Dimanche se terminait la 21e édition des Rencontres Internationales du documentaire de Montréal, qui affichait une fois de plus une programmation variée et captivante de documentaires de partout dans le monde. Pour sa couverture du festival, Julien Bouthillier vous offre ses critiques de:
- Premières Armes. Jean-François Caissy
- Campaign. Kazuhiro Soda
- 4 years in 10 minutes. Mladen Kovacevic
- Retour à Genoa City. Benoît Grimalt
- La Chanson. Tiphaine Raffier
- Snowbird. Mika Goodfriend
—
Premières Armes – Jean-François Caissy
Le célébré documentariste québécois Jean-François Caissy (La Marche à Suivre, La Belle Visite) présentait cette année au RIDM devant une salle comble son nouvel opus, Premières Armes. Tourné sur une période de 12 semaines, le film suit l’entraînement intensif d’un petit groupe d’hommes et de femmes venus joindre les rangs de l’armée canadienne. Portrait à la fois absurde, amusant et profondément humain de la vie militaire, le film se révèle une des bonnes surprises de la programmation.
Une des premières scènes du film dépeint une activité d’introduction des jeunes recrues. Fraîchement débarquées au bootcamp, elles disent en quelques mots les raisons de leur enrôlement: recherche de discipline, tradition familiale, désir d’appartenance à un groupe, etc. Ce sont ces traces d’individualité qu’un entraînement aussi épuisant mentalement que physiquement tentera de gommer, au nom de la cohésion du groupe et du devoir envers la nation.
Le film dépeint cette tension entre le groupe et l’individu par une alternance formelle entre le plan large et le plan rapproché dans une direction photo signée Nicolas Canniccioni, collaborateur de longue date de Caissy et sans conteste un des plus remarquables directeur photo actuellement en activité au Québec. Les plans larges sont ici employés pour dépeindre les activités de groupe des recrues, dont la répétition mécanique confère un caractère presque industriel à l’ensemble. Massages cardiaques dans un cours de premier soin, exercice de tir, apprentissage de la marche militaire, etc. Les cadrages, absolument remarquables, donnent lieu à des tableaux saisissant, bien qu’un certain humour absurde ne soit jamais loin (on pense notamment à cette scène où les étudiants s’entraînent aux arts de la guerre alors que des voitures roulent tranquillement en arrière-plan). Cette synchronicité des corps est aussi impressionnante que stricte: plus d’un élève se voit vertement sermonné pour être sorti du rang, faisant parfois payer à tous ses camarades son manque d’assiduité.
À l’inverse de ses grands ensemble, les plans rapprochés permettent de redécouvrir chez les différents personnages du film une personnalité et une individualité toujours présente, quoi que soigneusement cachée. Des « entrevues » entre les instructeurs et les recrues émaillent le film et permettent de placer des histoires, des émotions et un vécu sur ces figures autrement anonyme, perdues dans la masse. Certaines scènes tournées pendant les heures de « repos » dévoilent des situations touchantes, notamment une mère échangeant avec son jeune enfant par webcam : la vie militaire laisse peu de place à l’attachement et à la famille.
Pour un spectateur « civil », tout ce déploiement miliaire rigoureux (et la passion, voir dévotion sans borne que certains y vouent) ne manquera pas de sembler absurde, pour ne pas dire ridicule. On ne manque pas de voir un certain côté performatif à cet entraînement où les recrues sont formées non seulement à agir en soldat, mais aussi à penser et à raisonner comme tels. Une recrue aborde le sujet de façon assez pointue lors d’une entrevue avec son instructeur, suggérant que les comportements bourrus et autoritaires de ses collègues gradés sont, en l’essence, des façades employées par ceux-ci pour mieux former les soldats et créer un climat de respect craintif. Son interlocuteur confirme sa suspicion à demi-mot: « On a un rôle à jouer ».
Caissy se garde bien de porter tout jugement sur les ramifications politiques de ce « rôle » – le film est par ailleurs exempt de toute intervention du cinéaste avec ses sujets, se limitant volontairement à une simple observation des différentes étapes de l’entraînement. Bien entendu, les images parlent d’elles-mêmes et le spectateur ne manquera pas de prendre note de certains traits moins séduisants de l’armée (notamment la perpétuation d’une culture machiste), une fois le verni du patriotisme et de la « grande famille » retiré. Malgré ces ambiguïtés, le film semble être avant tout un regard à la fois fasciné et tendre sur le volontaire effacement de soi et dévouement de ces jeunes recrues qui, contrairement aux conscrits de Full Metal Jacket, sont ici volontairement venues prendre les armes. Un moment fort, vers la fin du film, voit une recrue chaudement félicitée par son supérieur pour son progrès: la fierté sur son visage n’a rien à envier à celle de la médaillée d’or olympique ou de l’artiste récompensée dans les galas. À l’instar des bodybuilders de Ta peau si lisse de Denis Côté, la passion aveugle de ces jeunes hommes et femmes a quelque chose d’aussi absurde que beau, nonobstant toutes les réserves (pour le moins légitime) qu’on pourrait avoir face au complexe militaire canadien.

Premières Armes – Jean-François Caissy (Source : IMDb)
Campaign – Kazuhiro Soda
Les RIDM accueillaient cette année le cinéaste japonais Kazuhiro Soda dans le cadre d’une rétrospective consacrée à l’ensemble de sa carrière. Ce fut l’occasion pour le public montréalais, encore peu au fait de son œuvre, de découvrir son premier long-métrage « d’observation » documentaire, Campaign (2007), un petit monument de cinéma vérité qui l’avait propulsé à la Berlinale.
Tourné en 2005, Campaign suit (« observe ») Kazuhiko Yamauchi, un candidat inexpérimenté portant les couleurs du Parti libéral-démocrate japonais (PLD), formation politique ayant occupé le pouvoir au Japon de façon quasi-ininterrompue depuis les années 50. Revenus au pouvoir sous Shinzo Abe en 2012 après une brève absence, le parti semble continuer à faire la pluie et le beau temps. Se présentant pour le poste de conseiller municipal de Kawasaki, Yamauchi, candidat enthousiaste à défaut d’être particulièrement charismatique ou doué, tente de faire son chemin dans une campagne électorale pour le moins chaotique.
C’est avec un minimalisme de bon aloi (ni voix-off, ni musique, ni mise en scène) que Soda suit pas à pas son sujet, allant de son quartier général de campagne à ses tortueuses expéditions sur le terrain en passant par son intimité. À travers les yeux de Yamauchi, le spectateur découvre le cirque de la démocratie japonaise dans tout ce qu’elle peut avoir d’absurde et aliénant. Si certaines des nuances des jeux politiques passeront au-dessus de la tête des spectateurs non-initiés, force est de constater que la vacuité intellectuelle de la vie politique japonaise est plus ou moins en phase avec son équivalence nord américaine.
Yamauchi apparaît ici moins comme un participant cynique au « jeu » de la politique que comme le dindon de la farce. Parachuté (selon ses propres mots) dans une circonscription où le PLD n’avait aucun candidat viable à présenter, l’apprenti politicien, s’il aspire un jour à diriger, est pour l’instant surtout dirigé. Malmené (voir intimidé) par les têtes dirigeantes du parti, dont le comportement évoque davantage celui de petites brutes que de leaders politiques, le pauvre politicien est réduit au rôle de figurant dans sa propre élection – un plan très révélateur le montre saluant la foule au premier étage de son autobus de campagne pendant que le premier ministre et d’autres membres du parti font des discours sur la plateforme de celui-ci, deux mètres en haut de lui. À mi-chemin entre Candide et Chance le jardinier, cet innocent mais attachant vendeur de timbre et pièce de monnaies (!) ne semble guère avoir l’étoffe d’un politicien, entre ses interventions maladroites et sa très peu seyante écharpe au nom du parti. « On m’a dit que les gens n’écoutent pas les détails… », dit-il. Aussi ses discours et actions de campagne se réduisent-ils à envoyer des signes de la main et à répéter son nom dans un mégaphone – leur répétition dans le film ne font que mettre en exergue leur caractère aliénant.
En période de question, Kazuhiro Soda a clarifié que le Parti libéral-démocrate appartenait à la droite conservatrice japonaise. On aurait difficilement pu le deviner, tant les discours politiques du film sont vidés de toute substance, les positions du parti se résumant à de vagues promesses de « réformes » et l’usuel engagement à « travailler fort pour la communauté ». Yamauchi lui-même semble incertain quant à la plateforme de son propre parti. La compétition ne semble pas mieux lotie- les brefs aperçus des campagnes des adversaires de Yamauchi révèlent des techniques en tout point identiques, faites de distributions énergiques de pamphlets, de noms de candidats scandés au micro et de placardage agressif. Campaign n’est pas tant un film sur la politique que sur son absence – l’exercice démocratique étant ici essentiellement un jeu de dupe, un exercice purement mathématique visant à garder les mêmes élites au pouvoir.
« D’abord comme une tragédie, puis comme une farce ». Malgré la gravité de la situation qu’il dépeint, le ton de Campaign demeure assez léger, voir rigolo. L’utilisation de longues prises de vue attire l’attention sur l’absurdité tragi-comique du travail de Yamauchi, répétant avec une patience et abnégation remarquable ses boniments devant un public peu réceptif, quand il n’est pas tout simplement absent. On assistera aussi à des petits segments comiques mettant en scène notre héros tentant de faire bonne figure dans les événements publics grotesques étant le lot des politiciens en quête d’une bonne image publique: on retiendra notamment une hilarante séance d’aérobie (en complet cravate!) pour un club du troisième âge. François Legault n’aurait pas mieux fait. On rit souvent, parfois aux dépens du pauvre protagoniste, dont la caméra capte les moments les moins glorieux, notamment une dispute avec sa femme, réduite au rôle de potiche par les organisateurs de la campagne, qui débattent entre les termes « épouse » et « femme au foyer » pour mieux la décrire. Notre rire est cependant celui de l’empathie: Kazuhiko Yamauchi, aussi naïf soit-il dans ses ambitions politiques, n’est au final pas si différent de ses constituants, c’est-à-dire une autre victime de la farce de la démocratie parlementaire.
Le propos de Soda n’est pas celui du cynisme – son observation franche et incisive d’un milieu profondément dysfonctionnel est une invitation au spectateur à repenser son indifférence face à la vacuité du débat public, et par le fait même d’envisager une nouvelle forme d’action citoyenne. La futilité de l’engagement politique de Yamauchi, plutôt que nous décourager, devrait au contraire nous forcer à repenser à la confiance aveugle qu’on accorde aux institutions et partis politiques, qu’ils soient de droite ou de gauche.
Rien pour décourager Kazuhiko Yamauchi en tout cas: Campaign 2 (2013), tourné en 2011, suit sa nouvelle campagne électorale, à titre d’indépendant cette fois, dans la foulée de la catastrophe de Fukushima.

Campaign – Kazuhiro Soda (Source : Festival dei Popoli)
4 years in 10 minutes – Mladen Kovacevic
L’Occidental aime ses montagnes, s’il faut s’en fier à la popularité de l’alpinisme, métaphore du voyage héroïque s’il en est une. Montée, sommet, descente – cette structure en trois actes se voit reproduite dans 4 years in 10 minutes de Mladen Kovacevic. Ce portrait documentaire d’une soixantaine de minutes de Dragan Jaćimović, premier alpiniste serbe à avoir conquis l’Everest en 2000 (à une époque où il y avait moins de trafic dans l’Himalaya…), s’éloignant des visions triomphalistes de la conquête de la montagne, propose une vision à la fois intimiste et déroutante de la quête de transcendance de son protagoniste. Composé entièrement à partir de vidéos tournées par Jaćimović pendant son ascension et d’extraits de son journal de bord, le film se veut une déconstruction du mythe romantique de la montagne.
Le traitement minimaliste de Kovacevic (aucun commentaire, voix off ou interventions du cinéaste) constitue une approche intéressante, laissant le protagoniste se définir en ses propres termes, permettant au spectateur d’apposer ses propres réflexions et interprétations sur le parcours atypique de Dragon Jaćimović. Passionné? Fou?
Le personnage a bien évidemment quelque chose de très Herzogien (Herzog a bien entendu réalisé un film sur l’alpinisme, Scream of Stone, mais on pense plus volontiers à ses portraits documentaires tels Grizzly Man et The great ecstasy of Woodcarver Steiner ou The White Diamond): un héros victime de son hubris, possédé par un rêve obsessif et surmontant des obstacles impossibles – à un moment, Jaćimović mentionne avec désinvolture que son unique bouteille d’oxygène vient de rendre l’âme à quelques mètres du sommet – pour finalement atteindre une victoire éphémère savourée dans la solitude.
Cette victoire est montrée dans toute sa splendeur par les images de Jaćimović, dont le grain miniDV ajoute au côté pictural de ses compositions qui, malgré leur amateurisme, témoignent d’un regard poétique certain. De fait, on ne peut manquer d’effectuer une correspondance avec l’iconique Wanderer above Sea Fog de Caspar David Friedrich, où l’alpiniste figure à la fois comme maître et vassal de la nature. Toutefois, le film de Kovacevic n’a rien du romantisme élégant, voir affecté, de Friedrich. L’ascension de Jaćimović, pénible au possible, est déclinée comme une lutte implacable où chaque mètre est conquis au prix d’énorme sacrifice: très loin en somme du dandy délicat de l’époque romantique. Les extraits laconiques de son journal de bord sont de la même trempe, peuplés d’hallucinations, de cadavres prisonniers de la glace et d’angoissantes rencontres avec la mort, toujours prête à emporter l’alpiniste malchanceux.
Malgré tous ses sacrifices, la solitude de Jaćimović au sommet de la montagne ne semble pas lui apporter l’expérience transcendante espérée. Victoire suivie du sentiment de perte, de vide – après l’euphorie, l’inévitable descente et retour dans la réalité. On apprend plus tard que l’alpiniste aurait passé pas moins de 36 minutes dans la solitude au sommet de l’Everest (nous n’en voyons qu’une dizaine) – en attente du moment d’euphorie recherché? Contemplant la petitesse de l’humanité face à la puissance indifférente de la nature? L’alpiniste se fait avare de détails – mais le dernier tiers du film, occupé à sa descente, laisse l’impression d’un homme troublé, voir hanté par son expérience (une scène amusante le montre en train d’écouter de la musique pop dans une auberge avec le « thousand-yard stare » d’un soldat revenu de la guerre). Le film nous laisse sur cette poignante question de l’alpiniste, laissée en suspens: « retrouverais-je un jour le silence de l’Himalaya? ».

4 years in 10 minutes – Mladen Kovacevic (Source : Visions du Réel)
Copie inconforme: Retour à Genoa City, La Chanson et Snowbird
Dans la section court et moyen métrage, le RIDM nous a offert cette année un très réussi programme complémentaire soit: Retour à Genoa City (Benoît Grimalt), La Chanson (Tiphaine Raffier) et Snowbird (Mika Goodfriend), deux documentaires et un film de fiction (à l’esprit documentaire) évoquant l’idée de la copie et de la nostalgie.
Retour à Genoa City, qui ouvrait le programme, était la plus intimiste des trois propositions, soit une incursion dans l’univers familial de Benoît Grimalt, plus particulièrement le duo attendrissant de sa grand-mère (« Mémé ») et de son oncle (« tonton Thomas ») qui partagent non seulement un toit mais une passion apparemment sans borne – comme bien des gens de leur âge il faut dire – pour Les feux de l’amour. Les Feux de l’Amour (The young and the restless, en anglais), pour rappel, est un populaire feuilleton américain diffusé sans interruption depuis 1973, avec plus de 11 000 épisodes au compteur (!). Situé dans la ville fictive de Genoa City, la série met en scène les rivalités abracadabrantes de plusieurs familles américaines, dans une succession apparemment sans fin de retournement de situation, trahison et réconciliation. Sous prétexte de se faire « résumer » les épisodes qu’il a manqué depuis son départ du logis familial, Grimalt entre dans un amusant dialogue avec Mémé et Tonton Thomas, entre analyse cinématographique et chronique familiale. Geralt établit un contraste des plus probants entre les incompréhensibles et farfelues histoires familiales des Feux de l’Amour et l’histoire nettement plus simple, mais non moins touchante de sa famille. Là où les Feux de l’Amour est entièrement bâti sur les épanchements émotifs de ses personnages enfermés dans des salons empesés et ridicules, la vieillesse de Mémé et Tonton Thomas se décline dans la solitude dépouillée de leur petit appartement où une photo accrochée au mur agit comme unique souvenir d’un passé à Alger, une étape parmi d’autres d’une vie marquée par le déracinement (de leur Naples natale jusqu’à l’Algérie, en passant par Nice).
Si Mémé et tonton Thomas vieillissent, avec tout ce que cela implique de perte et de deuil, il en est tout autrement des personnages des Feux de l’Amour. Les querelles incessantes (malgré de nombreux changements de casting!) des Brooks et des Fosters, les intrigues et décors interchangeables, tout cela fige Les Feux de l’Amour dans une nébuleuse chaotique et impénétrable, une bulle de toc où le temps semble figé, où les jours se suivent et se ressemblent au rythme des séparations, réconciliations et disputes des personnages. Comme Geralt le fait remarquer, Les Feux de l’Amour repose en grande partie sur la capacité de son auditoire à tout oublier – ainsi, la magie de Genoa City peut continuer, encore et encore.
Dans un dernier acte aussi amusant que touchant, le cinéaste s’empare de l’émission pour créer un dialogue fictif entre son oncle et Victor, héros de la série. Dans cette rencontre inattendue entre le flot tranquille de la réalité et les paillettes de la fiction, Geralt conclut un exercice personnel mais à la portée des plus universelles sur le passage du temps et la vieillesse.

Retour à Genoa City – Benoît Grimalt (Source : FCVQ)
La Chanson de Tiphaine Raffier poursuit cette idée de la rencontre entre la fiction idéalisée et une réalité devenue sa tributaire. Fiction incorporant des touches documentaire, l’action de La Chanson se situe dans la banlieue parisienne de Marne-la-Vallée, dans un futur plus ou moins éloigné. Dans les années 90, ce lopin de terre anonyme a attiré l’œil de la compagnie Disney qui en fit l’emplacement d’Euro-Disney, version à l’Européenne du célèbre parc d’attraction américain, achetant directement les terres au gouvernement français. En contrepartie de leur installation, Disney s’était engagé à développer une ville qui serait un centre économique, social et culturel pour la région: Val-d’Europe, étrange prototype de ville utopique, modelée sur des idéaux architecturaux faisant côtoyer les boulevards Hausmannien aux devantures britanniques, en passant par les courts méditerranéennes. Bien qu’imaginé comme un lieu de vie idéal (dans la lignée du projet EPCOT de Walt Disney), Val-d’Europe se présente plutôt comme un lieux de non-vie: une copie d’une copie, un lieu basé sur des théories architecturales davantage que sur un authentique vivre ensemble – du reste, comme la Tiphaine Raffier l’a précisé après la séance, les logements destinés aux employés du parc d’attraction ont depuis vu leur prix exploser bien au-delà de leurs maigres moyens financiers.
C’est dans cet univers digne d’un film de Disney que trois femmes répètent pour un concours de sosies d’ABBA, concours parfaitement en phase avec la nostalgie ambiante des lieux et leur fixation sur la copie. Mais là où ses collègues se satisfont d’une répétition minutieuse de leur idole, Valérie se sent prise par l’inspiration et commence à écrire ses chansons originales, en fait d’hilarantes et laconiques description d’objets en voie de disparition…
Basant le film sur sa propre pièce de théâtre, Tiphaine Raffier (qui joue également dans le film) effectue une transition réussie vers le cinéma, avec un œil certain pour la composition et un sens ludique de la mise en scène. Autant une charge acerbe contre le bucolisme matérialiste de Disney qui est en train de devenir un standard pour l’urbanisme partout sur la planète (il suffit d’aller jeter un œil à nos plus récents développements immobiliers pour en avoir la confirmation) qu’une lettre d’amour aux générations sacrifiées au profit de la folie matérialiste, La Chanson, malgré son caractère entièrement fictif, semble destiné à devenir un documentaire rétroactif.

La Chanson – Tiphaine Raffier
Dernier film du programme, Snowbird nous plonge dans une nouvelle communauté « fictive », soit Breezy Hill, un terrain de RV où une communauté de québécois, les « Snowbirds » (pour rappel, ces québécois, le plus souvent retraités, déménageant vers le Sud durant l’hiver) du titre, ont créé leur propre version du rêve américain loin des rigueurs de l’hiver québécois. Dans la conscience populaire (crystalisée par des films tels que la série des Elvis Gratton ou Le Florida), le « Snowbird » est plus souvent qu’autrement assimilé au « quétaine », voir à une forme d’embourgeoisement béat et nombriliste. Et il y a certes un peu de cela ici: les fleurs en plastique, les arbres de Noël artificiels, les crocs, les cabanons proprets, les caricaturaux défilés de la St-Patrick, les rutilants Winnebago, Les Feux de l’Amour (encore!)… Mika Goodfriend reste cependant assez bienveillant dans son humour et balance les éléments plus caricaturaux avec un portrait plus spécifique d’un couple de retraité, filmés dans l’intimité de leur coquette roulotte. Attachants et colorés, ce couple transforme ce qui aurait pu être un exercice de moquerie en quelque chose de plus nuancé.
En effet, la situation de ces snowbirds ne manque pas d’étonner. Dans leur petit nid de Breezy Hill, ils ont recrée une version québécoise du rêve américain, aux allures de seconde adolescence: piscine, danse, musique, etc. Dans cette petite bulle idéalisée, rien ni personne ne semble pouvoir les atteindre. L’action se situe en Floride, mais elle pourrait tout aussi bien avoir lieux à Cuba, en République Dominicaine ou même sur Mars – les plans larges de Goodfriend, très réussis, contribuent à faire ressortir le caractère presque onirique de cette communauté. Aucun indice ne laisse présager l’existence d’une quelconque société autour de ses vacanciers permanents, aucune trace de la marche terrible de la modernité – et ses habitants vivent comme tel, dans une apparente insouciance qui fait à coup sûr l’envie de leurs concitoyens forcés de passer l’hiver au frais. Comme la clinquante Genoa City ou la ville privatisée de Val-d’Europe, la communauté de Snowbirds est un non-lieu, un endroit détaché du monde, paraissant figé dans le temps. Et pourtant, la joie et le bonheur manifeste de ses habitants a de quoi laisser songeur un spectateur plus jeune qui ne pourrait s’imaginer autrement qu’aliéné dans pareil décor – encore qu’il est fort possible qu’il ne puisse jamais se permettre tel retraite.
Autrefois l’exception de la bourgeoisie anxieuse et des ermites psychorigides, les Val-d’Europe, Breezy Hill et Genoa City de ce monde semblent devenir la règle de notre occident en pleine torpeur qui, à coup de gentrification et de « nouveaux développements », continue de mettre la hache dans tout ce qui peut s’approcher d’une vie libre d’aliénation. Le futur est devenu un rêve, ou plutôt un cauchemar dont on cherche à s’éveiller.

Snowbird – Mika Goodfriend (Source : Art Souterrain)
—
Les RIDM ont eu lieu du 8 au 18 octobre 2018. Ne manquez pas la couverture de Catherine Bergeron, à paraître dans les prochains jours!