Joey Comeau est un auteur, blogueur et bédéiste canadien qui a écrit plusieurs œuvres inclassables dont peu ont été traduites en français. Écrivain éclaté, Comeau nous transporte cette fois-ci dans l’univers protocolaire des curriculums vitae, des compétences transposables et des qualifications (im)pertinentes. Surqualifié, lettres à des sociétés sans visage est un recueil composé uniquement de lettres de présentation adressées à des multinationales. À la fois drôles et lucides, ces lettres sont loin d’être élogieuses à leur égard.

Surqualifié. Joey Comeau
«Écrire une lettre de présentation est un exercice qui se veut simple», n’a jamais dit personne. La lettre de présentation rattachée au CV représente le premier contact entre soi et son futur employeur. Tout en étant suffisamment intéressante pour se distinguer des autres candidats qui postulent pour le même emploi, elle doit raconter en quelques paragraphes concis comment ses compétences et son expérience font de soi le candidat idéal. Véritable cauchemar pour la plupart d’entre nous, c’est pourtant le travail auquel s’est livré Joey Comeau dans le recueil Surqualifié, lettres à des sociétés sans visage.
Les dizaines de lettres de candidature rédigées par Comeau ont toutes la particularité d’être adressées à des multinationales. Des manufactures de produits en tout genre comme Hallmark, Gillette et Absolut Vodka, aux compagnies de télécommunications telles que Bell Canada et Apple, en passant par des institutions comme la Rand Corporation, l’Université de Victoria et le NYPD, aucune multinationale n’est épargnée. En débordant largement de leur définition première, les lettres de motivation s’éloignent de leur objectif premier de « présenter » un candidat. Comeau travestit le genre de la lettre : ce sont plutôt des satires et des diatribes qu’il adresse à ces multinationales.
Alors que la lettre de candidature se veut protocolaire, Comeau commence la plupart des siennes par l’épithète « cher/chère ». Formulation plutôt employée dans les cartes de vœux ou dans des lettres personnelles, cette adresse a pour effet de personnifier ces multinationales qui se dissimulent derrière d’anonymes façades. C’est d’ailleurs l’une des premières critiques qui transparaît dans les lettres : l’anonymat de ces compagnies.
Sous la couverture des lettres de candidature, Comeau nous présente des bribes de la vie intime de son homonyme[1]. À la différence des « sociétés sans visage » auxquels il s’adresse, Comeau inscrit sa candidature dans les détails et le particulier. Dans une lettre à Goodyear, celui-ci souligne
mon nom est Joey Comeau. Voilà. On se connaît, maintenant. C’est Joey, pas Joe, ni Joseph. Mon grand-père s’appelait Joe Comeau, et Joseph est le nom que ma mère se réserve pour moi, mais je me suis toujours fait appeler Joey. […] Je suis donc Joey et je ne serai jamais un Joe. Quand mon grand-père est mort, j’ai perdu tout espoir d’en savoir plus sur lui (Comeau, 2017, p. 39).
Prenant aux mots la première signification d’une lettre de « présentation », Comeau se présente à Goodyear par son nom et enchaîne par la suite avec un épisode sur la vie de ses grands-parents. Des informations dérisoires pour Goodyear qui, au fond, n’apprend rien sur les compétences de Comeau; ces informations personnelles contrastent avec l’anonymat de la compagnie. En allant dans l’anecdotique, l’épisodique et le particulier, Comeau met en lumière le caractère impersonnel de ce géant de l’industrie pneumatique.
Dans une autre lettre, cette fois-ci adressée à l’hôpital Queen Elizabeth, Comeau s’attaque au manque de considérationde cet établissementenvers sa clientèle. Parce qu’il offre un service « déshumanisé », le département de transplantation de cet hôpital
est le mariage parfait de la médecine et de la chaîne de montage. Je peux y travailler sur des corps sans avoir à les traiter comme des personnes. Certes, après un certain temps, il se peut que j’apprenne à comprendre les émotions humaines et que j’aille travailler dans un hôpital où celles-ci ont leur place, mais d’ici là, je crois que tu jugeras mes qualifications et mes compétences très utiles (Comeau, 2017, p. 37).
Véritable industrie du corps, le service de transplantation du Queen Elizabeth semble traiter avec peu de respect leurs patients, ceux-ci se rapprochant plus de pièces automobiles démontées que d’humains. Très critique, cette lettre de candidature dénonce bien plus une problématique du milieu de la santé qu’elle ne présente un candidat.
Anonymes et pourtant omniprésentes, ces compagnies exercent leur emprise colossale sur la société, ce qu’évoque Comeau à plusieurs reprises, jusqu’à les incarner dans son écriture sous la forme d’un monstre. Dans une lettre adressée à Bell Canada, Comeau constate qu’«internet à des tentacules dans des millions de maisons» (Comeau, 2017, p. 34) et accuse Bell de nourrir cet internet. Sous ses allures de monstre tentaculaire, internet semble avoir pris le contrôle de sa vie et, pire encore, il semble «dévorer [ses] amis et [sa] famille» (Comeau, 2017, p. 34), et ce, grâce à Bell et à son service de câblodistribution. Alors qu’il se demande si internet a «eu le temps de pondre des œufs» (Comeau, 2017, p. 34), il réalise que Bell en est probablement infecté.
Ton corps pourrait contenir des œufs. Il faut que je lui arrache la colonne vertébrale. Il faut que je brûle la salle des serveurs. Si je travaille aux ordinateurs comme employés, ça ne me verra pas approcher, jerrican en main. Embauche-moi (Comeau, 2017, p. 34-35).
Microcosme d’un univers éclaté, cette lettre de présentation se transforme en invasion extraterrestre en un temps record. L’originalité de Comeau réside précisément dans cette capacité qu’il possède d’intégrer des récits à la fois complètement absurdes et personnels dans un cadre rigide.
Sous prétexte de postuler pour un emploi, Joey Comeau confronte ces géants de l’industrie dans cette fable contemporaine de David contre Goliath. Surqualifié, lettres à des sociétés sans visage est un recueil qui critique, au travers d’un humour noir et grinçant, leur caractère impersonnel et, paradoxalement, leur pouvoir dans nos sociétés.
Risque de désenchantement, à lire avec modération.
Comeau, Joey, Surqualifié, lettres à des sociétés sans visage, Montréal, Mémoire d’encrier, 2017, 119 p.
[1]Joey Comeau crée une proximité autofictionnelle entre le narrateur des lettres et lui-même qui nous empêche, toutefois, d’affirmer qu’il a « réellement » vécu les événements qu’il décrit.
Article par Annie Gaudet.