La compagnie Corpuscule, engagée pour l’intégration des artistes handicapé.e.s dans les arts de la danse et de la performance, présentait jusqu’au 11 mai dernier Quadriptyque, un spectacle en trois tableaux rassemblant des danseurs et danseuses handicapé.e.s et non handicapé.e.s. Malgré des propositions inégalement abouties, l’approche impose de nouvelles explorations.
France Geoffroy, directrice de la compagnie Corpuscule, participe depuis vingt ans à la création pour des interprètes le plus souvent — le contraire fait figure d’exception — effacé.e.s des scènes chorégraphiques. La danse intégrée fait ainsi partie de l’histoire de la compagnie comme du travail de la chorégraphe. La plus récente production, Quadriptyque, consiste en trois pièces : Casablanca, À perte de vue et Entretiens, d’entres liens. Ayant assisté à la représentation décontractée du 11 mai dernier, l’Artichaut Magazine a pu découvrir les propositions dans une ambiance détendue, où tous et toutes étaient libres de sortir de la salle au besoin, de changer de siège, voire d’interagir avec les interprètes. Ainsi la création se fait-elle plus accueillante envers un public que les conditions de représentation traditionnelles peuvent incommoder. En assouplissant les codes qui sont normalement de mise au théâtre (le silence du public, le calme et l’immobilité dans la salle, par exemple), on se soucie de l’inclusion des personnes neuro-atypiques, à mobilité réduite ou encore des jeunes enfants, pour qui la restriction du mouvement et de l’expression peut devenir un obstacle aux sorties culturelles. On travaille ainsi à faire une place à ceux et celles qui restent exclu.e.s, non seulement de la scène du théâtre et de la danse, mais aussi des salles. À défaut d’offrir un programme tout à fait abouti, les trois créations rassemblées dans Quadriptyque empruntent de nouvelles avenues, confirmant la pertinence de la danse intégrée et l’intérêt de s’y arrêter plus attentivement.
Casablanca
Inspirée du film éponyme de 1942, la pièce Casablanca voyage entre les registres. Quatre danseurs et danseuses incarnent les rôles principaux du film et en jouent certaines scènes, accompagné.e.s de la trame sonore originale. À celle-là se superposent leurs gestes, leurs expressions et leurs déplacements, qui sont la seule occasion d’un mouvement dansé. Le jeu théâtral, comme les répliques tirées du film et les costumes d’époque, reconstituent le film à l’identique, pense-t-on. Seule la présence de Maxime D.-Pomerleau, qui se déplace tantôt en fauteuil roulant, tantôt debout, à la marche, renouvèle la distribution du film culte. L’intégration d’une interprète handicapée fait non seulement de la pièce une proposition novatrice, mais revisite un classique du cinéma pour y inclure, là aussi, une diversité de corps qui généralement fait défaut.
Coupé.e.s de leur propre parole, astreint.e.s au mime, les interprètes semblent tout droit sorti.e.s du cinéma muet, ou bien rappellent encore les segments théâtraux des ballets classiques. Un code fixe est ici d’usage : les gestes précis signifient des sentiments, des propositions, des réactions. Avant de quitter cette forme somme toute classique, les premières minutes de Casablanca s’inscrivent dans la reprise des codes du cinéma et de la danse. Les mouvements dansés sont rares et minimalistes : ici le corps trace un arc de cercle, là il esquisse quelques pas simples. Les interactions sont mises en scène, mais ne semblent pas chorégraphiées.
Les danseurs et danseuses abandonnent le synopsis original lorsqu’ils et elles commencent à s’avancer vers le désert. Il faudra pourtant consulter le programme pour identifier ainsi l’événement et comprendre pourquoi, de la musique et des habits de 1942, on passe à un tel dénuement. Sur scène, l’événement est suggéré par l’abandon de certaines pièces de costume. L’absence de décor, comme celle d’une trame sonore assez signifiante, induisent une perte de repères. À partir de ce tournant, la pièce s’engage dans de nombreuses voies sans les mener à terme. Alors que des interprètes sont au sol et roulent sur eux-mêmes, on entend un morceau instrumental de post-rock sans avoir les indices nécessaires pour le relier au thème initial. Un univers symbolique se substitue au début narratif, mais les deux semblent n’entretenir aucun lien. On a plutôt l’impression d’assister à un désagrégement, à une perte de repère qu’on n’identifie à aucune cause et qui trouve peu d’explications. Les possibilités chorégraphiques entrevues au début, par la reprise d’un classique du cinéma, disparaissent à mesure que l’abstraction gagne du terrain.
À perte de vue
La deuxième pièce, de loin la proposition la plus forte et la plus aboutie de l’ensemble, embrasse la lenteur et l’obscurité. Les projecteurs éclairent la scène alors qu’un danseur et une danseuse y sont déjà, l’un près de l’autre, allongé.e.s au sol, d’abord immobiles au son des cloches, du trafic et des bruits industriels qui composent la trame sonore. Cette ambiance lourde et sans rythme baigne les corps qui, lentement, se mettent à bouger. Le danseur s’efface tranquillement, sortant de la scène en emportant avec lui les prothèses de la danseuse, marchant à reculons jusqu’à rejoindre les coulisses. La danseuse Marie-Hélène Bellavance reste seule sur scène, privée des prothèses qui lui permettent de marcher.
Elle se met néanmoins à bouger avec une précision et une attention exceptionnelles. Le corps de la danseuse, seule zone de la scène éclairée par les projecteurs, paraît éclatant et lumineux. Par un effet d’optique qui accentue et illumine le corps, mais aussi grâce à la qualité envoûtante de sa présence, l’interprète captive, fait rayonner chacun de ses mouvements, chaque déplacement qui demeure près du sol, en position assise ou agenouillée. Aussi cette précision et cette douceur du mouvement ne se perdent pas lorsque Georges-Nicolas Tremblay revient en scène et se rapproche de Marie-Hélène Bellavance. S’appuyant sur la danseuse, il lui donne son corps à porter, puis, échangeant les rôles, les deux interprètes semblent à la recherche d’un équilibre, d’un partage du poids viable, d’une manière d’avancer ensemble.
À perte de vue fait un usage judicieux et intéressant de tous ses éléments. Mise à part la performance des interprètes, les éclairages, l’ambiance sonore et l’usage des prothèses comme seuls accessoires témoignent d’une démarche sensible et douce malgré la brutalité de la trame sonore. Au-delà des jeux d’ombre et de lumière, la pièce porte une certaine obscurité qui offre un contraste avec le calme assuré de la chorégraphie et l’interprétation lumineuse de Marie-Hélène Bellavance.
Entretiens, d’entres liens
La dernière proposition est interprétée par un duo composé de Benoît Lachambre, aussi chorégraphe de la pièce, et de France Geoffroy. Le couple ainsi formé dégage d’emblée complicité et aisance. La performance consiste en une recherche de postures diverses où les interprètes se déplacent dans l’espace — sur scène et hors de la scène — et, une fois confortables, lancent des cris. Le fauteuil motorisé de France Geoffroy sert de moyen de locomotion dans l’espace. Alors qu’elle y reste assise, Benoît Lachambre s’y agrippe, reste à proximité, debout ou dans une position plus saugrenue, adopte des postures stables mais parfois périlleuses et acrobatiques. Explorant ainsi le positionnement des corps dans l’espace, lui et sa complice poussent ensemble des cris et des hurlements, amplifiés par les micros et réverbérés dans toute la salle, meublant le décor sonore. Ou bien le silence règne, ou bien les cris résonnent, interrompus parfois par les échanges entre Lachambre et Geoffroy, cherchant à s’harmoniser dans ce jeu théâtral, à la manière un peu maladroite, il faut l’avouer, de deux personnes qui s’initient tant bien que mal à des postures d’acroyoga.
Avant le début de la performance, on aura pris soin de modifier le dispositif scénique. Une grille d’éclairage est descendue à environ 1,5 mètre du sol et deux écrans sur la scène projettent ce qu’une caméra, manipulée par Marie-Hélène Bellavance, filme en direct de la performance. Les spectateurs et spectatrices ont donc deux perspectives simultanées : les corps de Lachambre et Geoffroy sont directement perçus depuis l’angle du siège dans la salle et ils sont captés à nouveau, par la médiation de la caméra. Comment cette multiplication des perspectives se couple-t-elle aux interprètes qui se déplacent dans l’espace en proférant des cris? Cette complexité du dispositif ne semble pas exploitée par la performance.
Dès lors que l’on questionne la projection live, la scénographie semble peu justifiée, voire embarrassante. Aucun usage n’est fait de la grille d’éclairage descendue au niveau du sol. Peut-être les aléas de la performance auront-ils fait en sorte qu’en cette représentation précise les éléments scéniques auront été négligés, mais toujours est-il que les avenues empruntées se multiplient inutilement, sont trop vastes, et que le peu de possibilités actualisées appauvrissent le résultat final.
Plutôt que de constituer une suite cohérente, Quadriptyque présente trois tableaux divergents et distincts les uns des autres, qui souffrent pourtant de leur inégalité. Le cadre décontracté se présente néanmoins comme une nouveauté au Québec, et qui tombe à point. Comme le souligne Sophie Pouliot dans une récente chronique : « c’est en voyant des visages dans lesquels on peut se reconnaître sur scène (et ajoutons dans les gradins) que l’on en vient à considérer qu’on y a aussi sa place[1]. » Au cœur des discussions visant à identifier les facteurs d’exclusion de certains groupes de la société et à inclure le plus grand nombre, une attention pour la neurodiversité et pour la diversité des corps dans les théâtres montréalais élargit la perspective, favorise le respect et la reconnaissance des différences.
Quadriptyque était présenté du 8 au 11 mai à l’Agora de la danse.
[1] Sophie Pouliot, « Un autre visage de la diversité », Jeu, no. 170, 2019, p. 4-6.
Article par Élisabeth Chevalier.