Par Isabelle Lyette Poirier
Du 19 au 21 décembre dernier, Eastern Bloc, en collaboration avec le Festival Suoni per il popolo, présentait Objet Inusité, une rencontre internationale sur l’art audio autour d’installations et de performances qui contournent une certaine politique de l’écran, au profit d’une valorisation du dispositif sonore et de l’objet comme interface performative.
Co-commissariée par Eliane Ellbogen et Lisa Gamble, la programmation, axée sur la participation, le dialogue et les pratiques in-situ, posait un regard sur le potentiel de signifiance que possède la réappropriation de matière résiduelle (au sens de récupération concrète d’objets ou de résidus culturels) dans un contexte d’expérimentation artistique et sonore.
N’ayant pu être présente à l’ensemble des évènements de cette programmation intensive, en faire un bilan serait presque déplacé. Je vais donc poursuivre en toute subjectivité, avec ce qui m’est resté collé depuis la semaine dernière.
L’investissement du corps, tant celui du performeur que du spectateur-participant, s’imposait comme un consensus pour l’ensemble des propositions. Il s’agit presque d’une évidence, si on considère que l’art sonore découle d’un phénomène de résonance physique qui, malgré le caractère immatériel de l’œuvre, est vécu comme expérience physiologique, avec une certaine instantanéité. Toutefois, peu de dispositifs considèrent ainsi le spectateur comme une donnée d’intervention réelle.
Installations
L’installation cinétique Pendulum Music On A Long Thin Wire de Peter Flemming (Montréal), inspirée de Pendulum Music de Steve Reich et Music On A Long Thin Wire d’Alvin Lucier, peut-être par sa localisation dans l’espace de la galerie, nous rappelle entre chaque performance. Son battement temporel, semblable à un métronome, a quelque chose de rassurant. L’œuvre est composée d’une longue corde de piano qui traverse la pièce, autour de laquelle une bobine électromagnétique oscillante crée un champ magnétique que viennent capter des micros discrets, placés au-dessus de pendules mécaniques faits d’un assemblage de bois et de briques, et qu’amplifie un dispositif artisanal. Après s’être assurés que cela faisait bien partie du mode d’emploi, les visiteurs interviennent sur le mouvement des balanciers pour en rompre le continuum de son, le fragmenter, constatant par le fait même le prévisible retour au repos des pendules, l’impermanence de leur geste, l’éphémérité du rythme produit. L’interaction avec le dispositif, en exposant le processus de production du son, provoque une forme d’hypersensibilité momentanée ou de sensibilité décalée, déplacée.
Mix Tape de Lucas Abela (Sydney, AU) propose une expérience spécifique et tactile à partir d’une masse sculpturale de bandes magnétiques provenant de cassettes audio récupérées, attachées à des ballons d’hélium et donc à la portée des participants qui les font glisser sur des têtes de lecture placées au centre de l’installation ; une expérimentation qui semble communautaire et « bon enfant », mais qui se déploie finalement dans une adversité et une tension permanente. L’amplification des lecteurs est telle que chaque mouvement posé devient une agression, plaçant l’émetteur et le récepteur du son dans une étrange mise en scène de type bourreau-victime, provoquant plaisir ou culpabilité, selon le tempérament.
Le système d’Automates ki de Maxime de la Rochefoucault (Montréal) transforme des ondulations à basse fréquence en un phénomène acoustique en utilisant la base interne mobile des haut-parleurs comme intermédiaire percussif. Similaire au tambour d’une oreille, chaque percuteur est lié à un instrument (cymbales, tambours, caisses) pour produire un mouvement oscillatoire. Confiné dans la petite pièce sombre qui lui était réservée, on assiste à un concert robotique où les yeux se déplacent d’un instrument à l’autre, les considérant individuellement, scientifiquement, alors qu’on en capte le rythme global, à la fois répétitif et modulé, trop complexe et engageant pour qu’on puisse le considérer comme une somme d’évènements.
Performances
De leur côté, les performances n’ont pas inutilement joué à nous faire voir le « visuel » du son, mais plutôt nous ont proposé une image choisie pour appuyer notre expérience. Si le fait d’en voir le dispositif peut parfois apporter une dimension critique à cette dernière, le contexte performatif d’Objet Inusité ajoutait à l’énigme et à l’étrangeté entre gestuelle et production sonore.
Le Larsen Surf-Mixing Board de Thomas Bégin (Montréal), bricolé à partir de guitares électriques, d’amplificateurs, de haut-parleurs et de ficelles, exploite le phénomène du « feedback » afin de générer un système de boucles sonores autorégulateur, à partir de sa propre structure ; un dispositif qui repose principalement sur une microgestuelle d’assemblage plastique et technique. Bégin y tisse des structures temporaires qui utilisent un principe de résonance par sympathie, nous rendant conscients de la réverbération du lieu dans lequel on se trouve. Plutôt que de procéder par accumulation, par mutation, il invoque la persistance sonore pendant un instant, mesure des temps d’attente, puis il arrête tout d’un coup sec et recommence, réutilise ses ficelles dans une nouvelle construction ; un effondrement, puis une renaissance.
Avec A Disc & a Mic de Yann Leguay (Bruxelles, BE), on prend conscience de la matérialité du phénomène sonore, inscrite dans ses modes de production et supports, par la destruction physique de ces derniers. Certes très noise, la performance se joue surtout sur un principe d’usure accélérée, dépendante de la résistance du matériau qui compose le microphone lorsqu’il est posé sur un disque de scie abrasive. Un dispositif minimal, une économie de gestes qui gagnent à être figés et l’obscurité de la salle suffisent à sceller cette expérience envoûtante, hypnotique, à laquelle nous conviait déjà la sonorité produite par ce rituel et les étincelles qui en jaillissent.
En employant diverses techniques vocales, Lucas Abela (Sydney, AU) transforme une simple feuille de verre amplifiée en un instrument performatif polyphonique. Dans Justice Yeldham, vêtu d’une toge verte, pieds nus, il presse ses lèvres sur les éclats de verre et leur induit une vibration à la mesure de son souffle, de son cri. Cette corporalité extrême, dans laquelle il s’inflige une ultime posture, un supplice ou un plaisir, pour qu’advienne le son, le rend vulnérable aux yeux du spectateur, malgré l’agression qu’il fait subir à l’auditoire. Il semble lui-même absorbé, par sympathie métaphorique, cette intensité qui le relance. Joint à la théâtralité de la performance et à son aspect rituel, le contenu sonore de son intervention donne l’impression d’une polyphonie vocale ; nécromancien qui possède le pouvoir de parler avec la voix des défunts.
La série de gestes chorégraphiés de Jeremy Gordaneer (Montréal) construit et déconstruit un espace sonore autour du Cyclophone, appareil producteur de son performatif composé de matériaux trouvés et recyclés. La notion de contrôle, autant que la sonorité, le geste et l’expérience d’écoute rappellent la musique traditionnelle japonaise. Occulté par son instrument, on devine à peine les gestes de l’instrumentiste et on ne peut pourtant que s’impressionner du sentiment de plénitude sonore auquel il nous convie, nous faisant résonner selon notre timbre, à son rythme.
Connue pour ses improvisations noise-électroniques à long déploiement, Gambletron (Montréal) crée, au moyen de jouets court-circuités, d’objets électroniques, d’une scie et de plusieurs roues de vélo, des paysages sonores faisant référence à la dance music. L’abondance de matériel, d’émetteurs et d’équipement audio divers, tant au sol qu’accroché sur elle, installe une ambiance d’urgence, un « à tout prix ». Peut-être suis-je la seule à avoir vu un caractère parodico-tragique à cette recherche absolue de rythme: le geste est nerveux, tantôt hésitant, tantôt obsessif ; elle frappe les roues comme des tambours tribaux, copiant le rythme des percussions diffusé par les haut-parleurs, et y casse ses baguettes et son archet. Une recherche désespérée de sonorités et de textures.
Atelier
À la suite d’un atelier de deux jours sur la programmation en expression sonore, Peter Blasser (Baltimore, ÉU) présente son nouvel instrument, le Shnth, un dispositif qui rend compte des champs invisibles qui entourent les objets architecturaux dans l’espace. Assisté d’un des participants, auquel il donne quelques indications de jeu, il se déplace dans l’espace circonscrit d’une mise en scène, exécutant des clichés de performances ; succession de gestes en apparence insignifiants qu’il accompagne d’un discours circonstanciel, entre humour, démonstration et poésie. Le Shnth, qu’il décrit comme « the sound of data + gesture » (le son des données + gestuelle), est sensible aux mouvements subtils du corps qu’il synthétise et utilise dans la génération sonore. Instrument-système adaptatif, il interroge moins la part matérielle de la production du son. La part cachée du dispositif, qu’on devine sans la comprendre, appelle une expérience plus réflexive, conceptuelle.
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Tous les détails de l’événement sur le site du Eastern Bloc.
Article par Isabelle Poirier.