Le 31 mai 2023 paraissait le second recueil de Lorrie Jean-Louis, Main d’œuvre. Le titre en lettres tangerine, rappelant un dossard fluorescent, renvoie non seulement à tous·tes les travailleur·euses à qui la poète dédie son livre, mais aussi au fruit du travail poétique donnant droit au rêve, au repos.
Le recueil de Lorrie Jean-Louis rassemble des poèmes dont la saisissante richesse est contenue dans de très courts vers. Ce souffle bref marque l’épuisement d’un « je » collectif, même si la prise de parole demeure attentionnée et lucide. C’est la notion d’intimité, « partie silencieuse et lumineuse de nous-mêmesqui donne le ton au recueil : l’amour émanant des poèmes agit comme un sort de protection contre la violence.
Plusieurs thèmes cohabitent dans Main d’œuvre, mais ce sont le sacré et le profane que je souhaite mettre en lumière. Le sacré apparait dans l’ordinaire, grâce à la poésie. Celle qui se proclame « chamane de pacotille[2] » évoque le symbolisme caché de la routine en révélant l’ambivalence de celui-ci. La routine est donc un pilier d’intimité, laquelle n’existe que dans un rapport aux habitudes de vie créées par l’obligation de travailler pour survivre.
« Je ne sais pas dire “ je t’aime ”
pourtant
je ploie
sous ce que je porte
toutes ces tendreries
comme une amulette géante[3] »
Il est aussi question de souffrance physique : le corps est représenté d’une part comme une ressource matérielle, d’autre part comme une échappatoire imaginaire : « J’ai faim // la terre / avale / mon corps // laissez-moi seule // ma peine / n’est pas à vendre[4] ». Cette dualité s’arrime nécessairement à la tristesse, comme des « chagrins mûrs / de trop d’étés[5] ». Les corps s’écroulent, mais se relèvent rituellement pour supporter la structure de la maison où l’amour est en sécurité.
L’aliénation du corps due au travail et l’intention de Lorrie Jean-Louis de parler des travailleur·euses migrant·es convoquent le thème de l’errance. Un non-lieu se manifeste dans les anaphores et les énumérations qui dénotent de l’absurdité du temps : « je n’ai plus peur / j’ai toujours peur / je n’ai jamais eu peur[6] ». En revanche, l’espoir renait grâce à la promesse : « n’aie pas peur // j’ai promis aux pivoines / j’ai promis[7] ». Le corps réconcilié au territoire est un rêve où les dommages du colonialisme et du capitalisme n’existent pas. Les poèmes dans Main d’œuvre agissent comme un guide pour se rendre là où les promesses sont tenues, en dehors de la fatigue.
En 1980, Audre Lorde, militante pour le féminisme et les droits civils, a dit :
De toutes les formes artistiques, la poésie reste la plus économique. C’est la seule qu’on puisse facilement écrire en cachette, la seule qui demande le moins d’effort physique, le moins de matériel ; on peut s’y consacrer au moment de nos pauses au travail, dans un vestibule de l’hôpital, dans le métro, sur des bouts de papier. [À] l’heure où nous, femmes, revendiquons notre propre littérature, la poésie est en train de devenir le principal moyen d’expression des pauvres, des personnes issues de la classe ouvrière, ainsi que des femmes de Couleur[8].
Reconnaitre la poésie en tant que forme littéraire accessible à tous·tes politise le symbolisme inhérent à la prise de parole. Somme toute, les poèmes de Main d’œuvre rendent hommage à celleux dont les mains ne peuvent se délier le temps d’un poème.
[1] Lorrie Jean-Louis, Main d’œuvre, Montréal, Mémoire d’encrier, 2023, p. 10.
[2] Ibid., p. 73.
[3] Ibid., p. 87.
[4] Ibid., p. 48.
[5] Ibid., p. 53.
[6] Ibid., p. 70.
[7] Ibid., p. 50.
[8] Audre Lorde, « Âge, race, classe sociale et sexe : les femmes repensent la notion de différence », dans infokiosques.net, en ligne, <https://infokiosques.net/spip.php?page=lire&id_article=459>, consulté le 31 mai 2023.
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Jean-Louis, Lorrie, Main d’œuvre, Montréal, Mémoire d’encrier, 2023, 101 p.
Lorde, Audre, « Âge, race, classe sociale et sexe : les femmes repensent la notion de différence », dans infokiosques.net, en ligne, <https://infokiosques.net/spip.php?page=lire&id_article=459>, consulté le 31 mai 2023.
Article rédigé par Mathilde Pelletier