k.g. Guttman est artiste, éducatrice et candidate de recherche dans le programme PhDArts de l’Université de Leiden et de la Royal Academy of Art à la Haye, aux Pays-Bas. Elle est également marraine de l’édition 2017 de la RIPA – Rencontre interuniversitaire de performance actuelle. Artichaut Magazine s’est entretenu avec l’artiste, quelques semaines avant le lancement de cette soirée de performances qui réunira une dizaine d’artistes, le 1er avril prochain au centre de production et d’exposition Eastern Bloc.
ARTICHAUT MAGAZINE: Quelle importance voyez-vous dans la tenue d’un événement comme la RIPA dans la scène artistique montréalaise?
K.G. GUTTMAN: L’événement ajoute de la diversité dans la scène montréalaise. C’est une plateforme dédiée aux artistes émergents qui permet de réfléchir la mise en scène de la performance, aussi bien dans les interventions que dans le choix des artistes. Pour cette édition de la RIPA, le comité a réfléchi longuement sur la durée et le parcours du public, de manière à rendre l’expérience unique. Contrairement aux éditions précédentes, il ne s’agit pas d’un enchainement régulier de performances les unes à la suite des autres, mais bien d’une réelle interaction. Je trouve important de souligner ce mécanisme particulier de l’événement, puisqu’en tant qu’initiative étudiante, le travail critique et créatif du comité organisateur et des artistes permet de penser la structure même de cette plateforme. Ça fait partie du rôle d’une marraine d’intervenir avec finesse, avec soin, de penser l’expérience de l’artiste autant que celle du spectateur.
AM: Vous êtes en quelque sorte une caretaker, une intervenante qui garde et qui prend soin. Ce terme me fait penser à celui de «curateur», qui est souvent préféré en français au terme «commissaire» pour désigner ceux qui organisent des expositions. Tandis que ce dernier porte une connotation plus autoritaire et dominante, l’expression «curateur» – qui porte en soi le mot «cure», relié aux traitements de santé – rappelle le geste du soin, de protection envers les artistes. On retrouve également cette dimension protectrice dans la définition de «marraine». Est-ce que vous pourriez nous expliquer plus concrètement votre rôle en tant que marraine de la RIPA 2017?
KG: Il y a plusieurs couches dans le rôle de marraine. Sur le plan pratique, je rencontre les artistes et m’engage dans leur travail, c’est-à-dire que je suis leur parcours en étudiant leurs projets antécédents et leur évolution. Je suis également présente afin de donner du soutien et du feedback aux artistes en cours de production. Ma présence peut être bénéfique, par exemple lorsqu’on se rencontre ensemble au lieu de diffusion. L’événement, qui comprend une soirée de performance suivie d’une table ronde, permet de s’appuyer sur les échanges qui émergent entre les interventions et les discussions et de les faire tenir ensemble. J’aperçois dans cette structure l’idée d’aftercare, qui est indispensable à la teneur critique du projet, puisque normalement l’après n’entre pas dans la logique économique capitaliste, qui souhaiterait produire une marchandise finie, un spectacle instantané, et abandonner le public à son sort. La logique de suivi et d’aftercare est bel et bien présente dans les stratégies déployées par la RIPA.
Je travaille sur la relation entre l’hôte et l’invité in situ. Ma pratique et ma recherche sont toujours contextuelles. Je m’interroge sur ce dynamisme entre le spectateur et le performeur. C’est très intéressant pour moi d’occuper le rôle de marraine. Je suis invitée par l’organisation, mais je deviens l’hôte pour les artistes. Il y a une multiplicité qui est donc ancrée dans cet événement, mais également pour les artistes qui sont invités. Ce sont les invités, mais en même temps ils doivent partager l’espace. Ils doivent jouer le rôle d’hôte entre eux, et pour l’organisme. Si on pense l’événement autour de ces rôles-là, c’est bien dosé en termes de dynamisme. Tout le monde donne et reçoit en même temps, donc tout le monde y gagne.
AM: En parlant de ce suivi, la RIPA publie chaque année un recueil qui combine diverses formes d’écritures – théoriques, poétiques et créatives – et de documents qui font écho à chacune des éditions de cette rencontre performative. Pourriez-vous commenter sur le rôle de la documentation dans l’art performance et sur la fonction d’une telle publication?
KG: Ça m’apparait essentiel. Quelqu’un disait que, «sans documentation, il n’y a pas de performance»: je pense que ça concerne notre cas. C’est génial [la publication], parce que ça situe l’événement dans la société dans laquelle on vit et ça s’adresse à un autre public, plus large, de lecteurs. La réflexion critique quant à la réception de l’oeuvre est essentielle parce qu’on ne sait jamais, en tant qu’artiste, comment ce qu’on lance va être reçu. Avec nos pairs, dans un contexte interuniversitaire, la publication, l’écriture, la documentation sont des outils indispensables pour pousser plus loin la pensée, la réflexion, les enjeux de l’art performance, qui a d’ailleurs émergé de ce courant de pensée critique. C’est une pratique qui est née du féminisme, de la critique institutionnelle et du marché de l’art, donc ça résonne dans les racines mêmes de la discipline. Ça permet de définir ce qu’est un geste critique, est-ce que c’est l’action ou la réflexion de l’action: c’est une dynamique.
AM: La RIPA est un événement interuniversitaire et n’est donc pas fixé à une institution. Qu’est-ce que ça fait d’avoir ce type d’événement indépendant, mobile, dont la structure, l’équipe, les lieux changent constamment? Est-ce qu’on peut y voir une critique institutionnelle?
KG: Absolument. Oriane [responsable de la programmation] m’expliquait que le fait que le comité change toutes les années permet par défaut un renouvellement de la pensée. Ce processus a été mis en fonction afin de ne pas stagner, puisque tous souhaitaient repenser la chose, être actuels. Je pense que la dimension interuniversitaire de l’événement permet aussi d’éviter de privilégier une esthétique par rapport à une autre et d’ouvrir un dialogue entre plusieurs écoles de pensée. C’est absolument pertinent, puisque nous lisons les mêmes choses, avons des références similaires, mais la proximité force la différence. Dans sa programmation, la RIPA inclue la performance collective, la poésie-action, la situation construite, l’art corporel, la manœuvre – qui est un mot français qui n’a pas d’équivalent en anglais – et l’art contextuel qui s’est fortement développé au Québec. Pour moi, qui viens de la danse et qui suis plus proche de la généalogie de performance influencée par la chorégraphie, ça démontre que le comité est ouvert à des influences diverses. Ça se voit aussi dans la sélection d’artistes qui participent à l’édition: certains artistes viennent de la musique, du théâtre. C’est un événement qui expérimente avec la définition de l’art actuel et c’est très courageux, très poussé et audacieux, tant sur le plan fonctionnel que pour les artistes eux-mêmes qui sont encouragés à prendre des risques. Le comité organisateur parvient à joindre le geste à la parole, puisqu’ils travaillent eux aussi de manière expérimentale. L’expérimentation est présente sur tous les niveaux. Mais il ne faut pas oublier qu’avoir une grande liberté peut s’avérer complexe si l’on prend un risque et que ça n’aboutit pas comme prévu. Les critiques peuvent être dures.
AM: Cette année, la RIPA quittera les locaux de l’UQAM et se déroulera dans un nouvel environnement : le centre Eastern Bloc, qui est également coproducteur de l’événement. Quels impacts entrevoyez-vous dans ce changement?
KG: Je pense d’abord que c’est un essai, je ne crois pas que l’on puisse mesurer l’impact d’emblée. Mais la RIPA développe le dispositif de rencontre avec attention, ce qui influence la rencontre d’un artiste vers l’autre, vers le public, dans leur choix de parcours, puisqu’ils vont avoir à choisir entre des performances en simultanées… Les gens vont être forcés à faire des choix. Ce sera une autre activation du rôle du spectateur. La RIPA se donne pour objectif de ramener différents publics ensemble et de jouer avec les attentes. Même si le parcours est bien calculé, avec la simultanéité il y a une sorte de perte, puisqu’on ne peut pas tout voir en même temps. Le plan est là, le désir de la rencontre est là, et on pourra mesurer les impacts avec le feedback que l’on recevra après la tenue de l’événement.
AM: Dans l’optique de réaliser un parcours, ce lieu est idéal, puisqu’il est divisé en cloisons, comparativement aux grands locaux ouverts occupés préalablement à l’UQAM. Là-bas, les œuvres se déroulaient plutôt les unes à la suite des autres, malgré quelques superpositions.
KG: Oui, à Eastern Bloc il y aura une pièce de longue durée pendant les trois heures et d’autres performances ponctuelles. La question se pose à savoir si tout le monde pourra avoir accès aux différents espaces de performance. Par exemple, si les visiteurs restent dans une même salle pour assister à l’entièreté des trois heures d’intervention et qu’il n’y a pas de roulement, l’expérience sera différente. Dans la grande salle, il y aura des performances toutes les 15-20 minutes ce qui nécessitera une négociation entre les artistes, puisqu’ils devront imaginer leur œuvre en parallèle avec celles des autres. Cette mise en relation, je trouve ça absolument actuel.
AM: J’aime bien cette approche de la négociation, que ce soit dans l’espace ou dans les rapports avec le public. Qui a accès aux œuvres et quand. C’est un questionnement inévitable.
KG: Et aussi comment tirer le sens ou l’impact d’une œuvre puisque si quelqu’un reste pendant une heure et qu’une autre personne reste pendant 5 minutes, on obtient une variété d’interprétations.
AM: Chaque expérience sera unique donc. J’aimerais vous poser une question qui est plutôt orientée vers votre pratique personnelle, mais qui concerne la pratique artistique en général.
KG: (Rires) Go for it!
AM: En 2016, vous avez participé à la collection d’ouvrages Experimental Practices, dirigée par Sher Doruff et Manuela Rossini, avec le projet Surface Rising:Treaty no.13. Cette collection s’intéresse aux développements des sciences, de l’art, de la littérature et de la philosophie comme des pratiques intrinsèquement expérimentales. Sur une note commune, la RIPA se constitue comme un laboratoire de l’art performance. Quels liens unissent la recherche aux pratiques performatives? Pourriez-vous faire un parallèle entre ces deux entreprises?
KG: Actuellement je poursuis un doctorat en practice-based research [recherche fondée sur la pratique], et l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi ce programme, c’est parce qu’il traite la pratique artistique avec sérieux. Pour moi, ça signifie que la forme est également prise au sérieux. Ma recherche artistique consiste à faire des interventions in situ pour ensuite en extraire une méthodologie, après la réflexion et l’observation de ces productions. Ma directrice me dit toujours que faire un doctorat en recherche fondée sur la pratique de l’art, c’est faire quelque chose et penser comment tu le fais en même temps. Elle insiste beaucoup sur la méthodologie. Peut-être que ça rejoint la première question sur l’existence d’une publication qui accompagne la RIPA, parce que peut-être que lorsque l’on vit une expérience uniquement comme spectateur, on ne fait pas pleinement partie du processus. À cet effet, la pratique fondée sur la recherche permet de mettre en valeur le processus, le comment. Dans une économie qui met l’emphase sur la production, voire le produit, on ne met pas en valeur cet aspect de processus. Il y a une phrase clé dans tout ça qui est très courante en ce moment, c’est la «production de connaissance». Les artistes sont pour et contre cette idée ; les arts sont entrés dans l’université, maintenant tout le monde doit obtenir un PhD, est-ce que c’est une bonne chose ou non? L’art change, la pratique aussi. Cette idée de production de connaissance contraste avec la research-based practice où l’on vise à déballer le savoir, à l’analyser comme un processus plutôt qu’à l’emballer sous la forme d’un produit fini. Ça cherche à troubler le système de production de connaissance. C’est là où je pense que l’université pourrait bénéficier un peu plus de ce qu’offre l’art, mais malheureusement, selon mon expérience, ça ne bouscule par les systèmes d’évaluation et tout cela. Bref, il y a quelque chose dans la valorisation du processus qui m’apparait essentiel.
AM: D’ailleurs, c’est ce qui est fait dans le mandat de la RIPA. On valorise le processus: on agrémente les performances d’une table de discussion où l’on peut «digérer» l’expérience… Une dernière question, en terminant. En 2016, vous avez publié l’ouvrage It’s Like Hammering into Nothing when I Speak It…, un livre d’artiste dans lequel vous vous entretenez avec votre mentor, Nancy Ring. Je suis curieuse de savoir quelle importance vous accordez au rôle de mentor, et aux rencontres entre artistes émergents et établis sur le plan pédagogique et relationnel. Le dialogue, l’échange et les entrevues comme celle que vous réalisez avec Nancy Ring et celle que je mène avec vous présentement, que peuvent-elles apporter aux niveaux individuels et publics?
KG: Personnellement, j’ai interprété le rôle de marraine comme un mélange de pair et de mentor. Mon expérience avec mon mentor m’a appris que je devais apprendre à «show up», à me laisser être regardée, à transparaitre et à dévoiler ce qui importe pour moi. C’est ce qu’elle [Nancy Ring] a nommé l’accomplissement. Lorsque j’ai fait ce projet [d’entrevue], je voulais parler d’idées, de concepts et j’étais très ambitieuse. Au final, avec le temps que ça m’a pris pour terminer le projet, je me suis forcée à m’en tenir à l’essentiel, à être visible, parce qu’au départ j’avais plutôt tendance à me retirer et à la laisser parler, elle, puisqu’elle était tellement intelligente! (Rires) Mais elle, avec sa qualité extrêmement fine de pédagogue, lorsque je posais une question elle me la renvoyait en me demandant: «Pourquoi est-ce que tu poses cette question-là?» Elle essayait de dévoiler mes motivations derrière chaque question. Au final, le projet est devenu le portrait d’une relation, plutôt qu’un portrait d’elle. Elle m’a appris que je devais me dévoiler, que c’était ça là, l’accomplissement réel. En ce moment il y a une grande attention qui est portée au persona, au jeu, mais à l’intérieur de ça elle a cru bon de laisser voir ce qui était essentiel pour moi, mes propres valeurs.
AM: En présentant cet échange sous la forme écrite de l’entrevue, vous transparaissez inévitablement vous aussi, puisque dans une entrevue on suit toujours l’échange entre la question et la réponse. C’est bien différent de la position d’auteur ou de biographe.
KG: Absolument, au début je souhaitais interroger la forme [de l’entrevue] puisqu’elle est tellement pourrie: il y a la personne qui pose la question et la personne qui répond. Ça dépend également du processus d’entretien, si l’entrevue se fait verbalement ou à l’écrit. Pourquoi pas cette notion de contamination entre les deux? C’est ça, la rencontre. Pourquoi avoir une rencontre si l’on ne croit pas qu’une rencontre va nous changer quelque part? La relation est basée sur une croyance au changement. C’est ça, le mouvement de la vie.
La RIPA 2017 se produira le 1er avril dans les locaux d’Eastern Bloc, situé au 7240 rue Clark. Les artistes participants à cette édition sont Gabriel Beck et Brice Noeser; Francisco Gonzalez-Rosas; Alexandria Inkster; Alexis Langevin-Tétrault; Manoushka Larouche; Isabella Leone, Lucy Earle et Leyla Sutherland; Michael Martini et Callan Ponsford; Mai Thi Bach-Ngoc Nguyen; et François Rioux. k.g. Guttman, marraine de l’événement, offrira également une performance lors de cette soirée. Pour plus d’information ou pour vous procurer des billets pour l’édition 2017 de la RIPA, rendez vous ici ou visitez la billetterie en ligne.
Article par Anne-Marie Trépanier.