt ans. Toutes et tous sont donc cordialement invité·e·s à venir célébrer le 3 mai, au Cœur des sciences de l’UQAM, où il y aura des performances in situ, des témoignages de membres fondateurs ainsi qu’une soirée dansante avec contribution volontaire pour les consommations alcoolisées. Les billets sont 5$ en prévente et 10$ à la porte; pour plus de détails, suivez les prochaines publications de leur page Facebook.
L’édition hiver 2019 du festival Passerelle 840 se déroulait du 8 au 24 mars 2019. Toutes les représentations ont eu lieu au département de danse de l’UQAM, au 840 rue Cherrier.