Louis Chartrand est candidat au doctorat en informatique cognitive à l’Université du Québec à Montréal, et chercheur au Laboratoire d’analyse cognitive de l’information (LANCI). Il étudie les méthodologies philosophiques, et les contributions que les nouvelles technologies peuvent y faire.
«La philosophie n’a pas de méthode.»
Cette opinion, impensable dans d’autres disciplines, est assez commune en philosophie. Tim Williamson, par exemple, y fait écho dans son ouvrage sur les intuitions, défendant son abandon du terme «méthodologie philosophique». Parfois, ce slogan prend la forme d’une défense de la liberté de la ou du philosophe d’argumenter comme ille l’entend. On craint alors que le celle-ci ou celui-ci ne soit capable de dire que des vérités sur les objets pour lesquels sa méthode a été conçue, qu’ille devienne le marteau qui ne voit plus que des clous. Parfois, c’est plutôt une injonction à admettre la nature intuitive ou artisanale (au sens de la tekhnê) de la philosophie, et à chercher du côté de l’art plutôt que de la science les fondements d’un travail philosophique de qualité. On craint alors que la méthode, incapable de rendre compte entièrement de l’alchimie qui s’opère dans la pensée, n’en vienne à caricaturer la pratique philosophique, et ne donne lieu chez celles et ceux qui l’emploient à une pensée médiocre, dénuée des richesses que lui procuraient les facultés plus intuitives de l’esprit.
Cependant, c’est mal comprendre la méthode que de penser qu’elle doit nécessairement être formulée en opposition à la liberté d’innovation ou à l’art de philosopher. La méthode, dans les arts visuels, est à la fois ce qui contraint l’artiste, et une condition de possibilité pour représenter certaines choses. Si un peintre suit une méthode, alors certains coups de pinceaux sont «mauvais» en regard de celle-ci, mais sans méthode, il ne saurait évoquer certaines formes ou certains objets. La contrainte même qu’implique la méthode est l’envers des nouvelles possibilités qu’elle peut faire naître. Par ailleurs, il arrive que l’on confonde la méthode avec un barème d’évaluation, et que l’on juge d’une création par son adhésion à une méthode. Or, ce faisant, on se sert d’elle pour ce qu’elle ne saurait accomplir, et on aurait alors tort de blâmer l’outil plutôt que celui qui l’emploie.
Autrement dit, la méthode ne doit pas servir à arbitrer entre les pratiques et les créations qui sont «bonnes» ou «acceptables» et celles qui ne le sont pas. Elle doit encore moins prétendre à normer l’ensemble des pratiques dans une discipline. La méthode donne des moyens pour arriver à un certain type d’objectifs. Dès lors, elle est relative à ces objectifs, ce qui signifie, d’une part, qu’elle est a priori inapplicable si on se fixe des objectifs différents, et d’autre part, que si deux méthodes sont estimées remplir aussi efficacement ces objectifs, alors elles seront à peu près aussi valables dans ce contexte.
La méthode, en philosophie comme ailleurs, est donc un outil; elle est relative aux fins pour lesquelles elle est conçue, et elle s’accommode très bien de l’existence d’alternatives, dont l’émergence est à considérer comme un enrichissement pour la discipline. La richesse en méthodes correspond à une richesse en ressources herméneutiques (pour reprendre la formule de Fricker, 2007): elles permettent d’articuler de nouvelles idées et de nouvelles connaissances, et de développer de nouvelles façons de les vérifier ou de les mettre en rapport avec d’autres idées.
Nous nous intéresserons ici à un problème de méthode plus particulier: celui du rapport à l’empirie dans l’analyse conceptuelle. L’analyse conceptuelle est le processus par lequel les philosophes analysent un concept afin d’en exprimer le sens à l’aide d’autres concepts – par exemple, le concept de mère s’analyse à l’aide des concepts de «parent» et de «femme»: «Une mère est un parent qui est aussi une femme». Elle permet au philosophe de se représenter un concept, d’en clarifier le sens, de rendre compte des inférences qu’il permet, etc. Pour beaucoup, elle représente l’activité la plus éminemment «philosophique»: clarifier le sens de concepts fondamentaux, comme la justice et la connaissance, constituerait une partie importante de la mission de la philosophie.
Une analyse conceptuelle constitue une proposition, laquelle peut être «vraie» ou «fausse». À titre d’exemple, on considère qu’«une mère est un parent féminin» est vrai, alors qu’«une mère est une très large étendue d’eau salée» est faux. Le défi de la méthode consiste donc à nous indiquer comment l’on peut produire des analyses conceptuelles qui sont vraies et/ou adéquates, ou comment l’on peut vérifier la proposition constituée par une analyse conceptuelle. Pour ce faire, la méthode doit identifier ce qui est susceptible de rendre une analyse conceptuelle vraie ou fausse, et de développer des façons de l’observer et de la mesurer.
Dans les dernières années, la philosophie expérimentale a largement investi cette question, développant des moyens d’adapter les méthodes de la psychologie cognitive et de la psychologie sociale aux expériences de pensée philosophiques, et ce dans le but de mesurer comment l’on réagit à des problèmes mobilisant notre compréhension de concepts fondamentaux. Cependant, la mobilisation de ces concepts fondamentaux se manifeste également à travers nos actes et nos paroles quotidiennes. C’est pourquoi l’équipe de Jean-Guy Meunier, au Laboratoire d’analyse cognitive de l’information (LANCI) de l’UQAM, a développé des méthodes d’analyse conceptuelle assistée par ordinateur qui exploitent les corpus de données textuelles pour y reconstituer des aspects de notre compréhension des concepts.
Dans la suite de notre analyse, nous dresserons un bref portrait de ces deux paradigmes de la méthodologie philosophique, et nous contrasterons la façon dont ils abordent la question du rapport de l’analyse conceptuelle aux données empiriques. Nous soulèverons ainsi la question de la pluralité des méthodes d’analyse conceptuelle en étudiant la façon dont deux méthodes, conçues pour occuper le même espace dans la recherche, peuvent en fait se compléter. Ce faisant, nous essayerons d’illustrer que, non seulement une approche plurielle à la méthode est possible, mais qu’elle est absolument bénéfique, et probablement nécessaire.
Philosophie expérimentale
La philosophie expérimentale s’est développée à l’aube des années 2000 en réponse à un problème perçu dans la méthode des cas. Celle-ci reposait sur un présupposé d’homogénéité des intuitions philosophiques: face à une expérience de pensée conçue et exprimée clairement, si l’on possède les compétences linguistiques et/ou conceptuelles qui viennent avec le fait de comprendre un concept, on devrait tous.tes avoir à peu près la même réaction. Étant donné ce présupposé, l’auteur.e d’une expérience de pensée pouvait raisonnablement s’attendre à ce que celle-ci fasse émerger chez son auditoire les mêmes intuitions philosophiques que chez elle ou lui. Ces intuitions, une fois explicitées et interprétées par la philosophie, pouvaient produire une forme d’évidence solide en faveur d’une thèse ou d’une autre concernant le concept étudié.
En 2001, Weinberg et al. décident de mettre au test cette hypothèse, et proposent de soumettre des personnes de différentes ethnicités et différents groupes socio-économiques à une variété d’expériences de pensée bien connues des philosophes. Ils découvrent que non seulement les individus tendent à avoir des intuitions différentes, mais la répartition de ces intuitions semble varier selon le groupe auquel les gens appartiennent. À partir de ce travail se développe non seulement une étude de la variation des intuitions philosophiques selon diverses variables démographiques, mais également un programme plus large, qui étudie non seulement le contenu des intuitions philosophiques, mais également les mécanismes qui les produisent, et le rapport entre ceux-ci et les concepts philosophiques que l’on tente d’élucider. Ce programme de recherche donne éventuellement lieu à un manifeste, dans lequel Knobe et Nichols (2008) décrivent la philosophie expérimentale comme une tentative de remplir, avec les moyens de la psychologie expérimentale, les objectifs suivants:
- expliquer pourquoi on a les intuitions philosophiques que l’on a;
- produire des mesures et des observations adéquates de ces intuitions philosophiques;
- diversifier démographiquement les populations au sein desquelles on étudie ces intuitions;
- rétablir la place de l’étude de l’esprit comme un défi central des entreprises philosophiques.
Ce programme reste essentiellement fidèle à l’héritage de l’analyse conceptuelle. Ses principaux objectifs visent à faire un pont entre l’analyse conceptuelle et les conditions empiriques qui la rendent vraie. En conséquence, le travail sur les intuitions philosophiques est conçu non seulement de façon à produire une représentation du concept, mais entreprend également de la valider en se donnant les moyens de contrôler les facteurs psychologiques et socio-culturels qui déterminent la réponse comportementale. .
On peut décrire la philosophie expérimentale selon cinq dimensions: (1) un engagement au patrimoine de l’analyse conceptuelle et un engagement à l’améliorer; (2) un intérêt pour le langage ordinaire et/ou les intuitions philosophique comme objets d’investigation; (3) l’emploi de notions clarifiées ou formalisées pour les besoins de l’expérimentation; (4) une compréhension falsificationniste de la recherche qui s’exprime dans la méthodologie de recherche; (5) une théorie cognitive de la linguistique et du comportement conceptuel. Ces dimensions se retrouvent presque toujours illustrées, implicitement ou explicitement, dans les études qui se réclament de la philosophie expérimentale.
Prenons un exemple: dans une des premières études marquantes de la discipline, Knobe (2003) explore l’application du concept d’intention en rapport aux effets secondaires d’une action. Disons qu’un PDG choisit de bâtir une usine, et que cette décision est motivée exclusivement par le profit, est-il responsable des effets secondaires? Knobe croit qu’il peut être important de savoir si l’effet secondaire est positif ou non, et que ce facteur devrait figurer dans une analyse de la responsabilité intentionnelle. Pour démontrer que cette théorie vaut la peine d’être investiguée, il recrute des participant.es dans un parc public, leur soumet un scénario, et leur demande si le PDG est intentionnellement responsable des effets secondaires. Et de fait, lorsque les effets secondaires sont négatifs (e.g. effets néfastes sur l’environnement), les gens tendent à rendre le PDG intentionnellement responsable, et lorsqu’ils sont positifs (e.g. effets bénéfiques sur l’écosystème local), ils tendent à le concevoir comme n’étant pas intentionnellement responsable.
Premièrement, on voit l’engagement au patrimoine de l’analyse conceptuelle dans le fait que la recherche de Knobe joue un rôle dans le développement d’une analyse du concept d’intention. Les nuances qu’offre l’expérience nous suggèrent que notre conception de l’intention prend en compte le caractère positif ou négatif de l’effet secondaire, et donc que ce caractère est pertinent à une description du concept d’intention. S’il est pertinent à une description de concept, alors il faudrait également étudier la pertinence de l’inclure dans une analyse du concept d’intention (ou tout autre projet similaire). L’analyse conceptuelle, ici, est non seulement un horizon de recherche, mais on pourrait arguer qu’elle est la principale justification de cette étude.
Deuxièmement, le rôle du langage ordinaire est aussi évident dans la stratégie argumentative de Knobe. Ni ce dernier, ni aucun.e autre chercheur.se en philosophie expérimentale ne croit que l’analyse conceptuelle «juste» doit s’aligner parfaitement avec l’usage que font les gens d’un concept. Cependant, que ce soit parce qu’on suppose que le langage ordinaire est bien adapté à des dynamiques communicationnelles saines, et qu’il recèle certaines vérités, que ce soit parce le concept que l’on cherche à représenter est précisément celui qui appartient au langage ordinaire, ou que ce soit pour d’autres raisons, l’usage peut nous dire quelque chose sur le concept. Aussi, le langage ordinaire joue des rôles différents dans les stratégies argumentatives des chercheur·ses en philosophie expérimentale. Dans le cas de Knobe, il s’agit d’une forme d’appel à l’autorité du langage ordinaire: si le caractère positif ou négatif de l’effet secondaire est pertinent pour la personne moyenne, alors il faudrait que les philosophes le considèrent, ou, à tout le moins, expliquent l’effet que ce caractère a sur le jugement des gens.
Troisièmement, il y a un processus par lequel on doit passer d’une question philosophique à un protocole expérimental, et ce processus compte sur la clarification ou la formalisation de notions intuitives pour les fins de l’observation scientifique. En effet, les concepts intuitifs du langage ordinaire ne sont pas toujours assez précis pour l’expérimentation. Pour y remédier, il faut donc fixer leur sens. Knobe note que l’on ne pourrait simplement demander aux passant.es de dire ce qu’illes entendent par «intention»: il revient quand même au philosophe d’en décomposer le sens pour en isoler des caractéristiques, lesquelles doivent à leur tour être interprétées sous la forme d’une expérience de pensée. Ce travail d’analyse préalable est essentiel, parce qu’il permet de réduire le nombre d’interprétations possibles des résultats, et ainsi, de rendre l’expérience réellement informative.
Quatrièmement, pour être capable d’interpréter correctement les connaissances nouvelles que nous fournit une expérience, il faut la comprendre comme faisant partie d’une dynamique de production de connaissances . La philosophie expérimentale perçoit son rôle comme introduisant un mécanisme de falsification. Étant donné une variété de théories pas toujours concordantes concernant le langage ordinaire, on peut espérer qu’il y ait un moyen de déterminer celles qui s’accordent le mieux avec la réalité. La philosophie expérimentale intervient donc afin de confronter la théorie aux observations. Ensuite, elle se perçoit le plus souvent dans un cadre contrastif: la falsification d’une hypothèse signifie la confirmation d’une autre, qui, par contraste, apparaît être la meilleure. Knobe, par exemple, contraste notamment l’hypothèse de cet article (qui veut que, dans le langage ordinaire, l’appréhension du caractère positif ou négatif d’une chose, d’une personne ou d’un événement, soit importante pour le jugement de l’intention) avec une hypothèse qu’il a épousée quelques années plus tôt, qui veut que le caractère «intentionnel» soit réservé à une conséquence spécifiquement désirée. Les expériences ne démontrent pas la nouvelle hypothèse, mais comme celle-ci est plus capable que l’ancienne d’expliquer les résultats obtenus, elle s’en trouve validée.
Cinquièmement, pour bien cibler dans notre expérience l’intuition philosophique (ou autre objet d’étude) que l’on veut mesurer, il faut comprendre les différents facteurs qui peuvent influencer la réponse cognitive. Or cette compréhension repose sur une théorie du comportement humain, laquelle se situe le plus souvent en psychologie. Par exemple, Knobe, conscient que les stéréotypes négatifs associés à la figure du PDG pourraient influencer ses résultats, prend soin de valider son hypothèse avec un scénario plus neutre. En ce sens, la psychologie sociale et la psychologie cognitive fournissent des indications concernant la façon dont les participant.es comprennent les questions et y répondent, et permettent ainsi, d’une part, de faire une analyse plus précise des réponses, et d’autre part, de concevoir le protocole expérimental de façon à cibler ce que l’on veut étudier.
La LACTAO
Le programme de recherche de lecture et analyse de texte assisté par ordinateur (LACTAO) est le résultat de plusieurs décennies de travaux d’exploration sur l’assistance informatique à l’analyse du texte par les chercheur.ses du LANCI, sous la direction de Jean-Guy Meunier. Entamé comme un programme d’aide à la lecture et à l’analyse de corpus textuels, elle cherche alors à modéliser des opérations courantes dans l’analyse de texte de façon à en automatiser une partie. Par exemple, elle cible des opérations comme le regroupement de textes en classes homogènes (classification) ou l’annotation et propose des moyens de les informatiser (cf. Meunier et al., 2005). Vers la fin des années 2000, l’unité de recherche commence à se pencher sur le problème de l’analyse conceptuelle (Chartier et al., 2008; Meunier et Forest, 2008), si bien qu’elle devient le principal objectif du programme dans la décennie qui suit.
Dans cette dernière incarnation, la LACTAO est d’abord amenée à développer un modèle de l’expression des concepts dans les corpus textuels. Revisitant l’hypothèse distributionnelle («on connaît un mot à la compagnie qu’il entretient», Firth, 1957), elle suppose que l’on peut connaître un concept en faisant le portrait des termes qui accompagnent son expression. À partir des patrons de distributions de mots que l’on obtient à partir du texte, il est alors possible de rassembler les différents aspects de l’expression du concept, et d’en faire le portrait dans ses multiples dimensions. Par exemple, Danis (2012), dépeignant le concept d’évolution chez Bergson, affine son tableau à travers divers aspects du concept tel qu’il est développé par cet auteur: animal/végétal, forme, société, épistémologie, intelligence/instinct, variation/adaptation, durée, mouvement, etc.
Cependant, les objectifs de la LACTAO ne s’en tiennent pas à la simple description, qui la cantonnerait dans une logique de découverte, mais ne lui permettrait pas de participer à un processus de falsification ou validation de théories concernant un concept. Aussi, de la même façon que la philosophie expérimentale cherche à expliquer nos intuitions philosophiques, la LACTAO cherche à expliquer pourquoi les concepts laissent dans le texte les traces qu’ils laissent. Ce travail, pour le moment, revient entièrement à l’interprète, qui doit chercher des éléments extérieurs au texte pour expliquer les patrons de mots observés. Cependant, la présence de corpus diachroniques, qui pourraient suivre l’évolution d’un concept à travers le temps, et la possibilité de contraster un concept avec d’autres concepts proches promettent à la LACTAO un horizon où elle pourra avoir un rôle plus actif dans l’explication.
Pour ce faire, la LACTAO doit également rendre plus précise ses mesures (c’est d’ailleurs l’objet de récents travaux: Chartrand et al., 2016; Pulizzotto et al., 2016) et diversifier les populations étudiées. Dans les deux cas, il s’agit de se donner les outils pour produire une meilleure représentation des dynamiques qui régissent les concepts dans une société. Or, d’une part, pour capturer les interactions pertinentes, il faut des mesures plus précises, puisqu’il faut distinguer les expressions textuelles et associations qui indiquent une nouvelle dimension du concept, de ce qui provient d’autres dynamiques conceptuelles ou discursives dans le texte. D’autre part, pour suivre l’évolution des concepts dans le temps et l’espace, il faut des méthodes pour sélectionner et construire les corpus, faire la généalogie d’un concept, identifier ses influences, interpréter les résultats et déterminer les limites des interprétations, etc.
En bref, là où la philosophie expérimentale veut retourner à un fondement théorique dans la psyché des individus, la LACTAO demande plutôt qu’on comprenne le développement et les dynamiques d’usage et de signification du concept dans les sociétés. Cet objectif, qu’elle se promet d’atteindre en améliorant ses techniques, est également un horizon de maturité, puisqu’une véritable analyse conceptuelle, qui représente le concept dans l’environnement, ne pourra être faite avant de pouvoir se représenter l’environnement du concept. En ce sens, la voie de la LACTAO en est une de bootstrapping: les améliorations progressives de la méthode doivent nous emmener progressivement à une meilleure représentation du concept et de son environnement, jusqu’à atteindre une méthode d’analyse conceptuelle mature.
On peut donc décrire la LACTAO selon ces dimensions: (1) comme pour la philosophie expérimentale, un engagement envers l’héritage de l’analyse conceptuelle et une volonté de l’appliquer à l’analyse des données textuelles; (2) une attention particulière aux traces laissées par les concepts dans le texte comme objet d’investigation; (3) une forme de clarification en vue de traduire les hypothèses et concepts employés pour analyser un concept étudié en termes d’observation dans le texte; (4) une compréhension falsificationniste de la recherche qui s’exprime dans la méthodologie de recherche, et une volonté de dépasser le contexte de découverte pour investir la validation et (5) un emploi de la linguistique distributionnelle comme base théorique pour interpréter les données textuelles.
Le concept dans le monde
Un premier constat est que la philosophie expérimentale se commet à des présuppositions ontologiques plus fortes que la LACTAO.
En premier lieu, elle suit une certaine tradition de l’analyse conceptuelle en faisant de l’intuition philosophique l’objet principal de son investigation, créant ainsi une nouvelle entité psychologique (ou état mental) qui ne correspond à rien d’identifiable dans le bestiaire de la psychologie cognitive. La communauté philosophique reconnaît d’ailleurs qu’il y a là un problème important: que ce soit parce qu’il est trop vague et mal défini, parce que son contenu est trop variable, ou parce qu’il est difficile à distinguer des autres états mentaux, on reconnaît le plus souvent que le concept d’intuition philosophique dessert mal l’analyse conceptuelle, et il fait l’objet d’un grand débat. La LACTAO est donc ontologiquement beaucoup plus frugale en observant directement les traces du concept dans le texte.
En second lieu, la philosophie expérimentale suppose une sorte de quasi-universalité locale aux intuitions philosophiques, qui est l’héritage de la supposition d’universalité des concepts que l’on retrouve dans le traitement des expériences de pensée philosophiques. Bien que la philosophie expérimentale introduise une étude des variations des intuitions philosophiques entre différentes sociétés ou statuts socio-économiques, elle ne prend jamais en compte les dynamiques et les structures dans lesquels se situent les concepts. En conséquence, l’universalité du concept est pris comme position par défaut, et les variations semblent porter davantage le fardeau d’expliquer et de justifier leur existence. Pourtant, l’universalité du concept ne va pas de soi, surtout dans la mesure où, comme les autres artefacts culturels et linguistiques, il subit des pressions de sélection et fluctue au gré de celles-ci à travers le temps. Elle devrait donc nécessiter une explication particulière. L’approche de la LACTAO, qui consiste à situer chaque étude dans le lieu spatio-temporel, culturel, social, et économique où a été produit le corpus, est donc plus prudente. Si les concepts philosophiques fondamentaux s’avéraient être universels, elle se donne les moyens de le démontrer; sinon, elle se permet de découvrir le contraire.
La LACTAO offre donc un remède à des problèmes fondamentaux de la philosophie conceptuelle. Cependant, ce remède a son prix. D’une part, il demande plus de travail: puisqu’on ne peut contrôler les conditions dans lesquelles le comportement linguistique se manifeste, il faut rendre compte de ces conditions en faisant le portrait du contexte (culturel, social, pragmatique, etc.) dans lequel le discours est produit. D’autre part, il faut accepter une certaine dose d’indétermination et d’incertitude, du moins tant que la LACTAO n’aura pas atteint sa maturité, puisque la silhouette du concept doit se découper sur le fond d’un écosystème des concepts, une étude pour laquelle nos méthodes d’investigation sont encore à développer. À ce titre, là où la philosophie expérimentale nous demande un acte de foi ontologique, la LACTAO nous demande un acte de foi en son propre développement. Ceci dit, d’un point de vue général, si le concept est véritablement situé dans son contexte d’énonciation, la philosophie expérimentale, et la tradition philosophique d’analyse conceptuelle devra éventuellement corriger sa trajectoire. Au-delà de ce qu’elle apporte en termes de nouveaux observables, le plus grand apport de la LACTAO à ces deux traditions est peut-être du côté de la métaphysique et de l’épistémologie.
Bref, il y a un sens trivial dans lequel ces deux méthodes se complètent: elles exploitent deux sources de données observables différentes pour étudier les concepts, et ce faisant, elles contribuent différemment à un même programme de recherche. Cependant, il y a aussi un sens plus profond: de la même façon que la LACTAO, par contraste, permet de souligner les faiblesses de la philosophie expérimentale, la présence d’une diversité de méthode peut contribuer au développement et à l’amélioration de chacune des deux approches.
Article par Louis Chartrand.
Références
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[Danis 2012] Danis, Jean, L’analyse conceptuelle de textes assistée par ordinateur (LACTAO) : une expérimentation appliquée au concept d’évolution dans l’oeuvre d’Henri Bergson, Mémoire de maîtrise (Université du Québec à Montréal, 2012).
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[King 1998] King, Jeffrey C., « What is a Philosophical Analysis? », Philosophical Studies 90, 2 (1998), pp. 155-179.
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[Knobe et Nichols 2008] Knobe, Joshua and Nichols, Shaun, « An experimental philosophy manifesto », Experimental philosophy (2008), pp. 3-14.
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[Nado 2016] Nado, Jennifer, « Experimental Philosophy 2.0 », Thought: A Journal of Philosophy 5, 3 (2016), pp. 159–168.
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[Von Eckardt 1995] Von Eckardt, B., What is cognitive science? (MIT Press, 1995).
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