Halpern et Hamilton nous demandent d’imaginer un monde actuel qui se tournerait vers un urbanisme issu des contextes de dévastation, de crise économique, et d’insurrection. Ces modèles d’urbanisme ont été produits par des penseurs et des groupes qui ont réfléchi à de nouvelles formes de reconstructions en fonction de scénarios apocalyptiques. Que ce soit le naturalisme du géologue Charles Lyell au 19ème siècle ou la création japonaise au lendemain d’Hiroshima, tous contribuèrent à la conception des programmes politiques, économiques, sociaux et esthétiques contemporains visant, généralement, un résultat constructible sur de courts délais et optant, à cet effet, pour une ville organisée en unités claires et distinctes, selon le modèle du fonctionnalisme. Grands ensembles d’habitation, grandes percées de circulation simplifiant le déplacement, zones vertes de détente, ces plans exposent l’idée d’une création ou d’un art au service de la collectivité, en rupture avec l’architecture historiciste du XIXe siècle. Néanmoins, ces réflexions théoriques confrontent également une réalité pratique qui s’avère contraignante, interrogeant les avenues possibles d’une émancipation collective grâce à des méthodes de construction modernes. Cette tension entre les théories et leur mise en pratique est l’idée maîtresse du colloque. La « recherche-création» réfléchit un monde où la prouesse technologique vient participer activement à la concrétisation du paysage.
Cette vision techno-utopique valorise un modèle sécuritariste, destiné à assurer l’affranchissement des systèmes contre d’éventuelles catastrophes, humaines ou naturelles. Toutefois, comme le soulèvent Halpern et Hamilton, la course au développement de techniques de pointe pose plusieurs problèmes éthiques. La rationalisation de l’espace par des analyses dites naturelles —topographiques et géologiques — génère des questions sur deux aspects relatifs au temps et à l’espace. Le premier aspect serait d’interroger la validité de ces données considérées comme naturelles pour redéfinir les nouveaux espaces de la ville. Ensuite, l’utilisation de facteurs externes à l’Homme suscite également la peur d’un usage arbitraire de telles données, pour légitimer une idéologie du progrès technique et de l’obsolescence programmée. Cette incessante modification, requérant de plus en plus d’adaptation de la part de l’usager, suppose en effet la multiplication des dispositifs de contrôle. Plusieurs exemples sont alors cités par les auteurs, tels que le projet Rising Currents organisé par le MoMa en 2010, ou le prototype sud-coréen MRDVR en 2008. Ces deux études montrent la perméabilité entre deux états : la spéculation foncière et l’état d’urgence permanent, opérant sur deux faces, le renouvellement des marchés et l’actualité des dispositifs de contrôle. Le projet Rising Currents est une réponse à la menace des changements climatiques et à l’éventuelle montée des eaux. Les aléas climatiques auxquels est confrontée New York (tels que le débordement de la mer sur le quartier des affaires), donnent une forme de légitimité à toute une infrastructure logistique et écologique d’espaces verts. En addition aux technologies mesurant le niveau de la mer, la création d’un haut-système de filtration et d’atténuation des eaux par un environnement naturel — l’introduction de plantes et de faune pour les récifs, les îles artificielles, les zones humides et marécageuses — permettrait d’éviter l’inondation de la ville. Ces nouvelles infrastructures, qui se veulent sécuritaires et écologiques, sont conçues selon un double mouvement: une vision synthétique d’un futur menaçant (recherche) et la mise en oeuvre de modes analogues aux menaces mêmes pour tenter de penser la reconstruction «naturelle» des écosystèmes humains (création).
Les conférenciers soulignent cependant l’ambiguïté de ce dispositif, où l’identification des paramètres de conservation joue en fait contre la conservation de l’habitat humain. En effet, dans ce schéma, les scientifiques délocalisent une population humaine de son lieu physique et biologique d’origine pour l’adapter constamment à un autre environnement, supposé plus stable. Ce déplacement permanent aboutit à une dislocation et à une perte des sens de la durée et de l’espace. Par conséquent, l’espèce humaine entre de fait non dans un état de nature, mais dans une ère d’artifice permanent. Ce que l’on retient de la réflexion d’Halpern et d’Hamilton n’est pas la désillusion provoquée par les productions de systèmes fantasmés, mais la place active de la dystopie (représentation d’un futur totalitaire) dans la création de nouvelles formes utopiques.
Pour clore leur présentation, Halpern et Hamilton explorent des scénarios apocalyptiques afin d’approfondir les liens entre destruction et architecture, en prenant l’exemple de l’architecte Lebbeus Wood. Face à la pénurie des biens et des services à Sarajevo, lors de la guerre, Wood dut répondre à la crise humanitaire à l’aide de deux principes architecturaux, basant la restauration à la fois sur le paysage urbain d’avant-guerre, mais aussi sur la création de nouveaux repères. Cependant, selon l’approche de Wood, les répercussions de la guerre sur la ville devaient être «retraçables» et visibles, afin de nourrir une mémoire commune. Le nouveau plan d’urbanisme doit par conséquent intégrer les notions de risque et d’altérabilité. Wood propose de créer à cette fin des «espaces libres» ou des secteurs de transition, dont la forme signale un nouvel âge, évoquant la nouvelle condition d’après-guerre.
Ainsi, à l’aube de nouvelles catastrophes, la visibilité des nouvelles infrastructures urbaines devient un outil de prévention, au même titre que la mise en oeuvre des matériaux. Selon le degré d’implication de dispositifs technologiques de surveillance, la frontière entre l’instrument sécuritaire et l’arme de guerre devient plus ou moins poreuse. L’intégration du design devient un facteur déterminant, à la fois dans la politique locale et internationale, menant vers de nouvelles approches en histoire de l’art. C’est par ailleurs cette liaison que l’on retrouve dans le toponyme Media Art Histories (MAH), qui n’est autre que l’un des organisateurs du colloque Re-Create 2015, en collaboration avec Hexagram, un réseau collaboratif signé UQAM-Concordia.
–La conférence est disponible ici.
Article par Khadija Taoussi. Étudiante en philosophie à l’Udem. Détenante d’un Baccalauréat en histoire de l’art.