C’est dans un univers où la femme et l’animal deviennent un que nous entraîne le nouveau spectacle d’Annie Gagnon, Reviens vers moi le ventre en premier, présenté grâce à la plateforme de diffusion Tangente. Ce solo de cinquante minutes, interprété par la chorégraphe, offre une performance touchante et pertinente sur la thématique de la représentation de la femme et de l’animalité.
Le spectacle débute dans le silence et la pénombre. Le rythme reste lent pendant un long moment. Annie Gagnon et ses collaborateurs nous laissent ainsi prendre le temps de s’imprégner de l’atmosphère du spectacle. Ils ne nous privent pas de notre souffle: au contraire, ils nous amènent à respirer conjointement avec l’interprète. La première partie du spectacle se déroule sous le signe de l’ondulation, du geste restreint, du miroitement (lumineux/de la richesse/de la beauté/de l’érotisme). On a l’impression de voir une femme meurtrie et déchirée entrer sur scène et s’y mouvoir. De quelle meurtrissure s’agit-il? Peut-être celle de l’image castrante de la femme médiatique. Peut-être celle d’une sexualité trop brutalement refoulée. En un sens, la femme entre sur scène… le ventre en premier.
Le type de mouvement change et annonce un nouveau segment du spectacle. Les phrases sont exécutées par saccades, avec bestialité et en vitesse sans que cela ne soit jamais trop rapide. Ces passages plus voltigeants semblent évoquer l’animalité et la «bête en chaque femme». Le retour à la lenteur amorce le plus souvent une réflexion sur la féminité et la représentation de la femme, mais pas exclusivement. Le spectacle se construit ainsi sur le contrepoint rythmique.
À certains moments, l’influence de Frédérick Gravel sur le geste se fait fortement sentir. Cela ne devient jamais dérangeant, l’inspiration ne prenant pas le dessus sur le langage personnel de la chorégraphe. Bien au contraire, elle est intéressante et contribue peut-être à un dialogue entre les langages chorégraphiques et les idéologies du corps. Par ailleurs, une des grandes qualités du phrasé d’Annie Gagnon est sa grande accessibilité: tout est justifié et précis, sans que l’on ne tombe dans la facilité et le «premier degré». Les gestes ne sont jamais trop illustratifs, ni trop abstraits. Ils ont cette qualité de pouvoir suggérer une image sans en imposer le sens.
Cet environnement qui dialogue avec le corps n’est pas un apparat
La scène est constituée d’un carré gris-brun, assez foncé, sur lequel de nombreuses et grosses paillettes dorées sont déposées. Il y a une paire de talons aiguilles côté jardin, au fond, et une petite boîte de couleur or, très énigmatique, côté cour. Il y a également une paire de longs gants rouges posés au centre de la scène. Ces éléments ne sont pas que visuels, ils finissent tous par être utilisés dans la chorégraphie, transformant le corps, lui donnant d’autres qualités. Nous savons tous l’impact qu’ont les talons hauts sur le corps, en déplaçant le centre d’équilibre et la zone de tension. Sur ceux-ci, le corps ne peut pas se mouvoir de la même façon.
Les paillettes sont un élément central de la chorégraphie pour le plus grand bonheur des yeux et de l’esprit. La qualité lumineuse qu’elles confèrent au sol constitue une trouvaille captivante. Les paillettes réfléchissent la lumière sur les jambes de la danseuse, donnant l’impression que le corps prend feu ou irradie une lumière divine. Les paillettes se retrouvent souvent collées au corps de l’interprète, formant presque un costume d’écailles. Cette très sobre mais riche scénographie de Marilène Bastien soutient ainsi la chorégraphie en devenant partie intégrante.
Les éclairages (François Marceau) ne servent pas uniquement à éclairer l’espace, comme cela me semble être trop souvent le cas en danse. Ils sont ici utilisés pour sculpter le corps. Ils lui donnent du volume grâce au relief créé par les parties du corps restées dans l’ombre. Les ombres projetées sur le sol ou les murs créent également du rythme, en grossissant ou métamorphosant le corps de l’interprète-chorégraphe. Suivant majoritairement une palette de couleurs à dominante chaude, les éclairages suggèrent des lieux sans les imposer. On retrouve très souvent des lumières dorées qui confèrent une sorte d’aura indéfinissable à ce corps féminin bougeant sur scène. À un moment, l’espace se réduit en une zone circulaire étroite d’un rouge très vif et profond qui peut évoquer le peep show.
La conception musicale d’Alexander MacSween est ce qui a le plus détonné par rapport à la composition d’ensemble. Elle est un peu trop en surexposition, ce qui peut finir par déconcentrer le spectateur. C’est-à-dire que sa présence force peut-être trop notre attention à se porter sur le son plutôt que sur le corps qui bouge. Elle est juste, toutefois, ne tombant jamais dans la sentimentalité et le cliché. Elle reste le plus souvent dans les zones sonores abstraites que permet la musique électronique, allant entre autres chercher dans la musique glitch. Certaines pistes sonores se développent sur le thème de l’ondulation, de la vague et de la marée. D’autres cherchent visiblement le «bestial» et le primitif, utilisant beaucoup les percussions, favorisant la rythmique.
Plus de silences auraient peut-être été préférables afin d’entendre les halètement de la danseuse. Comment pleinement parler de l’animalité et de la bestialité si l’on bloque la respiration marquant l’effort physique, l’écrasant sous la machine des sons synthétiques?
Reviens vers moi le ventre en premier donne envie de dire «je reviendrai» en sortant de la salle. Il est agréable de voir le dialogue de chacun des éléments constitutifs du spectacle et de voir qu’une réelle réflexion, un besoin de communiquer, en sont la base. Point ici de réflexion creuse sur le geste, mais bien un questionnement très pertinent sur la représentation de la femme. De cela découle un spectacle sensible et intéressant, accessible et riche.
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Reviens vers moi le ventre en premier, d’Annie Gagnon, présenté au Théâtre Prospero par Tangente, laboratoire de mouvements contemporains, du 28 février au 2 mars 2014.
Article par William Durbau. Étudiant à la maîtrise en théâtre, il s’intéresse principalement à l’image (plus particulièrement à l’iconologie), à l’écriture du monstre et à sa mise en scène. Il s’intéresse également à la danse et à la performance. Il lit W.J.T. Mitchell, Paul Ardenne, Giorgio Agamben, et plusieurs autres.