«Non, je ne vous excuse pas! C’est trop facile de faire n’importe quoi et de s’excuser après!» – L’Amour en Fuite
«It’s just nostalgia! You’re a tourist in your own youth. We were young: bad things happened.» – T2 Trainspotting
Une affaire de train. De vie épuisées dans les entreprises les plus ruineuses: l’amour, la drogue, la poésie. L’héroïne pour les uns, les salades de l’amour pour les autres: chacun ses dépendances. Voilà quelques-unes des similarités accrochant l’œil lors du visionnement de T2 Trainspotting (2017) de Danny Boyle, suite longtemps reportée de Trainspotting (1996), avec un des films les plus méconnus de la filmographie de François Truffaut, L’Amour en Fuite (1979), dernier film du cycle Antoine Doinel (précédé des 400 Coups, Antoine et Colette, Baisers Volés et Domicile Conjugal). Film méconnu, voir sous-estimé, banalisé comme un simple «best-of» des films précédents. Et pourtant, à la lumière des intentions introspectives de T2, un réexamen critique de L’Amour en Fuite s’avère aujourd’hui des plus pertinents.
Avertissement : Le texte suivant révèle des éléments importants du scénario de Trainspotting et des films du cycle Antoine Doinel.
J’ai parlé des trains: de façon évidente, le train de Trainspotting, terme désignant à la fois les marques d’injection des héroïnomanes et ce passe-temps atypique (et en quelque sorte très britannique) d’observer les trains. Un hobby de l’immobilité : l’art de voir les choses importantes défiler sous nos yeux – manquer le proverbial train, se réveiller à 40 ans et voir la moitié de sa vie déjà passée – tuer le temps plutôt que de le vivre.
À la gare de Lyon, Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud), désormais dans la mi-trentaine et fraîchement divorcé de Christine Darbon (Claude Jade), conduit son fils Alphonse au train qui l’emmènera pour une sortie scolaire. Resté sur le quai, il donne l’illusion à son fils que le train toujours immobile est en mouvement en faisant glisser ses pieds sur le côté – trait d’humour badin dont Léaud a toujours eu le secret, mais où se trouve déjà toute la tristesse du monde («Mais qu’est-ce qui m’arrive? J’ai l’air vieux aujourd’hui» murmurait Léaud, 8 ans plus tôt, dans la déchirante finale des Deux anglaises et le continent). Mais tournant la tête, Antoine Doinel voit un train bel et bien en mouvement : celui au bord duquel se trouve Colette (Marie-France Pisier), son premier coup de foudre adolescent. Au pas de course, Doinel embarque dans le train, à la recherche de cet amour en fuite. «The life you save might be your own.»
Si les quatre autres films du cycle Antoine Doinel avaient leur propre existence indépendante les uns des autres (évoquant successivement la jeunesse, l’adolescence, les 18 ans puis la vie conjugale de leur protagoniste), L’Amour en fuite leur est entièrement tributaire, étant composé, en grande partie, de «flashback» des films précédents, agencés dans le récit pour suivre les réflexions d’Antoine, Christine et Colette. Au fur et à mesure de ces réminiscences, le spectateur est invité à voir (ou revoir, en l’occurrence) les moments marquants de la vie d’Antoine, bons ou mauvais : son enfance trouble, sa relation difficile avec sa mère («Elle est morte!»), son amour obsessif pour Colette, son mariage avec Christine, ses aventures extraconjugales et éventuellement son divorce. Si on retrouve avec un certain plaisir ces scènes de la vie de notre jeune héros, ces flashbacks n’ont rien de la compilation, du «best-of». L’Amour en fuite n’est pas un film du passé : il est un film sur le passé vécu au présent, sur les blessures qu’il laisse, le poids qu’il mets sur nos épaules lasses et usées. L’évocation de 20 ans d’existence sera l’occasion d’un retour en arrière nécessaire et parfois assez dur sur les erreurs et égarements d’Antoine Doinel, éternel enfant: sa malhonnêteté, son égoïsme, son immaturité, sa jalousie, sa possessivité. Ces extraits structurent le film comme un puzzle, un assemblage baroque du passé et du présent, qui doit être laborieusement remis en ordre par Antoine Doinel, à l’instar de la photographie rapiécée de sa nouvelle petite amie, Sabine (Dorothée), photographie à laquelle il s’accroche désespérément, comme le symbole d’un amour raccommodé – la possibilité de la création plutôt que de la destruction[1]. Un nouveau geste poétique : le bon, on l’espère.
Rappelons que L’Amour en fuite arrive 9 ans après Domicile Conjugal ; Jean-Pierre Léaud entre tranquillement dans l’âge, laissant l’énergie de la jeunesse pour la sagesse de l’âge (la passation du flambeau sera complétée dans Le Pornographe de Betrand Bonello) ; quant à François Truffaut, il s’apprête à clore le chapitre «Doinel», 20 ans après l’avoir amorcé. Son regard n’a plus l’indulgence bienveillante des films précédents: il a maintenant le recul des années, la douleur de l’expérience. À travers son alter ego filmique, il fait le point sur sa propre vie, elle-même sur le point d’être cruellement interrompue par le destin en 1983. Il y a la relation compliquée avec la mère, certes, mais également les déceptions, les ruptures. Celle avec Jean-Luc Godard, notamment, avec qui il avait rompu tout contact depuis leur correspondance houleuse autour de Nuit Américaine (1973) – Jean-Pierre Léaud occupant d’office le rôle de l’enfant du divorce, déchiré entre ses deux parents cinématographiques. Mais malgré l’adversité, ce n’est pas un Truffaut amer ou cynique qu’on retrouve dans L’Amour en fuite; avant le film, la découverte des archives de sa mère lui avait appris la vérité toute simple de l’amour qu’elle lui vouait. Le sentiment de libération qu’il a sans doute éprouvé retrouve son écho dans le film, quand Doinel reçoit la visite inattendue de l’ancien amant de sa mère, qui lui fait des révélations similaires. C’est ainsi que, malgré la dureté des épreuves et la douleur habitant ses personnages, L’Amour en fuite est un film profondément optimiste et rempli d’espoir, une célébration de la résilience et de l’amour.
Notons aussi que, là où les films précédents étaient entièrement tournés du point de vue de Doinel, monopolisant l’écran, il partage cette fois-ci l’espace filmique avec Colette, qui apporte un juste contrepoids à l’exubérance de Jean-Pierre Léaud. «C’est très bien, mais ça ne s’est pas exactement passé comme ça», corrige-t-elle après avoir lu la version romancée de son idylle adolescente avec Antoine dans le roman autobiographique de ce dernier, Les Salades de l’Amour. Si, par le passé, les femmes avaient à plusieurs reprises confronté Doinel sur ses égarements[2], cette dimension prend cette fois une importance décisive à travers Colette, qui permet une critique des plus cinglantes des erreurs de l’éternel adolescent. Pas qu’elle n’existe que pour servir de boussole morale à Antoine (elle-même se morigène pour s’être laisser embarquer dans ses problèmes sentimentaux) : elle a en effet à jongler avec ses propres problèmes, autrement plus importants, soit le deuil de son enfant mort prématurément et sa décision de défendre un criminel accusé d’infanticide à Draguignan[3]. Nuancée et forte, Colette se révèle un des personnages féminins les plus intéressants du cycle Doinel (à noter que Marie-France Pisier est une des scénaristes du film), voir même de l’œuvre de Truffaut[4] – et c’est à travers elle qu’enfin, le début d’un changement peut commencer à s’opérer chez Antoine Doinel. Le succès de ce changement nous reste inconnu : il ne nous reste que ses dernières paroles de Doinel/Léaud : «Essayons!».
Le règlement de compte et la réconciliation sont aussi au cœur de T2 Trainspotting. Règlement de compte entre Renton (Ewan McGregor) et ses amis (Simon, Spud, Begbie) pour la trahison qui a brisé leur amitié 20 ans plus tôt. Réconciliation avec sa famille, qu’il a abandonnée (intéressante coïncidence, l’amour de la mère absente est encore une fois révélé au protagoniste). Mais aussi réconciliation entre Danny Boyle et Ewan McGregor, dont l’amitié avait volé en éclat 15 ans plus tôt, lors de la production de The Beach (durant laquelle McGregor aurait été écarté du rôle principal en faveur de Leonardo DiCaprio). Voire même, une réconciliation entre Boyle et ses fans de la première heure, nombreux aujourd’hui à regretter l’exubérance chaotique de ses premiers films, remplacés par le chrome artificiel et générique de ses œuvres des 10 dernières années, qui oscillent entre la médiocrité ostentatoire et les rendez-vous manqués (Slumdog Millionaire, Trance, 127 Hours) – comme ses héros, force est de constater que Danny Boyle a perdu sa superbe d’autrefois, n’est plus tout à fait «dans le coup». Ce penchant pour la banalité numérique est toujours présent dans T2, dont la facture visuelle surchargée est heureusement balancée par la direction photo maîtrisée d’Anthony Dod Mantle, qui apporte un vent de fraîcheur à une esthétique autrement surfaite. Il n’en demeure pas moins que T2 Trainspotting, une fois sorti de son éphémère période numérique (les Snapchat, Facebook, Instagram et autres babioles technologiques exhibées à titre de «symboles de leur époque»[5]), tiendra fort probablement moins bien l’épreuve du temps, au contraire de l’Amour en fuite et du premier Trainspotting, deux œuvres aussi pertinentes et jubilatoires aujourd’hui qu’à leur sortie en salle.
Et à l’instar de L’Amour en fuite, T2 présente des héros vivant avec difficulté cette épreuve du temps, du passage à l’âge mur. À la course effrénée de l’ouverture de Trainspotting succède ici la course stationnaire de Mark Renton sur un tapis roulant, métaphore visuelle des plus probantes, pour ne pas dire évidente. Comme Antoine Doinel, la plupart des personnages sont restés émotionnellement à l’adolescence dans ce qu’elle a de plus stagnante : Simon (Jonny Lee Miller) continue ses escroqueries foireuses, Spud (Ewen Bremner) demeure accroché à l’héroïne et à sa malchance congénitale et Begbie (Robert Carlyle), fraîchement évadé de prison, n’a rien perdu de sa susceptibilité meurtrière. Les femmes (assez sommairement divisées en ex et en conjointes) seront évidemment les premières à faire les frais de l’adolescence prolongée de ces loubards. Si la présence d’un personnage féminin central comme Véronika (Anjela Nedyalkova), petite amie bulgare de Simon, est certes bienvenue, on est bien loin de la nuance du cinéma de François Truffaut. Bien que plus développée que la Diane (Kelly Macdonald) de Trainspotting, le Véronika s’embourbe dans les généralités et constitue un des maillons faibles du film.
Le retour de Renton dans ce cercle d’amis délaissés et pour la plupart guère accueillants sera l’occasion d’un regard introspectif sur un passé douloureux: mort de Tommy, trahison, échecs amoureux, vie ratée, etc; regard introspectif réellement au centre du film, nonobstant l’insignifiante histoire d’arnaque visant à transformer le pub de Simon en un profitable salon de massage érotique (!), tout au plus un prétexte maladroit pour faire avancer le récit – à noter que le film n’adapte que quelques éléments de la suite littéraire de Trainspotting, Porno, ce dont on ne se formalisera guère compte tenu de la faible qualité du roman en question.
Quand il s’agit de référer au premier opus, Danny Boyle renoue avec l’inventivité visuelle qui l’a jadis rendu célèbre, utilisant, à l’instar de Truffaut, une série de «flashbacks» construits à partir des images du premier opus et multipliant les clins d’œil esthétiques plus ou moins évidents. Tout comme dans L’Amour en fuite, l’exercice, qui sauf exception est assez bien dosé, vise au-delà de la simple nostalgie, bénéficiant d’un recul lui permettant de se distinguer de la plus récente vague de «remake/reboot» carburant à l’évocation idéalisée d’un âge d’or aujourd’hui terminé (Star Wars : The Force Awakens étant la consécration de ce mode de pensée centré sur le «fan service» dans ce qu’il a plus de complaisant). L’accusation auto-référentielle de Simon à Renton («C’est que de la nostalgie! Tu es un touriste dans ta propre jeunesse!») agit à cet égard comme un pied-de-nez acerbe au public du film, déjouant ses attentes d’un film «comme dans le bon vieux temps» et agitant plutôt la promesse ambiguë d’une suite qui s’élèverait au-dessus de ces facilités. Une promesse en partie remplie, malgré quelques égarements de parcours. Il est par exemple tout à l’honneur de Boyle de ne pas tenter de maintenir ses personnages en état de stase, les condamnant à répéter les gestes du premier film telles des statues de cires figées dans une autre époque. Délaissant la verve et la virtuosité verbale du films précédent, Boyle et son scénariste John Hodge révèlent le quatuor sous un jour plus posé, moins dans l’action que la réflexion, leur permettant d’atteindre un niveau de nuance et de profondeur qui n’était pas nécessairement présent dans le premier opus. L’exercice se révèle particulièrement réussi dans le cas de Spud (remarquablement interprété par Ewen Bremner, acteur donnant ses lettres de noblesse à la profession – disons le ouvertement, il aurait dû être le personnage principal du film), dont l’évolution est parmi les plus consistantes, malgré la facilité tautologique d’en faire l’auteur du roman Trainspotting (à travers des extraits tirés verbatim du roman d’Irvine Welsh). Même Begbie, personnage relativement simpliste (quoique mémorable) dans le premier film, bénéficie de ce traitement grâce à l’exploration de sa relation avec son fils.
Au final, c’est dans ces heureusement rares moments où Boyle tente de re-faire plutôt que d’évoquer son premier succès qu’il se casse les dents : la mise à jour forcée et maladroite du monologue «Choose life», la répétition prévisible de l’escroquerie du premier film, l’allusion ampoulée au football, etc. Par ailleurs, si L’Amour en fuite, à 90 minutes, est un exemple de concision et de précision (le montage de Martine Barraqué, monteuse de Truffaut depuis Deux anglaises et le continent, est remarquable), T2, à 112 minutes, aurait mérité un rythme plus resserré.
Dans une culture cinématographique peuplée de «remake», «reboot» et adaptations à la qualité variable, T2 Trainspotting, s’il est loin d’être parfait, fait figure plus qu’honorable, post-scriptum doux-amer à la jeunesse plutôt qu’une tentative crasse de la vampiriser. S’il n’a pas le découpage précis et sans faute de L’Amour en fuite et se perd quelque peu dans les méandres de son esthétique surfaite, il n’en demeure pas moins une méditation profonde et parfois émouvante sur la vieillesse, l’amitié et le pardon.
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T2 Trainspotting de Danny Boyle est sorti en salle le 24 mars.
[1] Symboliquement, la photographie, égarée par Antoine, passera par les mains de Colette, puis Christine, avant de lui revenir.
[2] «Je ne suis pas une apparition, je suis une femme», lui disait déjà Fabienne Tabart dans une des scènes les plus marquantes de Baisers volés.
[3] Détail Kubrickien : le criminel en question, entraperçu sur une photographie, ressemble à s’y méprendre à Jean-Pierre Léaud, tel un avertissement prophétique sur les extrémités où un «amour», servant d’excuse à la jalousie et à l’obsession, peut mener.
[4] Si le cycle d’Antoine Doinel est résolument basé sur un regard masculin hétéronormatif, on reconnaîtra tout de même à Truffaut d’avoir su y intégrer des personnages féminins forts et nuancés (Fabienne Tabart, Christine, Colette).
[5] À ce sujet, on notera que si le premier Trainspotting baignait dans le marasme de l’Angleterre de Tatcher, T2 reste assez décevant en matière de représentation vivante et prenante de son climat socio-politique. On aurait pourtant cru que le référendum écossais et le Brexit auraient d’avantage inspirés Danny Boyle et le scénariste John Hodge.