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17-04-2025 Vol 19

Portrait du lecteur en Achab acharné: l’Amérique-horizon de Moby Dick

Expo Required reading (1988 gallery) par Ken Taylor https://biblioklept.org/2015/01/05/moby-dick-ken-taylor/

Les romans de Melville constituent une occasion de mettre en scène des territoires qui autrement resteraient, du moins à l’origine, inconnus du public auquel ils sont destinés. Cet imaginaire de l’ailleurs, pourtant, reste marqué de l’américanité à partir de laquelle il s’écrit. Dès lors, il parait pertinent de lire Moby Dick[1] à partir des propositions de Georg Lukács selon lesquelles une œuvre littéraire ne saurait être traitée en vase clos, extraite du lieu d’où elle est originaire. L’œuvre est inévitablement inscrite dans une dynamique de réponses et d’héritages qui concerne autant son contenu que sa forme et qui relève du domaine de la réaction : un texte et sa production sont en contact avec le réel qui les héberge, et ce réel est configuré selon des particularités spécifiques autant géographiques, historiques, sociales que culturelles (pour ne nommer que celles-ci). Toutefois, une approche sociologique telle que celle proposée par Lukács peut réactualiser, dans les textes de Melville, certains réseaux de sens, mais elle ne saurait réduire le texte à une simple manifestation de l’américanité. Ce sont les limites de cette approche que j’établirai en cartographiant le texte à partir de Lukács, sans omettre de déterminer ce qui déborde du champ d’une étude sociologique, voire ce qui la contredit ou en complexifie la validité. Les deux principaux éléments du texte qui seront soumis à une telle analyse seront les filiations dans lesquelles s’inscrit Moby Dick et la représentation de l’océan : chacun porte un double propos, affirmant et infirmant à la fois l’idée d’une littérature indissociable de son lieu d’énonciation.

Ismaël, personnage principal du roman de Melville, convoque des sources extérieures d’horizons très diversifiés tout au long de sa narration. Selon les besoins de l’histoire, elles seront théoriques lors des exposés scientifiques sur l’anatomie de la baleine; bibliques, mythologiques et parfois littéraires lors de l’élaboration symbolique dont l’animal va aussi faire l’objet. Le déploiement des sources se fait tantôt en filigrane, tantôt lors de longues énumérations historiques de ses manifestations dans l’imaginaire occidental. Cet imaginaire convoqué ne se restreint jamais aux frontières américaines : au contraire, il semble faire appel à une culture a-territoriale qui revendique spécifiquement ce qu’elle a d’universel. Ismaël commente et s’émerveille à propos de la lignée touffue et variée des récits baleiniers :

Plus je me plonge dans la question de la chasse à la baleine, plus je pousse mes recherches jusqu’à ses sources mêmes, plus je suis pénétré de son honorabilité et de son antiquité, en constatant que tant de grands demi-dieux, de héros, de prophètes de toutes sortes s’y sont d’une manière ou d’une autre illustrés. Je suis alors transporté à la pensée que, bien que d’une façon secondaire, j’appartiens à cette noble confrérie[2].

Cet extrait suffit à éclairer la conscience qu’il y a de cette mythologie qui le précède et à laquelle il donne suite. Rassembler ces sources d’information dans le texte fait participer Moby Dick à ce que nous pourrions nommer le « grand Texte » de la littérature ou, comme le formule Peter Szendy, à un « […] texte-baleine [qui] semble s’attacher à son propre sillage. Le grand poisson parait trainer derrière lui un texte-monstre – un texte dans lequel pourtant il nage –, ancré en lui par quelque harpon et sa ligne[3]. » Moby Dick serait à la fois l’histoire d’une chasse et la chasse d’une histoire, soit la convocation d’une triple lecture, celle qu’Ismaël fait de son aventure, relayée par celle de Melville et, pour finir, celle du lecteur confronté à ces nombreuses références qu’il doit s’acharner à poursuivre. Chacune semble avoir la même monstruosité que la baleine blanche et être, comme elle, insaisissable autant par les moyens physiques – ceux que met en œuvre le capitaine Achab – que ceux discursifs – qui sont l’apanage d’un Ismaël en quête d’une parole qui puisse englober le Léviathan dans sa totalité, le capturer dans le langage. À tous ces niveaux de lecture, le cadre de l’américanité est dépassé, le réseau interprétatif déborde des frontières physiques du continent.

Ainsi, la majeure partie des filiations textuelles de Moby Dick ne se choisit pas l’Amérique pour lieu d’origine et, pourtant, il serait difficile de couper, entre le texte et sa terre natale, tout cordon ombilical qui rattacherait, comme la corde à singe[4] des baleiniers reliant le harponneur et le premier rameur, celui qui oscille au-dessus du vide à celui qui trouve un sol sous ses pieds. Si l’intertexte amarré à Moby Dick dépasse les frontières nationales, on ne peut néanmoins oublier le fait que l’Amérique, rarement mise en scène dans le texte comme lieu de l’aventure, est néanmoins l’objet de nombreuses analogies avec la vie maritime et qu’elle ne cesse d’être rapatriée dans le récit pour répondre à des besoins comparatifs. Elle est toujours un ailleurs par rapport auquel l’ici peut se définir un horizon. Il est difficile d’oublier l’importance qu’avait en Amérique, à l’époque où Melville publie son roman, la pêche à la baleine. S’agissant d’une réalité presque exclusive aux États-Unis – c’est sur son territoire qu’elle est développée davantage que partout ailleurs et qu’elle devient une composante décisive de l’économie[5] –, le livre partage avec les habitants du territoire américain un répertoire de références important qui met en forme le savoir propre à leur expérience singulière du réel, et c’est en partie pour cela qu’il peut être directement rattaché autant à l’époque qu’au lieu de sa rédaction. C’est d’autant plus vrai que se fonde à l’époque, sur le territoire américain, une tradition littéraire maritime que Moby Dick vient perpétuer.

Jeanne-Marie Santraud fait remarquer que ces interventions littéraires

[…] témoignent de l’attrait qu’exerçait alors l’entreprise maritime sur l’imagination populaire. Aux hommes hardis et turbulents l’océan offrait la nouveauté, le dépaysement, […] à ceux qui avaient tout risqué et tout perdu, […] il donnait une chance de recommencer leur vie[6].

Les postulats sociologiques de Lukács peuvent donc s’appliquer à Moby Dick, mais aussi à tout le corpus qui l’a précédé si l’on entend par là que ces productions prennent leurs racines dans la terre qui les a vus naitre et qui en aurait façonné les modalités, créant un lieu d’énonciation propice à la rédaction et à la réception d’un imaginaire de la vie maritime. La citation de Jeanne-Marie Santraud révèle d’ailleurs une particularité de cet imaginaire : la mer y est perçue comme une possibilité d’exploration, de renouvellement, une étendue de laquelle Ismaël dit qu’elle « […] cache une terre éternellement inconnue et que Colomb [a] navigué au-dessus d’innombrables mondes mystérieux pour découvrir celui-là seul qui émergeait à l’Ouest.[7] […] » Cette conception de l’océan est celle d’une Amérique liquide, encore à conquérir et qui ne cessera de l’être étant donné que sa possession ne pourra jamais être complètement effective.

L’océan est traité comme un versant antagoniste de la terre, mais aussi comme autre-terre, comme une seconde Amérique sur laquelle on vogue pour mimer incessamment l’appropriation de la première. S’y joue le fantasme, inépuisable par son impossibilité, du nouvel espace à découvrir que fut l’Amérique vierge. Alors que le roman se déroule pour sa plus grande part à l’extérieur du territoire états-unien, on serait en droit de déduire, de cette absence manifeste, que le texte cherche à s’émanciper de sa contrée natale. Pourtant l’Amérique, en tant que foyer, est toujours inscrite en creux dans l’œuvre, où elle est présente, mais toutefois mise à plat, comme narrée d’un mât qu’on aurait posé au milieu du texte. Le voyage en mer n’est pas le résultat d’une volonté d’éluder l’Amérique, mais plutôt de celle de la regarder d’ailleurs. C’est un point de vue sur le continent qu’offre, à partir de l’océan, le texte de Melville.

Cela n’empêche pas le texte de drainer avec lui toute une symbolique océanique du heimatlos. Les marins à bord du Péquod sont ce que Jeanne-Marie Santraud qualifie de délégation de la terre : microcosme qui fonctionne à la manière d’un univers miniaturisé, échantillonné, acte rejoué de l’arche de Noé, qui réunirait dans sa cale des représentants du monde entier. Le bateau de Melville est l’emblème même du cosmopolitisme. En témoigne le chapitre XL[8], dont le déroulement est constitué du chant polyphonique de tous ces matelots – identifiés uniquement par leur nationalité, qui sont des plus diverses – dont l’affiliation semble être le Péquod. Cette embarcation elle-même a quelque chose qui tient de l’apatridie et qui lui vient sans doute de sa longue errance à travers le globe, où ses seules frictions avec le monde terrestre s’effectuent par le biais d’autres navires et où les paramètres géographiques sont toujours incertains, à reconfigurer, définis moins selon une cartographie réelle que selon celle du récit et de son objet/objectif : la poursuite de Moby Dick. Le sextant brisé et les boussoles démagnétisées, dont les pôles se sont inversés suite à l’orage, sont aussi les signes de cette perdition, d’un équipage incapable de se trouver des repères fiables.

On peut toujours avancer, à la défense d’une théorie sociocritique, que cette crise de la destination, que la quête tâtonnante d’une immensité blanche – vierge, sauvage, fuyante – et que le brassage des identités et des cultures sont des caractéristiques typiquement américaines. Comme on l’a vu avec le thème de la filiation et celui de l’océan, il est peu aisé de trouver, dans un roman comme Moby Dick, un élément qui ne puisse pas figurer l’une des thèses avancées pour la contredire ensuite avec autant de solidité. Il est toujours possible, semble-t-il, de prendre les éléments du texte à revers et de les faire parler contre ce que l’on a pu leur faire dire d’abord, comme si jamais le sens n’était prêt à rendre son dernier mot. On devine facilement que les objections peuvent se juxtaposer en faveur d’une idée ou de son contraire jusqu’à donner au débat des airs d’infinis. Et infini, celui-ci l’est, d’abord parce qu’une approche sociocritique trouve ses échos dans une œuvre comme Moby Dick, mais aussi parce qu’un texte de cette envergure ne saurait être réductible à la seule logique de l’appartenance territoriale. On ne peut venir à bout de Moby Dick exactement comme on ne peut venir à bout de Moby Dick. Le roman de Melville parle à partir d’un continent qui n’est pas répertorié dans les atlas, c’est celui de la littérature passée et à venir, et les voyages qu’on y effectue sont avant tout langagiers. C’est dans cette optique que pourraient être repensées les questions précédemment abordées du point de vue stylistique : qu’est-ce que l’emploi d’une langue, en ce qu’elle est un facteur de délimitation de l’espace, peut nous apprendre sur l’ancrage d’un texte à sa patrie? Un texte a-t-il vraiment une patrie, obtenue en legs par celui qui en est l’auteur? Et si c’est le cas, la patrie du texte est-elle obligatoirement celle de l’écrivain, peut-elle se revendiquer d’une autre nationalité dont elle comporterait davantage les caractéristiques, ouvrirait-elle encore la possibilité de ne pas exclure ni choisir pour au contraire favoriser les côtoiements, les contaminations? Plus de 150 ans après sa parution, force est de constater que Moby Dick ne se laisse pas saisir sans résister que la chasse est toujours ouverte.

[1] Herman Melville, Moby Dick, Flammarion, «GF», Paris, 2012, 597 p.

[2] Ibid., p. 311.

[3] Peter Szendy, Les prophéties du texte-Léviathan, lire selon Melville, Éditions de Minuit, « Paradoxe », 2004, p. 67.

[4] Op. cit., Melville, p. 276.

[5] Jeanne-Marie Santraud, Les chantres passionnés du grand océan, Presses de l’université Paris-Sorbonne, « Lectures en Sorbonne », Paris, 1988, 171 p.

[6] Jeanne-Marie Santraud, La mer et le Roman américain dan la première moitié du dix-neuvième siècle, Didier, « Études anglaises », Paris, 1972, p. 10.

[7] Op. cit., Melville, p. 239.

[8] Op. cit., Melville, p. 149.

Article par Laurence Perron.

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