Pouvons-nous considérer la fantasy comme un espace exempt de toutes confrontations idéologiques? À partir du cas du racisme, nous explorons cette question afin de démontrer qu’il n’existe ultimement aucune neutralité axiologique, liée aux valeurs, dans le registre de la fantasy. Le genre s’apparente plutôt, de plus en plus, à une représentation de l’impérialisme occidental. Démonstration.
La littérature, tout comme les autres formes d’art, est un puissant véhicule idéologique. Ainsi, depuis près d’un demi-siècle, le courant de recherche des cultural studies s’est développé en apportant différentes perspectives, principalement américaines et européennes, sur les liens qu’entretiennent pouvoir et culture.
Nous n’estimons pas qu’une œuvre, quelle qu’elle soit, puisse être considérée comme neutre. En effet, puisqu’il existe des rapports de pouvoir dans la culture et que la culture elle-même est issue de ces rapports de pouvoir, il est selon toute logique impossible d’en faire abstraction lorsque nous consommons les produits culturels. Toute création est donc, à notre avis, engagée dans la mesure où il est impossible, pour reprendre le militant et historien émérite Howard Zinn, de « rester neutre dans un train en marche ». Bien évidemment, le degré d’engagement explicite diffère d’un-e artiste à l’autre, d’une œuvre à l’autre.
Malgré sa popularité grandissante, peu de recherches portent sur la fantasy et son apport idéologique. C’est que, d’une certaine façon, la « fantasy lit » fait partie de ce registre littéraire où l’actualité politique est plus ou moins retranchée de l’œuvre.
Cette distance que l’on place entre le politique et la fantasy est la conséquence de plusieurs facteurs, le premier étant la distinction que nous faisons entre la littérature et la paralittérature. Pour bon nombre de lecteurs et d’écrivains, cette dernière n’est pas de la « vraie littérature » et, par conséquent, ne s’intéresse pas au « vrai monde ». Or, à maints égards, les univers merveilleux ont bel et bien pour sujet le réel et participent à la construction de la réalité sociale, au même titre que n’importe quel roman ou essai. À titre d’exemple, examinons le cas du racisme latent de la fantasy.
L’idéologie raciste et ses concepts
Sans entrer dans les détails, nous devons définir ce que nous entendons par racisme afin de mieux comprendre comment celui-ci se transpose dans la fantasy. Selon Marger, le racisme, en tant qu’idéologie ou système de croyances, se base sur trois idées maîtresses : (i) les humains sont divisés naturellement en différentes catégories physiques; (ii) ces différences physiques, lorsqu’elles sont apparentes, sont intrinsèquement associées à la culture, à la personnalité et à l’intelligence; et (iii) sur la base de l’héritage génétique, certains groupes sont naturellement supérieurs à d’autres. La fonction principale de cette idéologie est de justifier la distribution inégale des ressources matérielles et symboliques dans la société (1). Dès lors, nous pouvons comprendre que le racisme ne crée pas les « races », mais qu’il représente plutôt le vecteur et le moteur idéologique des croyances touchant les différentes races.
La création des races s’opère par un processus social, historique, psychologique et politique que l’on nomme « racialisation » ou « racisation », et qui catégorise les humains en fonction de certains critères arbitraires tels que des caractéristiques physiques (pigmentation de la peau, les cheveux, la taille, etc.) ou des éléments culturels (la religion, la langue, etc.) (2). Dans la majorité des cas, la racialisation résulte de la marche sanguinaire des empires européens à travers et sur l’Afrique, les Amériques, l’Asie et l’Océanie. Par conséquent, la majorité des « races » que nous connaissons sont associées à l’idéologie suprématiste blanche, qui considère que la « race blanche » est supérieure aux autres. Ironiquement, ce n’est que depuis quelques années que la « race blanche » est le fruit de travaux scientifiques au même titre que les autres, à travers entre autres le concept de whiteness (« blanchitude » ou « blanchité »). Auparavant, et même encore aujourd’hui, la race blanche était perçue comme une sorte d’étalon-or, c’est-à-dire comme un standard sur lequel on évalue et caractérise l’étranger.
La fantasy est-elle raciste ?
Premièrement, il faut constater que, dans la majorité des récits de fantasy, en passant de la trilogie quasi mythologique qu’est Le seigneur des anneaux à la récente saga Le Trône de fer, les personnages principaux sont blancs.
D’une part, les personnages et les mondes non blancs de ces livres sont souvent réduits à des clichés hérités et/ou empruntés à l’imaginaire et aux discours colonialistes. Ainsi, ces mondes et personnages non blancs sont décrits de manière à faire ressortir leur exotisme, leur violence et leur barbarie. Ultimement, l’univers blanc et l’univers non blanc sont mis en opposition de manière à créer ce que Frantz Fanon appelle un « monde compartimenté » (3), divisé entre la Lumière et l’Ombre, entre le Blanc et le Noir. Le résultat de cette confrontation varie selon le sous-genre et les auteur-e-s, mais ce qu’il importe de retenir, c’est que ce sera à travers la loupe du racisme que les mondes blancs et les mondes non blancs seront coconstruits, l’un comme le négatif de l’autre.
Dans la saga du Trône de fer, par exemple, Daenerys Targaryen représente symboliquement cette rencontre entre la société blanche des Sept Couronnes, d’une part, et les sociétés non blanches (les Dothraki, Qarth, Astapor, etc.), d’autre part. Il ressort de cette rencontre que le pouvoir non blanc est une usurpation du pouvoir blanc. En effet, après s’être proclamée reine (khaleesi) des Dothraki, la Reine des Dragons tente de « civiliser » le monde non blanc en anéantissant leurs cultures « barbares », notamment par l’abolition de l’esclavagisme (dans la cité d’Astapor) et l’amélioration des conditions de vie des femmes (les femmes de sa suite royale jouent un rôle clé dans cette distinction entre le monde « barbare » et le monde « civilisé »). Au bout du compte, chaque victoire de Daenerys est une victoire du monde blanc sur le monde non blanc.
D’autre part, cette forme de suprématisme blanc est si évidente que bon nombre de lecteurs ne se questionnent pratiquement pas sur la présence ou l’absence de personnages non blancs. Les auteurs, dans bien des cas, ne prennent même pas la peine de spécifier la pigmentation de la peau de leurs personnages. Ainsi, bon nombre d’entre eux décrivent leurs personnages par des traits rappelant leur blancheur, tels que la couleur des yeux (souvent bleus, verts, gris, etc.), la couleur et le type de cheveux (blonds, roux, etc.) ou alors d’autres caractéristiques physiques (par exemple la coloration de la peau sous l’effet de la gêne, du froid, etc.). Cela nourrit la présupposition, généralisée dans l’ensemble de la littérature, que tout personnage est foncièrement blanc, sauf indication contraire.
À ce sujet, une polémique a surgi dernièrement sur les réseaux sociaux alors qu’une comédienne noire, Noma Dumezweni, a été sélectionnée pour interpréter le rôle d’Hermione Granger dans la pièce de théâtre « Harry Potter et l’enfant maudit ». À partir du mot-clic #BlackHermione, plusieurs internautes ont critiqué ce choix en soutenant que la célèbre sorcière, jouée par l’actrice britannique Emma Watson dans la superproduction cinématographique, ne peut pas être noire.
Les échanges virtuels ont été si violents que l’auteure J. K. Rowling a finalement dû trancher la question en indiquant qu’elle n’avait jamais spécifié la couleur de la peau d’Hermione. Si ce débat peut paraître ironique lorsqu’on sait que ce livre dénonce le racisme (par le thème de la pureté du sang: sang-pur, sang-mêlé, sang-de-bourbe, etc.), il semble qu’en réalité, cette polémique démontre surtout tout le poids des idéologies dans la construction des univers de la fantasy.
Deuxièmement, le racisme opère dans ces univers par une hiérarchisation raciale qui reflète généralement celle qui caractérise le monde réel et où l’homme blanc se trouve au sommet de la pyramide sociale (4). Bien qu’ils soient fictifs, la majorité des univers de la fantasy sont habités par différentes « races », classées en fonction de leur rapport à la « blancheur ». Cette échelle raciale est généralement construite selon un rapport blanc-noir, où le blanc représente les éléments positifs de l’univers fictif et le noir, ses éléments négatifs. En d’autres mots, plus la race fictive est décrite par des termes rappelant la blancheur (sa peau, ses traditions, ses vêtements, etc.), plus elle se trouve du côté bienfaisant de cet univers. Inversement, plus la race fictive est décrite par des termes rappelant la noirceur, plus elle du côté malfaisant (5). C’est pourquoi le héros sera de race blanche. Finalement, l’univers fantasy se résume bien souvent en un conflit, réel ou symbolique, opposant l’homme blanc à des personnages non blancs.
Examinons un exemple concret de cette dynamique raciale: les elfes. La race elfique, qui se trouve à être la race la plus « évoluée » dans la majorité des récits de fantasy, bénéficie d’un rapport positif à la blancheur. Ainsi, l’elfe archétype a souvent la peau blanche, les yeux bleus ou verts et une chevelure blonde. La blancheur représente ici la pureté, la supériorité morale et intellectuelle, la nature bienfaisante des elfes. Lorsqu’ils perdent de leur blancheur, comme c’est le cas des elfes « noirs », les elfes sont alors décrits comme étant maléfiques, impurs, violents, et pour tout dire, barbares.
Ainsi, dans Le seigneur des anneaux, les humains et les elfes à la peau blanche (« ligth skinned », « pale skinned », etc.) sont généralement en guerre contre les races décrites comme ayant la peau foncée (« dark skinned », « black », etc.).
Évidemment, il existe des exceptions. Conclure que toutes les œuvres sont basées sur le même modèle et que, par conséquent, la fantasy est une littérature raciste serait prématuré et inutile. Notre propos vise plutôt à mettre l’accent sur la nécessité qu’il y a à réfléchir à ces questions, autant en tant que lecteur ou lectrice qu’auteur-e de récits de fantasy.
« Les gens se tournent vers les royaumes de la fantasy pour y chercher stabilité, vérités ancestrales, axiomes immuables. Et les moulins du capitalisme les leur fournissent. La fantasy marchande recycle les vieux thèmes pour les dépouiller de leur densité intellectuelle et éthique, et pour changer leurs intrigues en violence, leurs acteurs en marionnettes, leurs vérités premières en platitudes. »
— Ursula K. Le Guin, écrivaine de fantasy et de science-fiction
à qui l’on doit le Cycle de Terremer
Décoloniser la littérature
Au terme de cette courte réflexion, nous pouvons constater à quel point la fantasy est un cas particulièrement intéressant, mais non le seul, afin d’explorer la manière dont les rapports de domination sont reproduits dans l’art. L’art est un laboratoire idéal pour voir comment les idéologies se propagent dans nos sociétés.
Nous avons pris ici la question du racisme, mais nous aurions pu aussi parler du sexisme ou de l’hétéronormativité afin d’enrichir notre compréhension des liens entre le pouvoir et la culture.
En terminant, il importe de reconnaître et d’encourager l’essor de nouveaux courants littéraires, tels que l’afrofuturisme (dans la science-fiction), qui se développent progressivement, surtout dans le milieu anglophone, et deviennent autant des espaces de création riches de sens que des espaces de contestation (6).
Pour ce faire, nous devons renverser cette vision manichéenne et racialisée de la cosmogonie de la fantasy en la « décolonisant », c’est-à-dire en y déconstruisant l’héritage colonial. Nous pourrons alors espérer découvrir des univers plus diversifiés et moins figés dans les anciennes représentations partielles, archaïques et stéréotypées que nous nous faisons de notre monde.
Notes :
(1) Marger, M. N. (2003). Race and ethnic relations: American and global perspectives (6th ed.), p. 25-27.
(2) Pour en savoir plus sur la racialisation et la racisation, consulter ce résumé: http://discriminations-egalite.cidem.org/index.php?page=5
(3) Fanon, F. (2002). Les damnés de la terre, p. 42.
(4) Notez que je parle bien de « l’homme blanc » et non de « l’homme blanc et la femme blanche » puisque la femme est généralement absente ou alors joue un rôle secondaire dans le récit ce qui renvoie ici, on le voit bien, à un autre type de rapports de domination.
(5) Cette association rappelle évidemment tout l’héritage du monde colonial qui était divisé entre les races « civilisées » et les races barbares. À ce sujet, voir L’Orientalisme d’E. Saïd.
(6) Il est toutefois décevant de voir le peu de visibilité qui leur est accordée et, parallèlement, la quasi-absence d’auteur.e.s de couleur dans certains genres littéraires, tels que la science-fiction et la littérature fantasy. Il est difficile d’identifier si ces deux éléments sont corrélés, mais ils le sont à première vue.
Article par Rémy Paulin Twahirwa – http://remypaulintwahirwa.net/