Si, dès leurs premières années en études littéraires, les étudiant·e·s apprennent à écrire de la critique, une critique nuancée, qui n’est pas d’emblée virulente ou négative, une critique qui analyse, examine et sous-pèse les enjeux d’un texte ou d’une œuvre d’art, l’idée rabâchée selon laquelle une critique n’est pas défavorable en soi annihile semble-t-il toute volonté de controverse chez les chroniqueurs qui ont tendance à être forcément bienveillants, voire mièvres lorsqu’ils analysent des créations québécoises. Je l’annonce d’emblée, c’est tout ce que je ne serai et ne ferai pas dans ce texte. Ma réaction à la suite du visionnement du dernier film de Philippe Falardeau, Mon année Salinger, qui retrace les premières années du parcours professionnel de l’autrice, poète, journaliste et critique Joanna Rakoff, impose une toute autre posture, une posture qui assume l’inconfort et la déception que provoquent certains films prometteurs.
Mon amie et moi avions acheté nos billets dans la hâte de retrouver les salles du cinéma Beaubien et de découvrir la nouvelle œuvre du réalisateur de Monsieur Lazhar. Une fois bien installées, nous nous sommes tues derrière nos masques pour profiter du «spectacle». La première scène s’ouvre sur un plan rapproché de Margaret Qualley, l’actrice qui incarne Joanna Rakoff, autrice du récit autobiographique My Salinger Year adapté à l’écran par Falardeau. Là, la protagoniste du film monologue sur les raisons qui l’ont amené de la côte Ouest à New-York, délaissant études et copain pour entamer une carrière au sein de la prestigieuse agence littéraire Harold Ober Associates, notamment connue pour représenter des auteurs tels que F. Scott Fitzgerald, Agatha Christie, William Faulkner et… J. D. Salinger. Rakoff hérite d’ailleurs du dossier de ce dernier et doit, au cours de son mandat, répondre aux myriades de lettres d’admirateurs dédiées à Salinger par une plate formule générique leur apprenant que l’auteur ne désire pas recevoir son courrier. Cette entrée en scène nous offre un avant-goût du jeu de l’actrice qui gagnerait à être plus naturel et des traits caractéristiques du personnage principal qu’on aimerait moins enthousiaste et exalté.
Le film se poursuit et plusieurs autres personnages entrent en scène donc ceux de Don, commis dans une librairie d’occasion et nouveau petit copain de Joanna, interprété par Douglas Booth, et Margaret, l’agente littéraire intransigeante qui embauche Joanna, jouée par Sigourney Weaver. Ce qui nous chicote ici, ce n’est seulement pas le jeu, un peu stéréotypé, des deux acteurs, mais plutôt le casting. À dire vrai, les acteurs sélectionnés par Falardeau et son équipe sont on ne peut plus parfaits, voire trop. Tous arborent un visage symétrique, une silhouette svelte pour les femmes, juste assez musclée pour les hommes, bref, un corps modelé par les dictats de la beauté occidentale. Il manque à ces visages, ces corps irréprochables qui semblent tout droit sortis des pages laminées des magazines de mode, un trait primordial chez l’acteur : le charisme. Le seul personnage qui sort du lot et qui, lui, n’en manque pas, est celui du jeune adolescent dépressif aux airs androgyne, passionné des mots de Salinger interprété par Théodore Pellerin. Je souligne la justesse et l’excellence de son jeu.
Le récit initiatique, assez linéaire et simple, permet au film d’avancer sans trop de longueurs, ce qui allège le visionnement et le rend assez digeste. Dès ses premières semaines à l’agence, Joanna se passionne pour les lettres d’admirateur·e·s adressées à Salinger. Trop sentimentalement investie dans son travail, elle déroge aux règlements et répond à quelques jeunes fans de Salinger et de son anti-héros, Holden Caulfield, initiative qu’elle refreinera après la visite d’une jeune adolescente frustrée sur son lieu de travail. Joanna gravit rapidement les échelons au sein de l’agence littéraire, mais elle ne semble guère satisfaite puisque cela l’empêche d’écrire, de créer librement alors que son copain, Don, s’adonne corps et âme à la rédaction de son premier roman. Malgré l’attitude autoritaire de Margaret, la supérieure de Joanna, celle-ci lui confie un dossier délicat: celui de mener à bien la rencontre entre Salinger et l’éditeur de la nouvelle «Hapworth 16, 1924». Bien que la mission s’avère une réussite, le couple de Rakoff bat de l’aile et elle abandonne, dans la même période, petit copain, demeure conjugale et emploi pour enfin s’accorder le temps d’écrire.
Ce qui nous trouble, mon amie et moi, au cours de notre visionnement, ce n’est pas la trame narrative, qui semble fidèle aux différents chapitres du roman autobiographique de Rakoff, mais la mise en scène, tout particulièrement celle d’une des scènes finales où, dans un espace-temps onirique, Joanna valse avec son ex-copain, celui qu’elle a abandonné pour vivre à New-York, dans le hall d’un hôtel cossu de New-York, le Waldorf selon mon souvenir. Cette scène, on l’observe avec un léger malaise tant son rythme, son ambiance de conte de fée nous semblent à côté de la plaque. C’est comme si le réalisateur avait désiré offrir, comme dans tout bon film grand public, une fin heureuse, une fin «fleur bleue» au public. La protagoniste a beau s’être séparée de Don et avoir remis sa démission à Margaret, deux éléments qui pourraient supposer une fin moins réjouissante, elle emménage hâtivement dans un nouvel appartement où elle entame l’écriture d’un recueil de poésie qu’elle dépose, sans plus tarder, au New Yorker.
Le film s’achève donc sur la réussite à l’américaine et l’idée magique selon laquelle tout un chacun peut accomplir ses rêves, ce qui manque un peu de nuance et aplanit la complexité de la vie de la jeune autrice. Malheureusement, le ton du film s’avère trop optimiste et rêveur pour que mon amie et moi puissions croire au personnage de Rakoff et y voir autre chose qu’une caricature. Nous aurions aimé sentir le pouls d’une jeune étudiante en littérature tout juste diplômée, déchirée entre la vie professionnelle et l’écriture, mais nous n’avons droit qu’à un portrait retouché de la vie d’artiste, qui semble beaucoup plus idéaliste qu’elle ne l’est dans le réel, ce qui nous laisse un peu sur notre faim.
Texte signé par Frédérique Lamoureux, étudiante au doctorat en littérature comparée à l’Université de Montréal