Les quatre auteur.e.s (Alexis Berris, Roxanne Chartrand, Maxime Deslongchamps et Pascale Thériault) étudient le jeu vidéo à l’Université de Montréal, au département d’Histoire de l’art et d’études cinématographiques. Elles et ils sont organisat.eurs.trices du Groupe Féministe Vidéoludique, un groupe de discussion portant sur les thématiques féministes dans les jeux vidéo.
À quelques jours de la sortie du tout nouveau Mass Effect: Andromeda (BioWare, 2017), plusieurs femmes qui ont travaillé sur le jeu sont victimes d’une campagne de harcèlement en ligne (Gach, 2017). D’après leurs détracteurs, elles seraient les responsables des défauts d’animation présents dans le nouveau jeu. Ce bref regard dans l’actualité témoigne d’un problème important, celui des discours toxiques dans le domaine vidéoludique. Ce type de réactions, qui ne sont pas isolées, démontre l’importance de concevoir les jeux avec une perspective féministe afin de contrer l’hégémonie masculine présente dans la culture vidéoludique. Dans ce texte, les bases conceptuelles d’une étude féministe des paradigmes historiquement dominants de la masculinité en jeu vidéo seront établies. Une définition des structures propres au jeu mises en place dans les débuts des études vidéoludiques sera présentée et mise en doute pour proposer un ensemble d’outils afin d’analyser les jeux vidéo dans toutes ses formes. Le mouvement queer des alt games illustrera la volonté de concepteurs de repenser l’idée populaire du jeu vidéo et de démocratiser les pratiques de création. Nous avons créé un Groupe Féministe Vidéoludique afin de proposer un espace de réflexion et de création où il est possible de s’extirper des contraintes de la culture toxique en explorant diverses subversions féministes.
Culture toxique et masculinité militarisée
Pour comprendre la culture masculine autour des jeux, il faut remonter aux origines du jeu vidéo. L’ouvrage Digital Play (Kline et al., 2003) présente une revue de la littérature portant sur les personnages féminins dans les jeux vidéo. Ces recherches en viennent à la conclusion que la sexualisation et l’exploitation des personnages féminins reposent sur une construction hégémonique de la masculinité militarisée. Afin de comprendre pourquoi les jeux vidéo sont profondément phallocentriques et ne mettent presque pas en scène des personnages féminins, les auteurs de l’ouvrage remontent aux origines du jeu vidéo et démontrent que la masculinité militarisée est née et a perduré dans la culture vidéoludique, notamment grâce au marketing. Les jeux vidéo sont nés en laboratoires financés par le complexe militaro-industriel et technologique (high-technology military-industrial complex, Kline et al. 2003, p. 248), mettant ainsi l’accent sur les jeux de guerre comme Spacewar (Russel, 1962). Même la culture des jeux d’arcade, dans les années 1970, était majoritairement masculine, selon Kocurek (2015). Le marketing des jeux de consoles domestiques a prolongé cette culture de violence et de masculinité militarisée, visant les garçons (Nintendo) et les adolescents masculins (Sega), avec des publicités qui glorifient la puissance et qui utilisent des sous-entendus sexuels.
La violence présente dans les jeux serait en corrélation directe avec l’exploitation des corps féminins afin de répondre aux prétendues attentes des joueurs masculins. L’industrie tiendrait à conserver des «valeurs sûres», en créant des jeux où les personnages féminins sont réduits à des trophées ou des demoiselles en détresse, et où la masculinité militarisée y possède une place d’honneur. Fron et al. (2007) font aussi le constat de ce qu’ils nomment une «hegemony of play»: une culture vidéoludique hégémonique, majoritairement masculine, jeune et anglophone. D’après l’article de Fron, cette hégémonie masculine opère dans les domaines culturels et économiques, et travaille de concert avec les développeurs de jeu et les joueurs «hardcores», qui ont développé une rhétorique de jeu excluant et même aliénant des joueurs «minoritaires» comme les femmes, les filles et les joueurs d’autres cultures et ethnies (p. 309). Les joueurs et les travailleurs de l’industrie sont majoritairement masculins et transmettent cette domination dans les jeux vidéo. Le milieu vidéoludique n’est pas accueillant pour tous ceux qui sortent de ce carcan hégémonique. On remarque trois axes où la présence des femmes demeure problématique: l’industrie du jeu, les représentations dans les jeux et la communauté de joueurs et joueuses, tous et toutes touchés par la culture toxique.
Fanny Lignon (2013) note que même si l’histoire du jeu vidéo compte principalement des hommes, quelques créatrices, comme Roberta Williams (Mystery House, On-Line Systems, 1980) et Jane Jensen (Gabriel Knight, Sierra On-Line, 1993) sont également connues. Toutefois, la tendance de l’industrie était de solliciter des femmes afin de concevoir des jeux destinés à un public exclusivement féminin, alors que les créateurs masculins sont appelés à produire des jeux «pour tous». Encore aujourd’hui, les femmes sont en minorité dans l’industrie du jeu: d’après une recension de l’International Game Developers Association datant de 2015, seulement 22 % des travailleurs de l’industrie seraient des femmes.
Si l’industrie est loin de la parité, on remarque toutefois que de plus en plus de femmes jouent à des jeux vidéo, et que cette tranche démographique compte maintenant pour près de la moitié du public vidéoludique, soit environ 41 % des joueurs (Entertainment Software Association, 2016). Toutefois, la communauté est loin d’être accueillante pour elles. Mia Consalvo (2012) n’hésite pas à qualifier la communauté de toxique: des actes comme de nombreuses blagues sexistes sur les joueuses, du harcèlement, le mouvement GamerGate, des mises à l’écart, une banalisation de la culture du viol, une objectification du corps des joueuses ou encore une instrumentalisation du corps féminin à des fins commerciales ne sont que des exemples parmi tant d’autres qui témoignent d’une culture sexiste. Selon Consalvo, «Chaque événement de harcèlement est troublant en soi, mais si on enchaîne ces événements, on remarque qu’ils ne sont pas des incidents isolés, mais qu’ils illustrent plutôt un motif récurrent de culture misogyne et de privilège patriarcal qui tente de réaffirmer sa position dominante» (2012, traduction libre).
Finalement, le contenu des jeux a un historique de représentations négatives et sexistes des femmes, afin de glorifier la masculinité militarisée. De nombreuses études (Heintz-Knowles et Henderson, 2001; Beasley et Standley, 2002; MacCallum-Stewart, 2008; Downs et Smith, 2010; Kondrat, 2015, etc.) ont remarqué que les personnages féminins sont caractérisés par leur faible nombre, leur apparence souvent sexualisée et leur rôle de demoiselle en détresse, de trophée, etc. On remarque toutefois qu’un lent changement se fait dans le contenu des jeux, avec de plus en plus de personnages diversifiés et positifs.
Bien que les femmes s’intéressent aux jeux vidéo, force est de constater que ceux-ci ne représentent pas un espace sécuritaire pour elles. Il existe toutefois des possibilités de subversion des jeux vidéo afin de se créer un espace au sein de cette culture.
(Ne pas) définir le jeu vidéo
Il serait difficile de tenter de subvertir les éléments du paradigme de la masculinité militarisée sans offrir de définition, à tout le moins partielle, de l’objet vidéoludique lui-même. En effet, l’objet culturel spontanément évoqué par l’appellation «jeu vidéo» correspond généralement aux titres ayant généré un grand succès commercial: Super Mario Brothers (Nintendo, 1985), Tetris (Spectrum Holobyte, 1985), ou encore la série Grand Theft Auto (Rockstar Games, 1997) ont tous marqué l’imaginaire collectif et semblent s’imposer de facto lorsqu’il est question de jeu vidéo. Or, lorsque l’on se penche sur la nature de ces objets, ceux-ci semblent offrir un contenu et des possibilités ludiques qui diffère fondamentalement. Dans le cas de Super Mario Brothers, un jeu de plateforme classique, le défi ludique repose sur la coordination tactique (Carl Therrien, à paraître), c’est-à-dire que la réussite des objectifs de jeu dépend des capacités sensori-motrice de la joueuse à performer les bonnes commandes au moment opportun tout en déplaçant le personnage-joueur dans l’univers de jeu. Tetris, pour sa part, élimine complètement le personnage-joueur — il sera plutôt question de déplacer les pièces afin de les imbriquer, à la manière d’un casse-tête, pour compléter des lignes pleines. La série Grand Theft Auto offre un monde vaste et ouvert au sein duquel la joueuse est libre de se déplacer, en suivant ou non les quêtes qui lui sont proposées. Bref, quoique ces trois jeux soient considérés comme étant des jeux vidéo, ils offrent cependant des possibilités ludiques distinctes. Il est nécessaire de considérer à la fois les éléments que ceux-ci ont en commun ainsi que leurs différences afin de définir l’objet vidéoludique.
Dans son œuvre Half-Real, Jesper Juul offre un modèle ontologique du jeu qui se veut unificateur, en se basant sur les travaux de chercheurs ayant théorisé le jeu: Johan Huizinga (1950), Roger Caillois (1961), Bernard Suits (1978), Elliott M. Avedon et Brian Sutton-Smith (1971), Chris Crawford (1982), David Kelley (1988) et Katie Salen et Eric Zimmerman (2004). De l’étude de ces systèmes de définition du jeu émergent, selon Juul, 6 règles constitutives de l’objet ludique:
- Les règles du jeu sont fixes, c’est-à-dire qu’elles doivent être suffisamment définies afin de ne pas avoir à être explicitées de nouveau à chaque partie. Elles doivent être acceptées par tous les joueurs avant la partie, et doivent rester constantes au cours de la session de jeu. Dans le cas des jeux électroniques, cette règle est facilitée, puisqu’elle repose entièrement sur la modélisation du système de règle à l’aide d’un algorithme.
- Le résultat du jeu est variable et quantifiable ; la variabilité et la quantifiabilité de l’issue de la partie de jeu repose à la fois sur le respect des règles, mais également sur la possibilité même de gagner ou de perdre le jeu selon les capacités de la joueuse. Il est également nécessaire de pouvoir dégager les paramètres qui déterminent la nature de l’issue du jeu : la joueuse dont les pièces du jeu Tetris arriveraient à toucher le cadre du haut de l’écran (quantifiabilité) perdrait la partie (variabilité), par exemple.
- Le résultat a une valeur. Certains résultats de jeu doivent être plus intéressants que d’autres. Généralement, cette notion implique un conflit : il doit être possible de gagner ou de perdre, et les joueuses doivent aspirer à atteindre l’état final gagnant.
- Le jeu requiert un effort. En ce sens, il doit être possible pour la joueuse d’influencer ses chances d’atteindre ce résultat à l’aide de ses habiletés, toujours en suivant les règles établies.
- La joueuse est attachée au résultat, c’est-à-dire qu’elle souhaite être celle qui sera en mesure de remplir les conditions de victoires, qu’elle se soucie de l’issue de la partie.
- Les conséquences du jeu sont négociables, en ce sens qu’elles ont un impact raisonnablement inoffensif sur la vie réelle de la joueuse.
À partir de ces 6 règles, Juul présente un modèle ontologique de classification (figure 1) des objets ludiques qui les sépare en trois catégories distinctes: les jeux, les cas limites de jeux et les non-jeux. Ainsi, un jeu vidéo classique tel Super Mario Bros. correspondrait en tous points au modèle de Juul et serait donc qualifié de jeu, alors qu’un classique du jeu de rôle sur table tel Dungeons & Dragons (Gary Gygax, Dave Arneson, 1974) serait plutôt relayé au rang de cas limite, puisque les règles peuvent être changées, altérées ou contournées par le maître de jeu durant la partie.
Il semble toutefois que ce système de classification de Juul soit quelque peu limitant — la rigidité du modèle exclut de facto certains objets qui sont généralement acceptés comme étant des jeux. En effet, le modèle ontologique de Juul qualifierait un objet tel les Sims (Maxis, 2000), une simulation ouverte («open-ended simulation»), de cas limite de jeu, puisqu’il n’y a pas d’objectif qui soit recherché en soi lors d’une partie de jeu: il est impossible de gagner ou de perdre d’une manière qui serait inscrite par le système ludique. C’est la joueuse qui crée ses propres conditions de victoire, et celles-ci peuvent être modifiées ou altérées au cours de la partie aussi souvent qu’elle le souhaite.
Puisque le modèle ontologique de Juul n’est pas suffisant pour saisir en quoi consiste l’activité de la joueuse elle-même, il est nécessaire d’introduire quelques notions supplémentaires. Plus qu’un simple jeu médiatisé via un support électronique, le jeu vidéo peut être pensé en fonction de ses deux dimensions principales: la dimension ludique, qui a trait aux systèmes de règles qui limitent les possibilités de jeu, ainsi que la dimension narrative, qui a plutôt trait au récit et à l’univers de jeu. Pour reprendre l’exemple de Super Mario Bros. 3, il serait possible de dire que la dimension ludique du jeu repose sur l’ensemble des règles qui imposent la jouabilité. La joueuse peut se déplacer de gauche à droite, sauter ou encore se pencher, mais il est impossible pour elle de communiquer avec les différents ennemis qu’elle rencontrera durant les niveaux de jeu. Toutes ces règles sont mobilisées afin d’arriver à compléter le programme narratif, celui d’arriver à sauver la princesse. Ainsi, un jeu vidéo donne également une part d’agentivité (agency) à la joueuse. Le jeu vidéo est interactif, c’est-à-dire que les actions de la joueuse ont des conséquences (plus ou moins marquées) sur l’environnement de jeu. Il y a un dialogue entre le système de règles (fixes) et les actions de la joueuse (variables). Salen et Zimmerman (2004) décrivent la notion d’agentivité comme suit: «lorsqu’une joueuse fait un choix au sein d’un jeu, l’action qui résulte de son choix a une conséquence» (traduction libre). Cette agentivité, cette possibilité de la joueuse d’agir au sein de l’environnement virtuel relève également, selon Janet Murray (1997), d’une certaine dimension affective de satisfaction quant au contrôle qu’il est possible d’exercer sur un univers de jeu. En ce sens, lorsque l’on retire une certaine liberté d’action à la joueuse,elle peut être contraignante, ou même déplaisante. Selon Miguel Sicart (2009), l’agentivité relève de plus que le simple contrôle d’un joueur sur un univers de jeu — celle-ci doit être comprise au sein d’un «processus autoréflexif d’interprétation de notre propre existence en tant que joueuse, au sein des paramètres de la communauté ou du groupe de joueuses, de notre culture ainsi que des valeurs et des idées qui participent à notre identité dans le monde réel» (p.83, traduction libre). La joueuse doit ici être comprise comme étant une entité morale — l’agentivité relève de plus que la simple interactivité: c’est également une activité éthique.
Les actions de la joueuse ne se rapportent pas qu’à des critères relatifs aux règles et aux objectifs du jeu; elles répondent aussi à une responsabilité éthique qui sort du cadre énoncé par Juul. La définition de l’auteur renferme l’idée jeu vidéo sur elle-même et restreint son approfondissement théorique ainsi que pratique.
Problèmes de définition et méthodes d’analyse
Définir est une opération d’exclusion. La principale lacune du modèle ontologique de Juul est sans doute les frontières contraignantes qu’il pose, empêchant d’interroger d’autres possibles formes ludiques. Afin de remettre en question cette conception rigide, le jeu devrait être considéré comme une catégorie floue, difficile à cerner en raison de sa constante évolution. Les théories de l’art illustrent à merveille les problèmes d’une notion mouvante. Après des siècles de débat, aucun consensus n’est encore établi en philosophie esthétique quant à la définition de l’art (Gaut 2000, p. 25). Deux raisons peuvent expliquer ce manque d’entente. D’abord, les œuvres d’art ne partagent pas tous les mêmes points en commun (Gaut 2000, p. 31-2). Aucun critère, qu’il s’agisse de la beauté, de la complexité ou de l’originalité, n’est absolument nécessaire pour juger un objet ou une action d’art. Ensuite, la notion même de l’art est constamment confrontée, transgressée et redéfinie par les artistes eux-mêmes. Il suffit de penser à l’art moderne, dont les fameux ready-mades de Marcel Duchamp ont mis dans l’embarras les institutions artistiques. Si le jeu est tout aussi insaisissable que l’art, ces deux explications deviennent pertinentes pour le comprendre. Tout comme les œuvres d’art, les jeux ne possèdent pas toutes les mêmes caractéristiques essentielles. Ils ont en commun ce que Ludwig Wittgenstein appelle des airs de famille (Arjoranta, 2014). En outre, comme il sera montré dans la prochaine section, une résistance semblable à celle des artistes est entreprise chez les designers de jeu, qui explorent sans cesse les limites conceptuelles du jeu, le rendant instable.
S’inspirant de Wittgenstein, Jonne Arjorante met en doute les théories essentialistes du jeu et avance:
[qu’une absence de définition] ne devrait pas être comprise comme un défaut, mais comme une conséquence de la nature de l’objet étant défini. Notre compréhension des phénomènes culturels est constamment en train de changer, en partie parce que ceux-ci se transforment et en partie parce que notre propre perspective culturelle se transforme (2014, traduction libre).
Dans cette double transformation, l’idée du jeu s’échappe constamment du chercheur en quête de vérité et de certitude. Depuis la contribution de Juul avec son ouvrage Half-Real, les études du jeu vidéo sont passées d’un paradigme essentialiste à un paradigme méthodologique, visant avant tout la justesse d’analyse, comme le note Bernard Perron:
Avec les théories méthodologiques, l’intérêt se porte sur des analyses plutôt que sur des définitions. Ce sont les composantes régulatrices de la théorisation qui sont valorisées. On se demande alors comment on peut observer le jeu vidéo et comment il apparaît vu sous l’angle choisi. Puisque le phénomène est étudié à partir de différentes perspectives, on recherche davantage les traits pertinents que les traits essentiels. Le jeu vidéo est alors soumis à des outils d’analyse déjà éprouvés et accordés en conséquence (2010, p. 21).
La pensée méthodologique permet de réfléchir sa perspective culturelle et de s’adapter à l’objet d’étude choisi afin d’obtenir des interprétations intéressantes. Par le biais de l’analyse, de nouvelles perspectives peuvent être obtenues, imposant une reconsidération de certains acquis précédents.
Différents angles d’analyse peuvent servir à la compréhension d’aspects spécifiques d’un jeu. On s’en tiendra à deux approches (séparées pour le besoin de la présentation, mais idéalement indissociables) répandues dans les diverses études d’objets culturels: l’analyse formelle et l’analyse de fond. La première porte sur les configurations de l’objet; la seconde sur le contenu exprimé. L’analyse formelle nécessite la plupart du temps de transposer le savoir d’une autre discipline pour discerner les propriétés audiovisuelles d’un jeu vidéo, relatives à l’image fixe (lumière, couleur, composition), à l’image en mouvement (animation, durée d’un plan, mouvement du cadre), au son (musique, ambiance sonore) et à la narration (point de vue). Elle requiert également de tenir compte de ses particularités interactives, dont le pouvoir d’action de la joueuse et sa dynamique avec les objectifs et le système de jeu. L’analyse de fond implique quant à elle la découverte entre autres du sujet traité, de la récurrence et de la propagation d’un thème dans un ensemble d’œuvres, ainsi que des idées avancées et leurs rapports à notre époque et notre culture. L’articulation du fond et de la forme devrait permettre d’éviter la description et d’approfondir son propos. Ces outils d’analyse, présentés en toute humilité, s’avèrent un point de départ obligatoire à l’étude des jeux vidéo et de la pluralité de leurs aspects.
Afin de repenser les jeux vidéo, ces phénomènes culturels en constante transformation, et d’envisager des conceptions alternatives, il faudra adapter ses angles d’analyse à son objet plutôt que de procéder inversement, et ainsi gagner une perspective nouvelle qui questionne l’étanchéité de la catégorisation. Déjà, les praticiennes se responsabilisent en confrontant les normes culturels vidéoludiques.
Problématisation par les créateurs.rices
On observe, depuis 2013, que plusieurs publications vidéoludiques abordent le sujet de la «Queer games scene», soit une communauté qui se veut en marge du milieu AAA et du milieu indépendant (Wallace 2013; Hudson 2014; Ellison 2013; Keogh 2013). Face à cette catégorisation, il est possible de se poser la question suivante: En quoi cette communauté est-elle queer ? Pour répondre à cette question, Alison Harvey propose d’utiliser la notion du queer tel que définit par Jack Halberstam:
Le queer n’est pas représenté en tant que singularité mais en tant qu’une partie d’un assemblage de technologies résistantes qui incluent la collectivité, l’imagination et une sorte d’engagement situationniste à la surprise et au choc (Halberstam dans Harvey, 2014, p.97, traduction libre).
Le queer peut également adopter une définition identitaire. C’est ce que fait la créatrice de jeu Anna Anthropy lorsqu’elle invite les personnes aux identités queer (qui ne sont pas des hommes cis hétérosexuels) à s’engager dans la création de jeux vidéo par l’entremise de son livre Rise of the Video Games Zinesters (Anthropy, 2012). En gardant en tête ces usages du queer en tant qu’acte de résistance et en tant qu’identité marginalisée, il est possible d’observer comment certaines pratiques permettent de «queerer» les jeux vidéo.
Twine est une plateforme de création de jeux vidéo qui offre plusieurs axes d’accessibilité : le logiciel est gratuit, open-source, crée des fichiers légers faciles à partager, comporte une interface visuelle esthétique et permet la création de jeux sans l’usage de code. Comme le souligne Jane Friedhoff dans son analyse de la plateforme, ces différents axes d’accessibilité permettent d’attirer des créateurs.rices marginalisé.e.s ou absent.e.s de l’industrie AAA (Friedhoff, 2013, p. 8). Le processus de création vidéoludique n’est alors plus réservé aux personnes ayant fait des études en informatique et ayant accès à des logiciels dispendieux, mais s’ouvre plutôt à une diversité de créateurs.rices. Twine serait alors une technologie résistante comme mentionné par Halberstam dans l’optique où elle «queer» le processus de création vidéoludique en le rendant plus accessible en opposition à l’industrie dominante. Cette même accessibilité permet de «queerer» l’identité du game designer dans l’optique où celle-ci est désormais hétérogène.
Cette hétérogénéité s’exprime également dans les jeux issus de cette communauté. Plusieurs jeux de la «Queer games scene» traitent de sujets qui sont en marge du modèle dominant de la masculinité militarisée (Harvey, 2014, p. 99). On retrouve plusieurs jeux explorant les thématiques du genre, de la sexualité, des handicaps physiques/mentaux et du racisme. Cet esprit d’exploration se retrouve également dans la forme des jeux (Harvey, 2014, p.99). Queers in love at the end of the world de Anna Anthropy (2013), par exemple, est un jeu dont la durée est limitée à 10 secondes. Depression Quest de Zoe Quinn (2013) retire l’agentivité du joueur pour exprimer les effets de la dépression. Ces pratiques entrent en opposition avec celles de l’industrie AAA et indépendante: «En somme, par leur développement, leurs histoires et leurs mécaniques radicales, expérimentales et nonnormatives, les jeux Twine offrent une alternative queer au divertissement interactif du courant dominant» (Harvey, 2014, p. 99, traduction libre). En réaction à ce «queering» de la définition des jeux vidéo, Harvey souligne qu’il existe une part de délégitimation et d’exclusion de ces créations de la part de la communauté vidéoludique :
Il y a eu un bon nombre de discussions enflammées au sujet des jeux qui ne répliquent pas les valeurs inhérentes à la culture des jeux, telles que la difficulté du jeu, les habiletés de programmation et des graphiques de haut niveau et de leur appellation. Devraient-ils même être appelés des jeux, ou plutôt être classifiés en tant que fiction interactive? (2014, p. 100, traduction libre)
Cette réaction souligne l’écart qui existe entre les œuvres issues de la «Queer games scene» et celles de l’industrie AAA.
Avec ce nouvel usage d’une plateforme de création par des individus marginalisés émerge un circuit de distribution alternatif. Comme l’illustre Harvey, en citant la créatrice merritt kopas, la distribution des jeux «queer» se fait de façon sociale, s’éloignant des supports traditionnels comme les consoles ou Steam: «La designer merritt kopas attribue aux réseaux sociaux, incluant Twitter, Tumblr et les sites web personnels, un rôle central dans l’expansion de la communauté du game design queer, dont beaucoup de ses membres font usage» (kopas dans Harvey, 2014, p.103, traduction libre). En distribuant les jeux de façon sociale, les créateurs.rices se libèrent des contraintes des plateformes commerciales traditionnelles. Les jeux sont souvent gratuits et distribués à un nombre limité de joueuses. Harvey soutient que ce circuit de distribution alternatif a pour effet de «queerer» l’idée du succès dans l’industrie vidéoludique :
Le succès dans ce domaine est mesuré selon un ensemble de références standardisées incluant la popularité, la célébrité du jeu et, bien sûr les ventes et le succès financier. Les jeux Twine, d’un autre côté, restent extérieurs à ces façons traditionnelles de comprendre le succès et s’attaquent à cette logique, faisant ainsi part de «l’assemblage de technologies résistantes» que constitue la «queerness» (2014, p. 102, traduction libre).
En somme, la plateforme Twine s’impose comme alternative queer à la création vidéoludique, de sa démocratisation de l’identité du game designer, à la distribution de ses créations.
Les critiques et les exemples de créations alternatives exposés dans ce texte montrent la nécessité de bâtir la réflexion sur un nouveau cadre, qui peut accueillir la diversité et s’affranchir de la culture masculine toxique et des idées normatives qui sont rattachées au jeu vidéo depuis ses origines. Il nous paraît important de discuter de ces thématiques dans un contexte sécuritaire qui promeut la diversité et le respect. Nous avons donc créé un Groupe Féministe Vidéoludique afin d’assurer cet espace alternatif de réflexion et de création.
Article par le Groupe Féministe Vidéoludique.
Bibliographie
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