En 1954, à Coyoacán au Mexique, Frida Khalo s’éteint. Quarante ans plus tard, le journal qu’elle a tenu durant les dernières années de sa vie, le journal dans lequel elle écrit sa souffrance face aux infidélités de Diego, à son incapacité à enfanter, face même à son propre corps brisé qui la cloue au lit, se retrouve dans les mains de Pauline Vaillancourt, interprète, metteure en scène, conceptrice et directrice artistique de la compagnie Chants Libres. Il devient la source d’inspiration d’un spectacle d’opéra à la croisée de la performance, du théâtre, de l’art visuel et de la danse. D’abord présenté en 1997 avec l’aide du CAC et diffusé la même année à la télévision de Radio-Canada, Yo soy la desintegración est repris à la Cinquième Salle de la Place des Arts les 5, 6 et 7 mai 2017.
L’opéra, chanté en français et en espagnol, ne prétend pas agir à titre de biographie de la peintre mexicaine, mais plutôt comme «transposition», avance la conceptrice. Durant 66 minutes, nous suivons une femme, seule sur scène, qui revit divers événements marquants de sa vie sous forme de tableaux : son enfance, un accident qui la laisse dans la douleur de façon permanente, une grossesse ratée. Dans une logique post-narrative, le tout est davantage senti qu’explicité; les paroles évoquent la faillite du corps et la détresse de la femme anonyme sans jamais mettre un nom sur les diverses épreuves.
C’est sur les épaules de la jeune interprète Stéphanie Lessard que la réussite du spectacle repose; du chant à la danse, à la manipulation du décor et des éléments de costume, la soprano accomplit la tâche avec brio.
La musique de Jean Piché, à l’exemple de la production elle-même, marie plusieurs influences et plusieurs approches, de la voix d’opéra à la musique électroacoustique qui est représentative de sa pratique, en passant par des «samples» modifiés numériquement et même des musiques traditionnelles qui donnent l’impression d’un voyage autour du monde. Si, au départ, la musique se limite à quelques tonalités ambiantes, le rythme qui croît et s’intensifie nous force à plonger dans l’univers de cette femme et à nous y laisser emporter. L’impression chaotique que donnent parfois les arrangements musicaux, la dissonance de la voix ou la variation subite du rythme expriment bien le mal-être qui sous-tend la production, la souffrance étant souvent aliénante pour ceux qui en sont spectateurs.
D’ailleurs, cet inconfort nous frappe, par le biais de la scénographie, dès qu’on met les pieds dans la salle. En avant-scène s’élève un écran qui nous encombre la vue, qui prend toute la place: un filet constitué de mille et une petites poupées dont les corps sont en chiffon et les divers membres en plastique. Ce rideau tombera durant le premier tableau, le son sourd des ces corps vides s’écrasant au sol se mêlant aux cris de la protagoniste.
L’univers visuel n’est pas signé Frida Khalo, c’est plutôt celui de l’artiste Anita Pantin qui habite l’espace scénique. Si les projections vidéo sont plutôt statiques et timides, à l’exception des derniers tableaux, le visuel mis à profit reste néanmoins frappant et chamboulant. De fait, si on trouve sur scène une femme, une seule, Piché nous donne à entendre des voix plurielles et Pantin nous impose des corps multiples et multipliés, des corps scindés et torturés.
Le clou du spectacle, c’est sans aucun doute cette merveilleuse robe, au buste déformé, moulé dans le plâtre et monté sur un ensemble de tiges de métal qui encadre et traverse la protagoniste qui s’y glisse. Inspirée de La colonne brisée (1944), un des autoportraits de Kahlo qui la donne à voir dans son corset orthopédique, l’apparition du costume sur scène change la donne : la musique s’emporte, les mouvements de Lessard deviennent lourds et laborieux. La scénographie en général, et surtout ce costume, offre une profondeur supplémentaire à la production et devient un langage artistique en soi.
Yo soy la desintegración, c’est un spectacle qui se fait en chacun de nous. Si quelques personnes — dont mes voisins de siège — quitteront la salle, visiblement amusées par l’exagération de la souffrance ou encore ennuyées par la musique qui est, il faut le concéder, difficile d’accès, la majorité du public semblait recevoir et laisser faire écho en eux l’émotion mise en scène. Pour ma part, j’ai été touchée, parfois happée, souvent emportée par le spectacle, mais, contrairement à mes attentes, je ne fus pas renversée. En prenant place, ayant parcouru le programme, ayant mis les yeux sur ces décors percutants, je m’attendais à être bousculée comme je l’ai été à la lecture du journal de Khalo, et ce ne fut pas le cas. Peut-être que ma routine pré-show — bières et ribs à la cage au sport — ne m’avait pas mise dans les meilleures dispositions. Néanmoins, je suis sortie de la salle avec, dans la tête, un torrent d’images marquantes, une myriade d’impressions qui ne devraient pas me quitter de sitôt. Étonnamment, malgré la mise en contact d’un nombre impressionnant d’éléments hétéroclites et de pratiques artistiques diverses, on ressent une très grande cohérence interne dans la logique de l’œuvre.
De plus, si ce n’est l’aspect un peu rigide des projections multimédias, le spectacle ne semble pas avoir perdu de plumes depuis sa conception, preuve qu’il existe de ces œuvres qui savent encore nous faire oublier le passage du temps, de ces œuvres qui permettent à un public de 2017 de sentir l’intensité d’une douleur transposée par une femme qui, vingt ans plus tôt, a été touchée par la vie d’une artiste morte en 1954. Yo soy la desintegración, malgré la dissolution qui est mise en scène, c’est aussi ce qui lie ces femmes entre-elles, la preuve d’une solidarité possible. C’est le pouvoir de l’art; celui de transformer la souffrance humaine en quelque chose de rassembleur et d’universel.
Yo soy la desintegración était présenté à la Cinquième Salle de la Place des Arts les 5, 6 et 7 mai 2017.
Article par Maude Lafleur.