Émilie Monnet est une artiste pluridisciplinaire montréalaise d’origine anishnaabe et française. Sa pratique, qui s’inscrit au carrefour du théâtre, de la performance et des arts médiatiques, interroge entre autres divers enjeux liés à la mémoire, à la langue, à l’identité et à l’héritage culturel. En 2018, elle entame une résidence à la salle Jean-Claude-Germain avec la présentation de son monologue Okinum, dans lequel «[e]lle dit les tonalités de ses parents et de ses ancêtres, elle accentue au présent l’anishnaabemowin, l’anglais, le français.» (Constant, 2020, p. 70) Publiée aux éditions Les Herbes rouges en 2020, la pièce est repensée en baladodiffusion pour la Scène nationale du son en avril 2021.
Okinum aborde des enjeux dont la charge traumatique affecte les peuples autochtones. En tant que femme blanche issue d’une lignée dont on ne peut plus taire les violences coloniales, qu’elles soient passées ou actuelles, je reconnais mes privilèges et j’admets que ma posture est porteuse d’angles morts. J’écris cet article avec respect, au meilleur de mes capacités et de mes connaissances, dans l’espoir de pouvoir «tendre l’oreille et risquer d’être habitée par l’autre» (Constant, 2020, p. 72).
À l’automne 2018, j’ai eu la chance d’assister à la représentation d’Okinum dans l’espace intimiste de la salle Jean-Claude-Germain. Je me souviens avoir quitté le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui encore bercée par l’univers onirique dans lequel Émilie Monnet m’avait enveloppée, incapable de mettre des mots précis sur cette expérience à la fois lumineuse et bouleversante. Trois ans plus tard, je ne suis pas étonnée d’être envahie d’un sentiment similaire suite à l’écoute de cette nouvelle œuvre sonore, susceptible d’engager une multitude d’interprétations. Le caractère polysémique de la pièce se manifeste dès son titre. Ce dernier, qui signifie «barrage» en anishnaabemowin, gagne différents sens à mesure que le monologue lyrique et autofictif de Monnet déferle dans mes oreilles. À la fois synonyme de brisure et de protection, le barrage semble tantôt devoir être démonté, tantôt préservé.
Le barrage, qui empêche la libre circulation des eaux, peut représenter une rupture dans l’ordre naturel des choses. Dans Okinum, cette cassure prend d’abord les traits d’un traumatisme intime, ceux de la maladie dont a souffert l’artiste. Le cancer de la gorge bloque l’écoulement de la parole: «une bosse dans mon cou, des bibittes qui rongent, rongent, rongent, jusqu’au point de… Chut! Shut up.» Le musèlement qui menace Monnet rappelle avec force celui qui afflige les peuples autochtones. L’artiste affirme d’ailleurs qu’il est «lié à toutes ces voix qu’on essaie de faire taire, aux langues qui ont été arrachées. Ce sont aussi toutes ces politiques d’assimilation que le gouvernement canadien a eues et continue d’avoir.» (Pâris, 2018) La perte de la parole, à la fois intime et liée au traumatisme collectif créé par ces politiques violentes, signale une filiation de la souffrance dans la pièce. La douleur du mutisme semble surtout se perpétuer au sein des «générations de femmes qui s’effacent», victimes de souffrances que Monnet énumère de manière étourdissante. En plus d’être la cible de nombreux féminicides depuis la colonisation, les femmes autochtones, ces «premières victimes» de la violence systémique coloniale, sont constamment effacées, marginalisées: leur présence et leur parole sont ignorées (Perreault, 2017, p. 19-20). À première vue, les barrières qui les enlisent dans l’oubli et le silence semblent devoir être rompues à tout prix. Monnet suggère pourtant que ce n’est pas si simple: les barrages-muselières sont aussi des gages de survie.
Monnet rappelle que le mutisme est également une mesure de protection: «Mes ancêtres ont appris à se taire pour survivre. Mes ancêtres sont des survivantes. Moi aussi je survivrai.» J’ai pourtant l’impression qu’elle ne désire pas perpétuer cette stratégie de préservation: elle ne parvient pas à s’effacer, car «It rumbles from too deep inside. Tout finira par exploser.» Son geste artistique lui-même, façonné d’écriture, de sons, de musique ou encore de projections, témoigne d’une volonté de dire son expérience et celle des femmes autochtones par tous les moyens qu’elle a sous la main. Or, le barrage du silence est peut-être plus sécuritaire, «parce que si ça dégèle tout va se déverser. Parce que si le barrage saute je ne serai plus protégée.» Le bris du mutisme engage une certaine vulnérabilité, soit un privilège qui échappe aux femmes autochtones: «Ne pas être vulnérable. Ne pas laisser aller. C’est pas donné à tout le monde la vulnérabilité. La vulnérabilité c’est un privilège, c’est un luxe parce que pour survivre il faut pas que ça fonde. […] Je le sais. Tu le sais. On le sait toutes. La vulnérabilité est un privilège qui ne nous est pas donné à nous.» Devant les difficultés que pose la prise de parole, l’autrice semble proposer une alternative qui tient davantage du dialogue transgénérationnel.
À l’instar de l’avocate et activiste mohawk Patricia A. Monture, Monnet paraît se nourrir «de la grande force [qu’elle] trouve dans les mots des femmes venues avant [elle].» (2017, p. 17) En persévérant dans l’apprentissage de la langue anishnaabemowin, en lui donnant un droit de cité sur papier, sur scène et dans nos écouteurs, elle crée un esprit de communion avec ses ancêtres, qui peuvent dès lors accéder à la parole: «le théâtre est un lieu propice pour leur donner l’espace de s’exprimer à travers nous.» (Monnet, 2020, p. 4) Elle peut ainsi rompre d’autres barrages pour mieux remonter la rivière de ses origines, pour (re)trouver les mots, les souffrances et les traditions de celles qui n’ont pas toujours eu la possibilité ou le privilège de les articuler. Par le fait même, elle amorce une guérison commune: «Certaines histoires donnent du pouvoir lorsqu’elles sont racontées. Stories can heal. Mettre les morceaux ensemble. Trouver les clés.» À l’image de ces générations de castors qui ont amassé des squelettes d’arbre pour édifier un barrage visible depuis l’espace, les voix blessées des femmes autochtones passées et présentes sont tressées pour exister à nouveau, pour enfin sortir de l’invisible, du mutisme. Ainsi, des paroles en anishnaabemowin deviennent de plus en plus présentes à mesure que la pièce progresse. Ces voix de femmes qui s’élèvent à travers les mots de l’artiste créent ce nouveau barrage qui, bien que plus solide, demeure construit sur des assises qui craignent parfois de s’exprimer avec trop de force. Les voix chuchotent. À mon sens, la démarche de Monnet tient alors d’un acte de survivance, que Janine Altounian envisage comme «la stratégie inconsciente que les survivants d’une catastrophe collective et leurs descendants mettent réciproquement en place pour reconstruire sur pilotis les bases précaires d’une vie possible parmi les “normalement” vivants du monde où ils ont échoué.» (2000, p. 1) Ensemble, les voix fragilisées engagent une (re)construction, une guérison: elles soufflent «les clés manquantes pour comprendre», celles qui sont nécessaires pour traduire et peut-être panser «les silences traumatiques et les trajectoires brisées» (Asso, 2013, p. 362) de l’artiste et des femmes qui la précèdent.
La baladodiffusion d’Okinum est disponible gratuitement sur le site Internet de la Scène nationale du son depuis avril 2021. On y retrouve également d’autres enregistrements, notamment ceux des pièces Le peintre des madones, de Michel Marc Bouchard, et Pour réussir un poulet, de Fabien Cloutier. Probablement onze, de Mani Soleymanlou, sera diffusée en mai.
Pour écouter la balado, c’est par ici.
Une série de quatre épisodes documentaires, dans lesquels Monnet mène des entrevues avec des artistes autochtones pour se pencher davantage sur le castor, complète maintenant la baladodiffusion sur le site de La Fabrique culturelle.
Article réalisé par Jeanne Murray-Tanguay, candidate à la maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal et cheffe du pupitre Corps en scène de l’Artichaut.
Bibliographie
ALTOUNIAN, Janine (2000). La Survivance: traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 194 p.ASSO, Annick (2013). Le théâtre du génocide: Shoah et génocides arménien, rwandais et bosniaque, Paris, Honoré Champion, 539 p.
CONSTANT, Marie-Hélène (2020). «Postface», dans Émilie MONNET, Okinum, Montréal, Les Herbes rouges, p. 69-77.
MONNET, Émilie (2020). Okinum, Montréal, Les Herbes rouges, 88 p.
MONTURE, Patricia A. (2017). «Les mots des femmes [Women’s Words]: pouvoir, identité et souveraineté indigène», Recherches féministes, vol. 30, no. 1, p. 15-27.
PÂRIS, Marie (2018). «Trois questions à Émilie Monnet», L’actualité, [en ligne], [https://lactualite.com/culture/trois-questions-a-emilie-monnet/].
PERREAULT, Julie (2017). «Femmes autochtones: la violence coloniale et ses avatars», Relations, no. 789, p. 19-21.