En juin 2015, Mathieu Arsenault apprenait que son plus récent ouvrage, La vie littéraire, paru au Quartanier en 2014, était en lice pour le prix Spirale Eva-Le-Grand. Après que l’auteur ait manifesté son désir d’être retiré de la liste des finalistes auprès de Spirale, une note a fait les pages estivales de la revue afin de rectifier le tir. Or, le jury a tout de même décidé de primer La vie littéraire, poussant son auteur à expliquer publiquement son refus cette semaine.
L’entêtement de la revue Spirale à vouloir décerner le prix à Mathieu Arsenault surprend. L’auteur n’est certainement pas le premier à refuser un honneur ou un autre, certainement pas le dernier non plus. De ce côté-là, on comprend que certains écrivains ont des convictions, que certains écrivains qui ont des convictions agissent conséquemment. Or, la tendance habituelle veut que l’organisation qui décerne le prix court vite, en cas de refus, trouver une solution de rechange, histoire de ne pas faire trop de remous, de ne pas montrer l’égratignure sur le verni de son capital symbolique. Un prix qu’on refuse, comprenez-vous, ce n’est pas un bon prix.
Ce geste plutôt inusité de la part du jury aura toutefois permis à une réflexion tout à fait pertinente d’accaparer une partie de l’espace public. Dans un billet paru sur son blogue et relayé par son éditeur, Mathieu Arsenault développe un questionnement qui déborde largement le simple prix Spirale Eva-Le-Grand et met en doute les fondements généraux de «l’économie du prix littéraire».
Saluant d’abord le travail d’analyse des œuvres fait en amont par la revue Spirale – les ouvrages récompensés par le prix doivent avoir fait l’objet d’une étude parue dans Spirale durant l’année – qui fait «apparaître quelque chose des questions qu’elles soulèvent», l’auteur n’en conclut pas moins que la singularité des œuvres qu’on cherche à primer est une condition selon laquelle on ne peut les mettre côte à côte. Remplaçant rapidement la faculté de lire des médias de masse, les prix littéraires seraient devenus les banales boussoles d’animateurs culturels qui «n’ont plus ni le temps de parler des œuvres, ni l’intérêt pour leur singularité, ni la patience pour le culturel en général, que fuient désormais les annonceurs».
Cette tendance est on ne peut plus manifeste qu’elle se traduit désormais par une véritable étiquette (autocollant dans le cas du prix du Gouverneur général, bandeau dans le cas du prix Émile-Nelligan, etc.). Il faut dire que le jeu va dans les deux sens; c’est en décernant des prix à des gens en vogue qu’on réitère l’importance d’un prix. C’est en faisant la nomination d’acteurs influents qu’on maintient sa position dans le champ. L’Académie des lettres du Québec, par exemple, décerne des prix et intronise véritablement des auteurs, mais elle attend bel et bien d’eux qu’ils contribuent quelque jus de bras. Les lauréats sont souvent des ambassadeurs malgré eux, des points de relai dans des dynamiques d’échange de capital symbolique.
Il est vrai que bien des prix littéraires servent à vendre de la copie. Il est vrai, aussi, que tous les prix se trompent sur leur époque. Au mieux, ils visent juste à quelques reprises, mais ils n’arrivent jamais à saisir une littérature en train de se faire. On consacre des idiots, on oublie des génies. C’est que les prix ne sont pas en phase avec l’histoire, comme le remarque d’ailleurs Arsenault dans son texte: «l’histoire culturelle ne conserve en général que ces œuvres qui posent une question, assurément pas celles qui sont mieux écrites ou plus maîtrisées que les autres.»
Il ne m’apparaît pas aussi clairement qu’à Mathieu Arsenault, cependant, que le caractère cyclique des prix corresponde au «monde du travail, du commerce, des médias», et que cela a pour effet de les discréditer. Il m’a toujours semblé que le temps cyclique faisait partie du cours naturel de l’existence et nous rapprochait de notre essence. C’est par ailleurs au sein de ce régime d’historicité qu’ont émergé des rituels et des pratiques culturelles tout à fait déconnectées du monde marchand, lequel a bien plus souvent tendance à comprimer le temps. Les humains ont toujours trouvé à se réjouir de façon cyclique et pour des raisons qui transcendent leur existence; que ce soit pour louer un Dieu au Solstice ou pour célébrer la fenaison. Certains de ces rituels persistent sans qu’ils aient pour autant une valeur sur les plans du travail, du commerce ou des médias.
Pour ces raisons, entre autres, parce que la fenaison n’est pas toujours celle qu’on espérait mais qu’on la célèbre quand même, j’aime penser que les prix littéraires ne servent pas forcément à souligner l’excellence et la réussite, notions combien de fois galvaudées, mais la persistance de la pensée critique et de la créativité. Si certains prix ont pu avoir la prétention de rendre immortels leurs lauréats, je ne crois pas qu’on puisse, encore aujourd’hui et au vu de notre «recul historique», supposer une telle chose. Combien d’académistes immortels avons-nous déjà oubliés (souvent avec raison)? Au mieux, certains prix permettent-ils à la littérature de percer le tissu opaque de l’univers médiatique. Au mieux, certains prix, plus pertinents ou réfléchis que d’autres, permettent-ils d’occuper l’espace public avec des œuvres qui, comme le dit Arsenault, portent en elles des questions.
«Il y a des années maigres en art, des périodes creuses pour le roman, pour la poésie, pour la musique ou la peinture, le cinéma de genre ou la sculpture.» Rien n’est plus sûr. Voilà revenu le problème du cycle: on se borne à récompenser, bon an mal an, des citrons comme des navets. Mais ces mauvaises cuvées, qu’on célèbre malgré tout et avec de plus en plus de prix, ne traduisent-elles pas elles-mêmes des questions importantes? Elles sont en tout cas le symptôme d’une industrie littéraire en crise, dont l’impossible insertion dans un système de valeurs marchandes force la course effrénée à la certification de produits vendables.
Refonder les principes d’attribution des prix littéraires
Incapable d’accepter de participer à «l’économie du prix littéraire», Mathieu Arsenault énonce les anti-paramètres qui guident, chaque année depuis sept ans, l’attribution d’honneurs par son Académie de la vie littéraire, organe qu’il a mis sur pied avec Catherine Cormier-Larose et Vickie Gendreau:
«Nous n’avons […] jamais mis en place de système de nominations, considérant que chaque œuvre récompensée pose à sa manière une question, développe une potentialité, même toute petite, qui lui donne sa singularité. Nous ne nous sommes jamais non plus contraints annuellement à respecter des catégories ou à remplir des critères de sélection, tout cela pour permettre de laisser arriver la littérature qui se fait aujourd’hui et tenter de saisir la pertinence de ces singularités qui apparaissent plutôt que de reconduire la permanence de genres littéraires à travers des catégories fixées d’avance.»
La distinction littéraire se présenterait donc comme la nécessité spontanée et anarchique de souligner l’importance d’une œuvre. C’est que la littérature rappellerait, par le potentiel qu’elle développe en son sein, l’importance de lire, d’être traversé et de passer, de se faire le passeur d’une expérience. Nécessairement transitive, nécessairement en mouvement, la littérature serait le point selon lequel l’individu est fondé d’entrer en partage et de faire communauté, cela pour ce que la littérature devient dans cette optique la mise en commun d’une expérience de la singularité de l’autre. On célèbrerait dès lors le livre qui appelle en soi la nécessité de le faire.
Curieux cas de figure, la spontanéité et les convictions de l’Académie de la vie littéraire trouvent une certaine résonance dans le geste obstiné de Spirale qui, malgré l’opposition de l’auteur, exprime toujours la nécessité pour son jury de récompenser La vie littéraire, réaffirmant du même coup qu’il n’obéit pas à des exigences extérieures, contrairement à d’autres prix que pourrait dénoncer Mathieu Arsenault. En somme, si l’auteur n’avait pas d’abord refusé le prix, celui-ci n’aurait certainement pas eu autant de valeur qu’il en a maintenant, en ce qu’il paraît aujourd’hui plus que jamais investi par ceux qui le décernent. Il est à souhaiter que cette aventure posera les bases d’une réflexion plus large sur notre rapport à la littérature et à «l’économie du prix littéraire», réflexion qui gagnerait en profondeur si Spirale devait finalement réagir plutôt que d’éviter la question comme le font trop souvent les comités qui accordent les prix qu’on refuse.
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Mathieu Arsenault a refusé le prix littéraire Spirale Eva-Le-Grand. Il a dû s’expliquer publiquement après que le jury lui ait tout de même attribué le prix.
Article par Jean-Philippe Chabot.