Mois Multi, Les Productions Recto-Verso, Québec, 3 au 27 février 2016.
Organisé par les Productions Recto-Verso, le Mois Multi revient sur la scène artistique et culturelle de Québec, du 3 au 27 février 2016, pour une dix-septième édition. Connu également sous le nom de Festival International d’arts multidisciplinaires et électroniques, l’événement annuel se veut l’expression du pluralisme conceptuel et technologique des pratiques artistiques actuelles. Pour le ré-enchantement du monde est le mandat que s’est donné la commissaire Ariane Plante, qui développera cette question de recherche durant les deux prochaines éditions du festival. Il faut, pour avancer dans cet espace de pensée philosophique et éthique, revoir nos habitudes de regard sur l’environnement, compris en son sens large, et sur les pratiques en création qui nous engagent dans des formes de pensée hybrides : injecter de nouveaux micromondes dans notre monde idéoformé afin d’ébranler la population de nos représentations. En ce sens, les expositions évoquées dans ce texte sont guidées par un esprit de solidarité profonde avec le monde et sa complexité, doublé d’une curiosité pour les démarches qui nous permettent de ne pas oublier que l’humain est intimement lié aux paysages qu’il traverse.
Dans le Studio d’Essai de Méduse, Les Temps Individuels de Catherine Béchard et Sabin Hudon, une installation cinétique et sonore, témoigne de cette nécessité de créer des espaces où se profile un vaste horizon de devenirs perceptuels. Dans la salle d’exposition close, des dizaines de haut-parleurs placés sur des couvercles de bocaux gisent au sol. Le spectateur peut s’avancer librement au centre de l’installation, entre les câbles d’alimentation électrique et les dispositifs sonores déposés sur le plancher en un entrelacs de courbes, de lignes et de points. Des cloches de verre tenues en suspension par des câbles reliés à un mécanisme oscillent légèrement et miroitent au-dessus des têtes des spectateurs. Elles descendent successivement vers les haut-parleurs en laissant s’échapper des sons de vents diffus, jusqu’à les assourdir partiellement. Ce territoire sonore entrelace différentes entités immatérielles : inspirations, expirations, souffles indistincts, air, échos et tintements de verre délicats circulent dans l’espace. Et cette densité issue des multiples manœuvres cinétiques ne se génère pas de manière spontanée. Elle se crée de façon organique telle qu’évoquée dans la philosophie stoïcienne réactualisée par Anne Cauquelin : « […] nous trouvons un monde fait de corps qui tiennent ensemble grâce à un feu intérieur ou souffle corporel. L’invisible est corporel[1]. » Par son esthétique éthérée, Les Temps individuels laisse un doute permanent — est-ce le souffle palpable de mon corps qui se meut dans l’espace ? —, car tout dans cet espace se passe comme si nos pouvoirs d’accéder au monde et de nous retrancher dans les fantasmes n’allaient pas l’un sans l’autre.
Sentir, éprouver, émettre, recevoir, autant de devenirs hétérogènes qui nous ramènent aux conditions premières d’être-au-monde[2]. À cet égard, En attendant Bárðarbunga, une œuvre vidéo de François Quévillon, présentée dans la vitrine des bureaux de la Manif d’art, nous donne à voir les paysages de l’Islande menacés par le volcan sous-glaciaire Bárðarbunga. Sur l’écran qui ponctue la façade de la Coopérative Méduse, du côté de la Côte d’Abraham, les éléments des paysages captés sur le terrain se succèdent en plans fixes — rivières, glaciers, scènes enveloppées de brouillard, mares de boue, centrales géothermiques, grandes routes longilignes. Le spectateur ne peut se tenir ailleurs que sur le trottoir pour regarder l’œuvre, à un mètre de la Côte d’Abraham, une rue fortement fréquentée par les transports en commun, les véhicules et les passants. À la surface de la vitrine de la Manif d’art, le reflet de son corps debout dans cette trame urbaine se superpose aux paysages islandais en mouvement sur l’écran de projection. Un haut-parleur dissimulé en retrait sur la façade du bâtiment diffuse une piste sonore brouillée par les sons ambiants de la ville. Cette mise en espace nous force à réajuster sans cesse nos perceptions, notre compréhension du monde environnant. L’expérience n’appartient ni au territoire de l’œuvre ni à celui de la ville. Elle s’apparente à cette idée de Tiers-Paysage émise par le paysagiste et philosophe Gilles Clément : « Entre ces fragments de paysage aucune similitude de forme. Un seul point commun : tous constituent un territoire de refuge à la diversité. Partout ailleurs celle-ci est chassée »[3]. Parce qu’elle entremêle différentes strates paysagères hétérogènes, En attendant Bárðarbunga trouble notre relation paisible au réel, crée un espace de convergence entre ce qu’il y a réellement et ce qu’il pourrait y avoir.
Plus bas, sur la même rue, le Mois Multi se prolonge dans les centres d’artistes de la Coopérative Méduse, notamment à VU PHOTO, avec l’exposition Dérive continentale de Patrick Beaulieu. Ce projet découle d’un long périple de kayak amorcé en juillet 2014. En suivant le rythme des courants, Beaulieu a entrepris une dérive de trente jours en partant d’une rivière au sud du Québec jusqu’à l’embouchure du Fleuve Hudson à New York. Depuis une douzaine d’années, il sonde les possibles de l’expédition et construit sa démarche créatrice autour de ses trajectoires performatives où il collectionne les rencontres, les récits individuels, les artéfacts, les sons et les images. Dans l’espace américain de VU, un corpus d’œuvres polymorphes − des assemblages, des photographies et des vidéos − occupe le sol, les murs et l’espace de déambulation. Au fond de la galerie, un socle vertical porte un bol cuivré rempli d’eau, semblable à ceux utilisés par les prospecteurs de la ruée vers l’or. De l’eau et des sédiments marins se trouvent à l’intérieur du contenant. On remarque, en s’approchant, que le dispositif remue mécaniquement. Les dépôts organiques s’animent, des reflets cuivrés s’élèvent au mur en voiles de lumière diffuse. Plus loin, une vidéo captée par une caméra fixée sur l’embarcation nous montre les reflets d’une rivière projetés sur la paroi d’un pont de pierre vu du dessous. Ce qui lie ces œuvres dans leur diversité, ce sont leurs multiples chatoiements dans l’espace d’exposition : sortes de hors champ idéels et fantasmagoriques à la fois. L’artiste semble miser sur la capacité qu’ont les expériences à nous donner un ébranlement profond, à entretenir le rêve diffus d’un retour à l’essentiel auquel beaucoup sont sensibles.
À l’instar d’Edgar Morin, on peut alors comprendre qu’« avoir une conception complexe, c’est avoir en soi, en profondeur, une vision plus humaine des individus, c’est avoir une capacité de compréhension qui nous fait habituellement défaut car nous avons tendance à nous autojustifier […][4]. » Les démarches de création hybrides mises de l’avant par cette édition du Mois Multi nous invitent à revoir nos rapports à l’égard de nos environnements humains, naturels et construits. Par leurs notions de relations sensibles au paysage, de ré-enchantement du monde, les œuvres sélectionnées offrent la possibilité de se construire autrement que par l’adhésion à un seul territoire disciplinaire et existentiel, une seule démarche de pensée et d’action.
[1] Cauquelin, Anne. Fréquenter les Incorporels : contribution à une théorie de l’art
contemporain. Paris : PUF, Coll. : Lignes d’art, 2006, p. 97.
[2] L’Être-au-monde est un concept cher à Maurice Merleau-Ponty dont l’ensemble de la pensée
philosophique repose sur l’abolition du dualisme entre le corps et l’esprit. Ce concept aspire à raviver
une pensée qui se voit solidaire du corps comme mode de connaissance première du réel.
[3] Clément, Gilles. Le Tiers Paysage. 2003 (En ligne),
http://www.gillesclement.com/cat-tierspaysage-tit-le-Tiers-Paysage
[4] Morin, Edgar. Penser global. Paris : Les Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Coll. : Robert
Laffont, 2015, p. 34.
Article par Cynthia Fecteau.