Les expositions Picasso.Figures et Ouvrir le dialogue sur la diversité corporelle étaient présentées du 12 juin au 12 septembre 2021 au Musée National des Beaux-Arts de Québec (MNBAQ). Regard féministe sur cette tentative d’exposer les œuvres d’un misogyne notoire sans complaisance.
Je suis allée visiter Picasso.Figures au MNBAQ en grande partie parce que j’avais entendu parler d’une deuxième exposition, Ouvrir le dialogue sur la diversité corporelle, qui était présentée en complément. En tant que féministe infatigable, le sujet m’a bien sûr immédiatement interpellée. Mais lorsque je suis arrivée sur les lieux, j’ai rapidement constaté, à ma grande surprise, que même l’exposition sur Picasso allait en fait généreusement nourrir mes réflexions féministes cet après-midi-là.
Avant d’entrer dans la première salle, on peut lire sur le mur un texte qui nous présente l’artiste et qui souligne entre autres sa misogynie. La première section de l’exposition, titrée « Figures féminines », nous présente le rapport de Picasso aux femmes à travers ses œuvres. Un mur entier est aussi dédié aux portraits des différentes femmes avec qui il a entretenu des relations amoureuses et, surtout, qu’il a abusées.
La réflexion critique sur celui qu’on qualifie encore de grand maître ne s’arrête pas là. Tout au long de notre parcours, les descriptifs des toiles soulignent les traces de la misogynie dans le travail de l’artiste. On nous fait remarquer comment les corps des femmes sont systématiquement sexualisés ou méprisés (voire les deux à la fois), comment son cubisme nous présente des femmes qui se contorsionnent pour se montrer toutes entières, pour ne rien cacher au regard masculin qui les observe, faisant référence au concept de male gaze (l’idée que les objets culturels sont majoritairement présentés à partir de la perspective des hommes hétérosexuels, ce qui force en quelque sorte le public à adopter lui aussi ce point de vue).
Sur les murs, des citations alimentent nos réflexions : une commentatrice se demande si les corps qu’on voit ont consenti à être sexualisés, une autre remet en question le mythe de la muse passive. Picasso lui-même est cité, il affirme haut et fort qu’une œuvre ne peut être comprise hors de son contexte, juste avant qu’on nous invite à entrer dans une salle où est diffusé un balado : on y discute de la question « peut-on séparer l’œuvre de l’artiste? »
On a aussi choisi de contrebalancer la présentation des œuvres d’un artiste profondément misogyne avec une exposition résolument féministe, Ouvrir le dialogue sur la diversité corporelle. Sans surprise, j’ai eu un véritable coup de cœur. J’ai été très émue de voir des projets et des artistes féministes qui habitent depuis des années les pages d’accueil de mes réseaux sociaux (comme le Womanhood Project ou Les folies passagères) sur les murs d’un établissement comme le MNBAQ. J’ai été également heureuse de découvrir de nouveaux artistes qui présentent des réalités plus loin des miennes, comme le vieillissement ou la trisomie 21. Il m’a semblé qu’on avait sans contredit franchi un pas important vers la reconnaissance institutionnelle et la généralisation du discours d’acceptation de la diversité corporelle. Imaginez les mots « fuck la culture des diètes » au beau milieu d’un musée à la réputation bien établie et dites-moi que vous n’avez pas vous aussi des frissons de satisfaction!
Pour en revenir à Picasso, l’approche du MNBAQ m’a agréablement surprise. Même si d’autres l’ont probablement fait dans le passé, c’était pour ma part la première fois que je voyais une institution adopter cette espèce de position mitoyenne sur un artiste problématique. Traditionnellement, soit on garde les comportements violents sous silence, soit on refuse de présenter l’artiste. Ici, on a choisi la transparence et la perspective critique. On a tenté de susciter la réflexion chez ceux et celles qui visiteront l’exposition, et de profiter du grand nombre de gens qui seront attiré·e·s par la célébrité de Picasso pour donner une tribune importante à des artistes féministes.
Le pari est très intéressant. Avec des mouvements comme #MeToo ou Dis son nom, il devient (fort heureusement d’ailleurs) de plus en plus difficile de « séparer l’artiste de son œuvre », de faire fi des violences perpétrées, même par les grandes célébrités. Il peut toutefois sembler irréaliste de mettre complètement de côté les œuvres de gens qui ont contribué à révolutionner leur domaine (comme Picasso l’a tout de même fait). L’idée de présenter l’exposition, mais sans complaisance, et même de contrebalancer ce choix avec une exposition radicalement féministe me semblait donc pleine de sens.
Même la présentation d’Ouvrir le dialogue sur la diversité corporelle m’a un peu fait grincer des dents. Dans une volonté de lier cette deuxième exposition avec la première, on nous explique que Picasso résistait, à travers son travail artistique, aux standards de beauté de son époque. Il faut peut-être rendre à César ce qui lui revient, et il est vrai que Picasso a bel et bien participé à la déconstruction des standards de beauté, mais présentée ainsi, en guise de conclusion de l’exposition, cette affirmation m’a donné l’impression qu’on essayait de redorer un peu l’image du grand maître. Comme si malgré tout, il avait aussi un petit côté féministe…
En bref, nous n’avons manifestement pas fini d’élaborer les mécanismes qui nous permettront de présenter les œuvres d’artistes problématiques et violents, tout en suscitant efficacement une réflexion critique chez les visiteur·euse·s. Mais les graines ont été plantées. J’ose espérer qu’il ne sera plus possible de revenir en arrière et de passer sous silence l’intolérance et la haine dont ont fait preuve de nombreux artistes maintes fois acclamé·e·s. Et ça me semble déjà un bon pas vers une vision de l’art plus féministe.
Ouvrir le dialogue sur la diversité corporelle et Picasso.Figures étaient présentées jusqu’au 12 septembre 2021 au MNBAQ. N’hésitez pas à consulter la page web de l’exposition pour découvrir les différent·e·s artistes dont les œuvres étaient exposées!
Article écrit par Audrey Pépin