Le 16 mai dernier se déroulait le 2e Gala du Prix des libraires du Québec qui vise à reconnaître l’apport des libraires au milieu littéraire et à mettre en évidence la manière dont ils et elles favorisent la curiosité et l’apprentissage par la lecture. Cette année, c’est l’autrice, activiste et éducatrice Robyn Maynard qui a remporté le prix dans la catégorie « Essai » pour son puissant et rigoureux travail de recherche dans NoirEs sous surveillance – Esclavage, répression et violence d’état au Canada.
L’ouvrage débute en force. Dès l’introduction, Robyn Maynard n’hésite pas à y inscrire sa présence. Alors que le reste du texte adopte un point de vue détaché et qui se veut objectif, les premières pages de l’essai nous donnent accès aux raisons qui l’ont poussée à écrire sur l’histoire de la violence étatique envers les personnes noires au Canada. « J’ai voulu écrire ce livre parce que la plupart des Canadien.ne.s ignorent tout ou presque du racisme anti-Noir.e.s dans ce pays, particulièrement quand il est le fait de l’État. » (p.7). Ici, la présence de l’autrice, ses motivations, sont les bienvenues dans un type d’ouvrage qui peut parfois être assez détaché des individu.e.s dont il traite. D’emblée, l’introduction sert à faire un pont avec d’autres auteurs et autrices noir.e.s et, plus particulièrement, à inscrire le livre dans la longue tradition intellectuelle du Black feminism, alors que Maynard nomme les femmes (Angela Y. Davis, Joy James, Beth Richie, etc.) qui ont amorcé le combat qu’elle continue de mener.
Toutefois, le vrai génie de NoirEs sous surveillance réside dans la manière dont Robyn Maynard arrive à déconstruire les mensonges sur lesquels est basée l’image du Canada qui, soi-disant, serait un pays où le racisme n’existe pas. Alternant entre des statistiques coup de poing qui proviennent d’une recherche exhaustive (la bibliographie est aussi imposante qu’impressionnante) et des analyses de discours, que ceux-ci proviennent des médias, des gouvernements ou des corps policiers. C’est sans retenue que le livre s’attaque courageusement à l’identité même du Canada.
Avec brio, l’autrice démontre que le racisme systémique « se cache en pleine lumière, occulté par un libéralisme, un multiculturalisme et un égalitarisme de façade. » (p.8). En effet, Maynard arrive à souligner la dangerosité de ces beaux mots qui, s’ils ne sont pas accompagnés de réels engagements politiques, ne servent qu’à donner un faux sentiment de satisfaction. Maynard cherche donc à lever le voile sur ces paroles et gestes vides afin d’exposer ce que les statistiques et le discours social révèlent : une réalité que les personnes noires et, plus généralement toutes les personnes racisées, connaissent d’emblée par leur vécu quotidien.
Ainsi, Robyn Maynard fait une brillante critique de cette posture que cultive le Canada en montrant qu’elle repose sur une constante comparaison avec les États-Unis, laquelle permet au Canada de se positionner de manière positive et progressiste par rapport à son voisin du sud. Cette posture provient également de l’occultation de l’esclavage de l’histoire du Canada et de nos manuels scolaires qui « n’évoqu[ent] les tensions raciales que dans le contexte des États-Unis. » (p.8). Le racisme est donc compris comme étant « pour les autres », moins répandu ici, ce qui nous empêche d’adresser sa réelle présence dans nos institutions.
Loin d’être une collection de statistiques sombres, bien qu’il soit parfois difficile à lire, NoirEs sous surveillance témoigne des vies humaines qui vivent les conséquences, souvent jusque dans la mort, du racisme anti-Noir.e.s. « J’ai l’espoir en effet qu’en connaissant mieux les circonstances qui sont les nôtres, nous serons mieux outillés pour faire changer les choses. » (p.25) écrit Robyn Maynard en introduction et c’est ce principe fondateur qui semble guider l’ensemble de l’ouvrage. Maynard humanise son propos en nommant les victimes de la brutalité policière ou encore en présentant des cas spécifiques entre deux statistiques. Également essentielle à la portée du livre, une solidarité se construit entre différentes communautés à travers une attention particulière à l’intersection des oppressions. L’autrice nous rappelle que « [p]our les femmes cisgenres ou transgenres, les personnes non binaires ou opprimées par le genre, le racisme anti-Noir.e.s est “existentiellement indissociable” de leur vécu de genre et de classe. » (p.173). Montrant ainsi que l’analyse du racisme systémique qui est fait dans NoirEs sous surveillance est complexe et tente de prendre en considération tous les aspects qui peuvent avoir une influence sur le vécu des Noir.e.s au Canada.
Enfin, c’est en portant une attention particulière au contexte historique engendré par la colonisation que Maynard, tout en apportant des nuances essentielles, tisse des liens importants entre le traitement réservé aux peuples autochtones et aux Noir.e.s. De ce fait, le lecteur ou la lectrice sent qu’une tentative de solidarité est amorcée, solidarité qui s’avère incontournable pour toute lutte anti-raciste. Le parcours historique qui est tracé sert à mettre la table afin de souligner comment l’histoire de l’esclavage et de la ségrégation au Canada continue d’avoir des répercussions sur les Noir.e.s et ce, encore aujourd’hui. D’une main de maître, Maynard tisse une toile reliant colonisation, déshumanisation, esclavage, immigration, « guerre contre la drogue », système carcéral, misogynoire[1], système d’éducation, etc. Ce faisant, elle établit clairement la nature systémique du racisme anti-Noir.e.s. NoirEs sous surveillance est un livre incontournable pour toutes ceux et celles qui désirent savoir d’où l’on vient et, surtout, pour déterminer où l’on veut aller. Robyn Maynard, qui conclut « sur une affirmation de vie » (p.310), est somme toute optimiste : un nouveau Canada est possible mais, pour cela, il faut d’abord connaître celui d’hier et d’aujourd’hui.
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NoirEs sous surveillance – Esclavage, répression et violence d’état au Canada, Éditions Mémoire d’Encrier, 464 pages.
[1] Néologisme créé par la féministe noire queer Moya Bailey. « Ce terme désigne la haine profonde dont les Noires font l’objet parce qu’elle vivent à l’intersection de la misogynie et du racisme anti-Noir.e.s. » (p.175).
Article par Audrey Deveault, candidate à la maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal.