«Quelles croyances as-tu nouées à mon corps? De quelles pathologies
as-tu teinté le pigment de ma peau?
Quelle potion maléfique tes aïeux ont-ils utilisée
pour me rendre invisible?»
Tes yeux font une courbe autour de moi, Helen Knott
Les femmes et les filles autochtones¹ sont considérées comme les personnes les plus vulnérables de la société canadienne. Bien qu’elles ne constituent que 4,3% de la population féminine canadienne, les femmes autochtones représentent 16% des femmes assassinées au Canada entre 1980 et 2012 (Chambre des communes, 2014: 9). Dans Sœurs volées, Emmanuelle Walter fait enquête sur le féminicide autochtone au Canada. Depuis 1980, près de 1 200 femmes autochtones canadiennes sont disparues ou ont été assassinées dans une indifférence quasi-totale de la société (Walter, 2015: 15). Comment expliquer ce phénomène de violence systémique? Pourquoi les femmes autochtones sont-elles visées spécifiquement? Comment comprendre le phénomène d’invisibilisation dont elles font l’objet?
Dans le cadre de mes recherches, j’ai constaté que de nombreux rapports, enquêtes et articles sont produits sur le sujet au Canada anglophone, mais que peu portent sur la situation au Québec. Je me suis donc interrogée sur les raisons de cet écart et j’ai voulu explorer certaines pistes de réflexion, dans une volonté de proposer des réponses préliminaires. Dans cette perspective, plusieurs féministes québécoises (Conradi, 2017; Lamoureux, 2001; Maillé, 2007; Pagé, 2015) soutiennent que la définition des québécois.e.s en tant que peuple colonisé mène à la négation et l’invisibilisation des enjeux relatifs à la colonisation des peuples autochtones au Québec. Cela crée des angles morts en ce qui a trait au rôle passé et présent du peuple québécois dans l’établissement et le maintien de cette colonisation.
À partir de cette thèse, l’ambition de cet essai est d’amener une réflexion sur les Fondements sociohistoriques du colonialisme au Québec et au Canada, et de rendre visibles certains rapports de pouvoir qui structurent ces sociétés. Cet état des lieux sur le colonialisme ne se veut pas une constatation de la victimisation des femmes autochtones, mais, au contraire, cherche à révéler une certaine mobilisation épistémique invitant à une coexistence critique plutôt qu’à une négation de l’Autre.
Considérations épistémologiques
«The word itself, ‘research’, is probably one of the dirtiest words in the indigenous world’s vocabulary.»
Linda Tuhiwai Smith, Decolonizing Methodologies
Dans son livre Decolonizing Methodologies (1999), Tuhiwai Smith critique la posture universaliste des savoirs occidentaux en avançant qu’ils sont positionnés pour servir les intérêts des nations colonisatrices. L’auteure affirme que bien que les empires coloniaux n’existent plus de manière formelle, leurs structures, elles, se sont perpétuées et continuent à marginaliser les peuples autochtones. Ainsi, le colonialisme se poursuit en se matérialisant à travers un modèle de domination épistémique et subjectif qui produit un contrôle sur la production et la légitimation de la connaissance et de la subjectivité (Beauclair, 2015: 68). La recherche représente donc une forme de domination coloniale qui tente d’imposer des normes, des paradigmes scientifiques ainsi qu’une vision du monde homogène et réductrice. Ce processus est conduit au sein de nombreuses représentations idéologiques de l’Autre, qui sont utilisées pour sélectionner et recontextualiser les constructions idéologiques des peuples autochtones dans les médias, les histoires officielles et les programmes scolaires (Tuhiwai Smith, 1999:14).
Le fait d’étudier les réalités autochtones nécessite quelques spécifications concernant ma position située, notamment à l’égard de l’étude des rapports de sexe, de classe et de race. Je suis une femme blanche, universitaire, issue de la classe moyenne. À ce titre, je suis soumise aux critiques qu’ont élaborées certaines théoriciennes féministes (Alcoff, 1992; Collin, 1991; Mohanty, 2009) sur le fait de traiter d’un sujet qui n’est pas sien. Mon expérience restreinte du contexte autochtone est susceptible de limiter ma compréhension de certaines subtilités argumentatives ou narratives dans le discours de ces intellectuel.le.s. Dans un contexte de popularisation des études décoloniales, il me paraît important de souligner que cette production des savoirs sert mon parcours académique, ainsi que l’institution universitaire québécoise, et non directement une nation autochtone. Par conséquent, je ne considère pas cette analyse comme étant décoloniale, mais plutôt comme participant à créer un savoir sur les dynamiques coloniales contemporaines des sociétés québécoise et canadienne. Cet exercice offre la possibilité de déconstruire, en quelque sorte, les présupposés en termes de nation, de genre et de race, révélant ses constructions et idéologies coloniales.
Le féminicide autochtone au Canada: une idéologie de l’effacement à l’œuvre
Dans un rapport sur les femmes autochtones disparues ou assassinées², la Gendarmerie royale du Canada (GRC) établit trois facteurs susceptibles d’expliquer la vulnérabilité de celles-ci face aux crimes violents, soit la situation de l’emploi, la consommation de substances intoxicantes et l’implication dans le commerce du sexe (GRC, 2014: 17). Ces explications jettent le blâme sur les victimes en omettant de tenir compte des facteurs macro-structurels qui sont les plus susceptibles d’expliquer le phénomène. Ces expériences de violence que vivent les femmes autochtones n’arrivent pas hors contexte, elles sont perpétuées par un climat apathique envers celles-ci, qui découle directement des répercussions continues du colonialisme au Canada (AFAC, 2010: 7).
Suivant une thèse centrale des féministes autochtones (Anderson, 2000; Green, 2007; Kuokkanen, 2007; LaRocque, 2007; Smith, 2005), je comprends que l’appropriation du corps des femmes autochtones est au centre de la colonisation en Amérique du Nord. Cette section de l’analyse tente de mettre de l’avant les fondements de la colonisation au Canada, lesquels sont susceptibles d’expliquer la violence que subissent les femmes autochtones. Cela ne constitue qu’une explication partielle des facteurs de vulnérabilité des femmes autochtones et ceux-ci mériteraient d’être approfondis et élaborés à même un travail de plus grande envergure.
Sous le régime colonial canadien, les Autochtones, et a fortiori les femmes autochtones, ont été représentés non seulement comme des Autres, mais aussi comme des «Autres sordides» (Janzen et al, 2013: 145). C’est ainsi que l’imaginaire colonial s’est représenté les femmes autochtones, par la figure archétypale de la «Squaw», dépeinte comme «lascive» et «appropriable» (Anderson, 2000: 105). Cette dynamique morale contribue à déshumaniser le corps des femmes autochtones et permet de masquer la logique d’appropriation. Le pouvoir colonial et la constitution matérielle de l’Autre se maintiendront par des aspects conscients et inconscients du comportement individuel en s’ancrant dans les corps et les désirs de chacun (Smith, 2005: 25).
Dans une optique de contrôle, la violence sexuelle constitue la matérialisation de la déshumanisation qu’elle tend à reproduire. Par-delà sa dimension coloniale, cette violence est nécessaire au régime patriarcal afin de garantir le maintien d’un ordre social hiérarchique permettant d’assurer son appropriation du territoire (Smith, 2005: 12). La chercheure mohawk Audra Simpson abonde en ce sens en affirmant: «Canada requires the death and so called “disappearance” of Indigenous women in order to secure its sovereignty» (Simpson, 2016: 1). Dès lors, la violence sexuelle contre les femmes autochtones devient l’outil d’un génocide historique qui se poursuit aujourd’hui à travers différentes politiques, pratiques et idéologies parfois subtiles.
Si la violence sexuelle constitue le fondement de la colonisation (et par extension du colonialisme), il existe néanmoins d’autres mécanismes mis en place par l’État canadien afin de consolider l’appropriation coloniale. Considérant les limites de ce travail, je retiens deux mécanismes d’oppressions coloniales susceptibles d’expliquer ce phénomène violence que subissent les femmes autochtones au Canada, soit la Loi sur les Indiens et les pensionnats autochtones.
La Loi sur les Indiens
Dans Gender, Race, and the Regulation of Native Identity in Canada and the United States, Bonita Lawrence (2003) démontre que, grâce aux canaux paternalistes de la loi et des institutions politique, la réglementation de l’identité autochtone a été au cœur du processus de colonisation en Amérique du Nord. Depuis plus d’un siècle, la Loi sur les Indiens contrôle l’identité autochtone canadienne, les conséquences de la discrimination genrée et du sexisme inhérents à ce dispositif sont à la fois multiples et complexes. Dans un article intitulé Colonialism and First Nations Women in Canada, Winona Stevenson tient les propos suivants au sujet de l’incidence de la Loi sur les Indiens pour les femmes:
From then on, the process of statutory female subjugation was intensified as regulations were passed which discriminately undermined the traditional roles, authority, and autonomy of Aboriginal women. Almost every aspect of women’s lives was directly impacted by the Indian Act (Stevenson, 1999: 66).
Une des mesures ayant eu le plus de répercussions est l’Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages de 1869. Cette loi stipulait que toute femme indienne qui épouse un homme blanc perd son statut d’Indien et tout droit d’appartenance à sa nation (Lawrence, 2003: 7). Des générations de femmes ont été contraintes de partir de leur communauté d’origine si elles se mariaient à un non autochtone; forçant ainsi les femmes autochtones à s’exiler dans les centres urbains, les rendant plus vulnérables à la violence. Cette transplantation dans un lieu géographique différent et la perte de leur lien d’appartenance à leur communauté ont eu des conséquences désastreuses, dont les séquelles persistent encore aujourd’hui (Jacobs et William, 2008: 145).
Les pensionnats autochtones
La publication récente du rapport de la Commission de vérité et réconciliation a permis de mettre au jour l’histoire des pensionnats autochtones au Canada, qu’elle qualifie de génocide culturel (CVR, 2015). Dans ces écoles, les jeunes autochtones ont vécu d’innombrables sévices corporels, sexuels, émotifs et psychologiques. Cette stratégie d’assimilation a eu un impact profond sur le phénomène de violence systémique que subissent les femmes autochtones:
Le fait d’avoir fréquenté les pensionnats, particulièrement si l’élève a été en plus victime d’abus physique et sexuel, a été associé à l’âge adulte à des problèmes d’alcoolisme, de toxicomanie, au sentiment d’impuissance, à la dépendance, à la dévalorisation de soi, au suicide, à la prostitution, à la dépendance du jeu, à la clochardise, à l’abus sexuel, à la violence et à la disparition et à l’assassinat des femmes. (Jacobs et William, 2008: 145-146).
En effet, un des aboutissements de ces événements historiques fait en sorte qu’un grand nombre de femmes autochtones continuent actuellement d’être aux prises avec des problèmes fondamentaux. Même lorsque les derniers pensionnats ont fermé leurs portes, les effets dévastateurs de ces institutions ont continué d’être ressentis comme un trauma intergénérationnel dans les communautés à travers le pays (Jacobs et William, 2008: 146). Les effets continus de la colonisation sur les communautés autochtones au Canada constituent le ferment du féminicide autochtone. Le résultat de ce processus est un climat où les femmes autochtones sont particulièrement vulnérables à la violence, à la victimisation et à l’indifférence de l’État et de la société à l’égard de la violence qu’elles subissent.
Le féminicide autochtone au Québec
Le Québec constitue un cas d’analyse complexe en ce qui a trait au colonialisme. Bien que les lois qui régissent le statut d’Indien et que les contraintes, auxquelles sont soumis les communautés autochtones, sont de juridiction fédérale, le peuple québécois n’est pas exempt de rapports coloniaux envers les peuples autochtones. En 2015, l’organisation Femmes autochtones du Québec a publié un rapport intitulé Nānīawig Māmawe Nīnawind, c’est-à-dire «Debout et solidaires» en langue anishinabe (FAQ, 2015). Ce rapport démontre l’ampleur de la discrimination systémique et des lacunes du système politique et socioéconomique québécois à l’égard des Autochtones et, à plus forte raison, des femmes autochtones.
Le cas du féminicide autochtone au Québec est encore très peu traité. Le sujet a gagné en importance dans les médias lorsque Radio-Canada a diffusé un reportage à ce sujet dans le cadre de l’émission Enquête. Plusieurs femmes autochtones y témoignent des actes de violence perpétrés par les policiers de la Sureté du Québec de Val-d’Or. On y relate de mauvais traitements systémiques, des agressions sexuelles, des abus de pouvoir, des violences physiques répétées et pratiquées depuis longtemps par huit policiers (Mouterde et Valdebenito, 2015). Le phénomène de violence systémique que subissent les femmes autochtones se retrouve ainsi au centre de l’actualité, ce qui laisse croire qu’un changement se profile.
Or, un an plus tard, le rapport du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), chargé d’enquêter sur les plaintes déposées par celles-ci, révélait qu’aucune accusation criminelle ne serait portée contre les policiers ciblés, faute de preuves suffisantes (Sioui, 2016). Face à ce manque flagrant de reconnaissance de la part du DPCP, l’organisation Femmes autochtones du Québec s’est mobilisée en exigeant au gouvernement la mise en place d’une commission d’enquête faisant état des problématiques de racisme systémique et de discrimination présentes au sein des services policiers de la province. En décembre 2016, le gouvernement a annoncé la création d’une telle commission (FAQ, 2017: 8). À ce jour, la commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics n’a encore publié aucun document officiel, je me permets donc d’explorer une hypothèse qui est susceptible d’expliquer le phénomène de violence systémique que subissent les femmes autochtones au Québec.
Les angles morts
Suivant l’idéologie de l’effacement exposée dans la partie précédente, cette section du texte aura pour but d’analyser les effets de la colonisation sur le récit historique et identitaire québécois. Une lecture critique de la société québécoise permettra de mettre en évidence certains angles morts susceptibles d’expliquer le phénomène d’invisibilisation des femmes autochtones au Québec.
L’histoire coloniale
L’étude des premiers contacts entre Autochtones et Européens en Amérique est ancrée dans la partialité. Au sein d’un article intitulé Les premiers contacts vus à travers les sources documentaires européennes, Peter Cook soutient qu’aux XIXe et XXe «les élites eurocanadiennes se sont employées à préserver et à publier les documents qu’elles jugeaient essentiels au discours triomphant sur l’édification de la nation» (2013: 55). Le récit mis en place a donc un objectif précis, il vise à légitimer l’appropriation territoriale, effaçant par le fait même la mémoire historique autochtone. Persuadées que la documentation racontait fidèlement l’histoire des Amériques, les québécois.e.s en sont venus à voir les Autochtones comme un peuple sans histoire.
Dans Les angles morts: perspectives sur le Québec actuel, Alexa Conradi (2017) démontre que ce phénomène d’effacement de l’histoire coloniale est toujours d’actualité au Québec. Pour illustrer ces propos, Conradi prend exemple sur la «Ligne du temps de l’histoire des femmes au Québec», réalisée par le Réseau québécois en études féministes en collaboration avec le Conseil du statut de la femme. Cette ligne du temps est «un outil web à vocation culturelle et éducative qui met en lumière la contribution des femmes et des féministes à l’évolution de la société québécoise de 1600 à nos jours» (REQEF, 2015). Le récit de l’histoire des femmes au Québec commence avec l’arrivée des colons français, contribuant ainsi à perpétuer l’idée d’un territoire vide avant l’arrivée des Européen.ne.s. La ligne du temps met de l’avant le rôle des femmes du Québec, catégorie qui ne semble pas inclure les femmes autochtones puisqu’elles n’y sont pas représentées. Conradi considère que cette approche a pour effet d’invisibiliser les effets de la colonisation sur les femmes autochtones et, par le fait même, de rendre insensibles les québécois.e.s aux dynamique coloniales (Conradi, 2017 :79-83).
Ces récits historiques coloniaux permettent à la nation québécoise de fonder sa légitimité dans l’histoire en affirmant la disparition, et donc l’inexistence, de toute autre communauté politique qui se servirait d’arguments similaires pour légitimer sa présence sur le territoire national (Gettler, 2016: 8). Le colonialisme s’est créé en se camouflant derrière différents discours permettant les conditions d’appropriation, c’est-à-dire l’effacement conceptuel et matériel des peuples autochtones sur le territoire sur lequel il se fonde (Green, 2004: 11). Ce processus demande, et a demandé, le recours constant à une panoplie de techniques et de dispositifs intellectuels, mythologiques, culturels et idéologiques, de telle sorte que la majorité des Québécois.e.s ignorent la réalité coloniale.
L’imaginaire national
Au Québec, le récit historique dominant demeure articulé autour de la question de l’oppression nationale des francophones. Les intellectuel.le.s et les représentant.e.s de l’État québécois ont proposé leur version de l’histoire nationale: «Il s’agit du grand récit d’une petite conquête et d’une coexistence pacifique avec les peuples autochtones avant la victoire de l’Angleterre» (Austin, 2015: 76). Illes niet ainsi le rôle des québécois.e.s dans la colonisation, et centrant l’histoire sur la celle des canadien.ne.s français.e.s.
Depuis la conquête, le récit national est celui d’une langue, d’une culture et d’une identité canadienne française bafouée par la minorité dominante anglaise. L’imaginaire national se forme ainsi au cœur de la division Français-Anglais. De par leur statut d’opprimé.e.s, les Canadien.ne.s français.e.s en viennent à se comparer aux Afro-Américain.e.s (Mills, 2010: 33). Pensons au poème de Michèle Lalonde (1974) Speak White qui parle des N* pour évoquer les Canadiens français. Ce processus a pour effet de hiérarchiser le «problème québécois» comme étant plus important que des enjeux comme l’esclavage et la colonisation des peuples autochtones (Pagé, 2014: 138). C’est ainsi que se crée cette relation ambigüe avec le colonialisme, soit l’impensable présence d’un colonialisme envers le peuple autochtone d’une part, et de l’autre, la croyance d’un colonialisme perdurant envers le peuple québécois. Chantal Maillé décrit cette relation particulière: «nation conquise, mais également nation complice d’un Occident triomphant, adhérant au récit des deux peuples fondateurs, duquel est occultée toute référence à l’idée de conquête, de génocide ou d’esclavage.» (Maillé, 2007: 97). Autrement dit, les québécois.e.s se définissent selon cette perception d’un peuple minoritaire et colonisé plutôt que de se définir par référence à son appartenance à la culture occidentale blanche et impérialiste. Cette posture a pour effet d’invisibiliser le rôle des québécois.e.s dans la colonisation des peuples autochtones.
Invisiblisation
Il existe différents obstacles permettant de penser la pluralité des perspectives historiques au Québec. À mon avis, l’un des principaux nœuds conceptuels réside dans l’occultation de différentes perspectives historiques au profit de la construction et du maintien du méta-récit national. Le postulat d’une société québécoise unifiée a pour effet de déqualifier les perspectives autochtones en les reléguant aux marges de l’imaginaire national. Ainsi, ces discours et représentations simplifient les récits historiques et insensibilisent les citoyen.ne.s aux dynamiques de pouvoir contemporaines.
L’héritage de la question nationale a permis aux québécois.e.s d’occulter le difficile exercice de détermination des rapports de pouvoir avec les peuples autochtones. Daniel Salée décrit cette dynamique comme:
[d’un] rapport social de subordination [qui] s’érige en système, s’insinue dans l’imaginaire collectif et investit la conscience des individus pour traverser le temps, devenir pratiquement immuable et ainsi continuer de déterminer la dynamique d’une société même lorsqu’elle s’en croit libérée. (Salée, 2005: 64).
Le cas du féminicide autochtone au Québec trouve peu de résonance dans la conscience collective puisqu’il demeure en marge de notre récit national. Il apparaît que les violences systémiques à l’encontre des femmes autochtones s’enracinent profondément dans le passé colonial du Canada. Ces violences remplissent une fonction matérielle et symbolique essentielle à la colonisation. Appréhender l’expérience de la colonisation à travers ses articulations et ses effets permettent une meilleure compréhension de la position des femmes autochtones dans la société canadienne. Ces différentes manifestations de violence caractérisent la vie des femmes autochtones. Ces formes d’oppressions s’accumulent, s’entrecroisent, s’amplifient et se répètent. Non seulement les femmes autochtones sont victimes de violences multiples (sexuelles, structurelles et institutionnelles), mais elles sont aussi victimes de l’indifférence des autres et de l’invisibilisation à l’égard de leur vécu.
En ce qui a trait au cas québécois, le manque de littérature rend difficile l’analyse de la problématique étudiée. Néanmoins, en fonction des sources étudiées, j’estime plus que jamais la pertinence d’aborder les questions relatives à la problématique. Le récit national québécois a servi à marginaliser les peuples autochtones, et par le fait même, à occulter les rapports de pouvoir coloniaux qui structurent notre société. Mon exploration m’a donc amenée à soutenir que l’effacement conceptuel des autochtones contribue à invisibiliser leur effacement matériel. C’est ainsi que je comprends que la colonisation, et plus précisément le projet national, est au fondement du féminicide autochtone au Québec.
Cela ne constitue qu’une explication partielle des facteurs de vulnérabilité des femmes autochtones et ceux-ci mériteraient d’être approfondis et élaborés à même un travail de plus grande envergure. Dans le cadre de mon mémoire, j’aimerais approfondir l’analyse du cas québécois. Un récent article publié dans Le Devoir rapporte que la portion québécoise de l’Enquête nationale sur les femmes et filles disparues ou assassinées (ENFFADA) révèle davantage de violences institutionnelles qu’ailleurs au pays. La commissaire Michèle Audette soutient que les témoignages québécois permettent de démontrer les «causes systémiques» de la discrimination envers les autochtones (Nadeau, 2017). À cet égard, j’estime qu’il y a urgence à analyser la particularité du cas québécois.
NOTES
- J’utiliserai le terme autochtone pour faire référence aux femmes provenant de différentes nations autochtones du Canada. Cependant, je comprends la réalité hétérogène et mouvante de cette catégorie, et qu’il existe plusieurs façons de définir leur expérience de l’oppression. Le but n’est pas d’essentialiser cette catégorie en employant ce terme général, mais plutôt d’alléger la lecture.
- Il est important de préciser qu’une enquête nationale sur les femmes autochtones disparues ou assassinées a présentement lieu. Dans le rapport provisoire, les commissaires conviennent qu’il est impossible de comprendre la violence à l’égard des femmes et des filles autochtones sans l’ancrer fermement dans le colonialisme canadien. (FFADA, 2017: 38).
Article par Rosalie Côté-Tremblay.
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