
Couverture de Métissée de Ouanessa Younsi – Crédit : Mémoire d’encrier
Métissée, la dernière création de Ouanessa Younsi publiée chez Mémoire d’Encrier en septembre dernier, sillonne les contrées de l’identité dans sa part d’altérité, à travers l’absence de cette famille «du côté basané du monde » (16), paradoxalement présente dans l’univers de l’auteure, bien que celle-ci ne l’ait jamais connue.
«Me tisser», entend-on derrière le titre de cette œuvre très personnelle. Peu après la parution de ce dernier livre, Younsi expliquait en entrevue que, née à Québec d’un père algérien et d’une mère québécoise, elle n’avait jamais connu une part de ses origines paternelles:
«Je marchais sur mes mains. Mes pieds avaient été coupés durant la nuit. Par qui, nul ne le savait, et il n’y eut pas d’enquête: j’étais une fille orange au nom bizarre./ […] Au matin je fus étonnée de ne plus trouver mes pieds. […]/ L’interdit de mon père : ne pas les chercher.» (17)
Ce côté de l’héritage familial qui ne lui a jamais été transmis, c’est une part absente d’elle-même qu’elle porte pourtant depuis toujours, par son nom et la couleur de sa peau : le regard et la curiosité des autres sont là pour le lui rappeler. Mais au-delà de ce regard de l’altérité sur soi (auquel le texte ne s’attarde que très peu), Métissée exploite plutôt un regard sur l’altérité en soi. Un regard qui s’étonne de l’étranger qui loge dans sa propre individualité et qui tente de le saisir, de l’apprivoiser, de lui donner forme, voix, nom; et de l’inventer, surtout, puisqu’il reste inconnu. Voilà que se forme une fiction des origines, une «famille d’encre» (36) et de papier: «[f]uir avec ma famille qui n’existait pas», raconte la narratrice, car «[c]elle qui existait restait introuvable» (29).
Lire Métissée, c’est donc entrer dans l’univers d’une enfance révolue, retrouver le lieu de l’imaginaire, là où l’identité se construit à force d’histoires. C’est un retour vers ce terreau fertile où les êtres inventés sont aussi vrais et nécessaires que «les licornes, Dieu et les contes» (37). Les mots prennent la place des morts, et comblent leur absence: «Ainsi passai-je mon enfance à ouvrir des cercueils» (81).
Cadavres, cercueils, fantômes, ombres, carcasses et dépouilles, tels de nombreux témoins de l’absence qui s’amoncèlent dans le texte pour combler les «trous dans la terre [et les] trous dans la page» (25).
Justement, là où le lecteur ou la lectrice se serait attendu à une douceur et une candeur toute juvénile de l’imaginaire enfantin, il ou elle est plutôt confronté.e à une organicité transpercée, douloureuse de par ses innombrables anfractuosités. Le corps est sans cesse excisé, amputé, tronçonné, rompu, brisé. Cette négativité anatomique prend toutes les allures d’un manque à combler, et nous ramène à constater cette part identitaire arrachée à la narratrice. Dans une tentative de recoller les morceaux viennent alors se greffer au corps poétique de nouveaux arbres généalogiques, comme le figuier et l’oranger, emblèmes du «côté basané du monde» (16) auquel Younsi appartient sans y appartenir. Pourtant, il est trop tard déjà et la transplantation est vaine, car «[l]’enfance demeure ce vase incassable qu’[elle] ne recoller[a] jamais» (43).
C’est donc à travers ces jeux de transfigurations que scintillent les possibilités d’une individualité plurielle, sans limites et jamais seule: «J’étais sans frontières sur la carte du visage» (33). Les pages tiennent donc de lieu commun où se superposent Montréal et Souk Ahra (village algérien), un peu comme le corps d’une jeune femme métissée. Seulement, de cette expérience de lecture, c’est plutôt la sensation d’un chaos cauchemardesque qui demeure. «Il y a des nuits en nous, il faut s’en occuper» (13), laisse planer l’auteure en exergue. Métissée n’est pas une œuvre de la réconciliation avec les origines, pas plus qu’une littérature réparatrice du passé; malgré les efforts et le travail poétique, le greffon est rejeté. Younsi, avec ses ombres et ses fantômes, fait un joli pied de nez à cette prétention émancipatrice qu’a parfois la littérature à l’égard des traumas, aussi singuliers et personnels soient-ils. La lecture s’arrête, mais les plaies sont encore vives. Je dis plaies, car c’est bien de cela qu’il s’agit: des ouvertures laissées dans la chair, comme si l’intervention chirurgicale n’avait pas abouti, comme si l’opération de recollage avait été laissée en plan. Il n’en reste qu’une petite fille oubliée sur la table d’opération… ou sur le métier à tisser.
Ouanessa Younsi, Métissée, éditions Mémoire d’encrier, 2018, 96 pages.
Article par Marilyn Ferland.