Quel est le poids de nos charges identitaires ? Celles qui, comme un vêtement trop serré, nous collent à la peau, qui, comme un habit d’hiver, nous emmitouflent et nous alourdissent ? À l’intersection d’une fausse exposition d’artéfacts coloniaux (création de Dominique Pétrin) et d’un défilé de mode spectaculaire, Andrew Tay, Stephen Thompson et les performeur·se·s Francesca Chudnoff, Hanako Hoshimi-Caines, Cynthia Koppe et Sehyoung Lee s’adonnent à une parade des imaginaires détournant irrévérencieusement et brillamment les clichés de l’asianité et d’une forte culture de l’exotisme.
S’exposer
L’espace, à la fois fonctionnel et cérémoniel, de la salle polyvalente du Cœur des sciences de l’UQAM, accueille bien l’événement qui se joue des croisements entre les cultures ainsi que du caractère institutionnel de l’exposition ou du fashion show. Avant de pénétrer dans la salle, on demande aux spectacteur·rice·s de couvrir leurs chaussures de sacs-poubelles violets aux effluves floraux. Si l’on peut y voir une procédure extravagante, on distingue également une pointe de moquerie qui arrime les témoins et affirme une volonté de prendre part à l’événement de plain-pied. Pas même activé par les performeur·se·s, l’espace se façonne de motifs, de symboles et d’objets tant impromptus que thématiques : un plancher en swastika, avec des katanas, des poupées de porcelaine, un siphon de toilette, etc.
Les interprètes amorcent leur défilé au rythme d’une inquiétante étrangeté. Sur une trame vrombissante et grave, les corps couverts de grands habits d’hiver (manteaux, tuques, gants, foulard, etc.) semblent sculptés de tensions et de formes ; pouvant à peine deviner leurs yeux, on s’attarde à leur marche lente et protocolaire ainsi qu’à leur posture solennelle et infaillible. Par succession, les pistes sonores s’enchaînent et transforment l’ambiance au moyen de musique pop. La trame sonore multiplie les références à l’asianité, visitant au passage les chansons peu glorieuses d’une culture occidentale qui fétichise l’exotisme.
Graduellement, les corps se mobilisent différemment, modifient tantôt l’angle de leur buste, tantôt la direction d’un regard. À la manière d’une procession chorégraphiée, les postures se modulent et se transforment, passant de l’abstraction à la représentation. Apparaissent devant nous les clichés les plus récurrents des stéréotypes asiatiques, notamment les touristes envahissants, les cueilleurs de riz inépuisables, le karaté kid imperturbable, etc. Peu à peu, les corps se dévoilent, se délestent des vêtements d’hiver et s’animent des qualités dansantes inhérentes aux identités empruntées.
Se composer pluriel
Là où Make Banana Cry étonne, c’est dans sa propension à dépasser le constat des identités fixes. Après avoir exposé les clichés écrasants, les interprètes vont tour à tour chercher un objet différent – qui, encore une fois, fait référence à l’asianité, avec des matériaux associés tels que le plastique, l’aluminium, le bambou, mais aussi avec des symboles tels que l’emoji ou l’arme de combat ancestrale. Avec humour et dérision, les performeur·se·s modifient la fonction et la dramaturgie des objets, entrant en relation avec ces derniers par mille contextes et physicalités différents : des tue-mouches deviennent des ailes de papillon, une pantoufle à l’effigie d’un emoji se transforme en bouquet de fleurs, etc. L’envers des objets, comme leurs mille potentiels, nous renvoie à la complexité des choses et à la variabilité des conditions d’existence : si l’on peut détourner le sort d’un objet inerte, comment peut-on réduire aussi violemment les identités et l’expérience singulière de la vie d’un·e humain·e ?
Comment se composer de ses dramaturgies imposantes et faire un pied de nez à la réification ? Au-delà de la représentation, Make Banana Cry est une ode à la monstration, à l’ingéniosité des identités multiples, mobiles et insaisissables. Par une réappropriation agentive des clichés réducteurs, les artistes déploient une foule de personnages déjantés, généreux, loufoques, frondeurs, sensibles et sincères. On assiste même à l’émergence de corps collectifs, de réels paysages vivants où le chœur devient le lieu de la créativité et de la complexité.
Le spectacle est présenté du 2 au 5 juin dans le cadre du FTA. Billets en vente ici.
Autrice : Penélope Desjardins
Photographies dans l’article :
- Francesca Chudnoff & Cynthia Koppe / par Richmond Lam
- Stephen Thompson & Andrew Tay / par Richmond Lam
Crédits :
Un spectacle d’Andrew Tay + Stephen Thompson
Interprétation Francesca Chudnoff + Hanako Hoshimi-Caines + Cynthia Koppe + Sehyoung Lee + Andrew Tay + Stephen Thompson
Invité·e·s Justin de Luna + Winnie Ho
Installation visuelle Dominique Pétrin
Lumières Karine Gauthier
Production Romane de Montgrand
Technique en tournée Öykü Önder
Collaborateur·ice·s à la création Ellen Furey + Claudia Fancello + Jean Jauvin (conception lumières originale) + Hanako Hoshimi-Caines + Dana Michel + Coman Poon + Simon Portigal
Production avec le soutien de Festival TransAmériques dans le cadre des Respirations du FTA + Conseil des arts du Canada + Montréal, arts interculturels – MAI + Centre de Création O Vertigo-CCOV
Résidence de création Centre de Création O Vertigo-CCOV
Présentation en collaboration avec UQAM – Cœur des sciences
Création au Montréal, arts interculturels – MAI, le 6 avril 2017
Merci à Véronique Hudon + Galerie de l’UQAM + Aaron Wright (Fierce Festival) + Dance4 UK + Miriam Ginestier + Michael Toppings + Sticky Rice Magazine