On pourrait, en ce sens, parfois croire qu’Emmanuel Deraps se répète — neige, reste, clé, mémoire — et qu’il n’a pas su, à l’intérieur de deux langues, comprendre assez de mots pour traduire ses intentions. Ce serait sonder justement l’écriture d’un auteur, certes, mais oublier, d’un même souffle, de réfléchir nos propres pratiques de lecture. À un moment du recueil, au début de son deuxième quart, lorsqu’en moins de dix pages, on a repéré trois occurrences de « mémoire », un trouble vient heurter notre lecture : est-on, chaque fois, confronté au même mot?
C’est que la fonte travaille la syllepse et, par le fait même, vient questionner nos habitudes interprétatives. Figure de style placé au même rang que la métonymie et la métaphore par Fontanier, la syllepse est la double utilisation d’un mot, pris à la fois au sens propre et au sens figuré ou compris dans plusieurs de ses acceptions. Pour Pierre Bayard, « [q]u’il y ait un écart entre les deux utilisations du même mot, par deux personnes, ou si l’on préfère, qu’il ne s’agisse pas du même mot, c’est cela qu’essaie de penser, jusque dans ses dernières conséquences, la notion de syllepse, laquelle induit toute une conception du langage, attentive à l’opacité et à l’incompréhension. » (Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet : le dialogue de sourds, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 34.)
Un livre doit ainsi être appréhendé comme multiple, il existe en un texte singulier propre à chaque lecteur et en un texte général idéal (et inatteignable). la fonte est tout autant l’alliage de plusieurs éléments que leur dissolution. En misant sur la syllepse, l’écriture derapsienne, tout en le nommant, tente de réduire, quelque fois avec une maladresse nerveuse, l’espace qui sépare nos fictions respectives. Chaque poème tend à répéter la même rencontre — perpétuellement décevante — entre un je et un tu qui s’inventent, entre le lecteur et la langue :
on se démystifie
de lettre en lettre
tell me more
les pigeons
s’épuisent à la chasse
aux encriers
pieuvres chinoises
à calligraphier la kabbale
camouflés sous la fonte
du sens (p.79)
Tout dans ce recueil, de la dédicace à la biographie, suggère que la poésie joue un double rôle, en ce qu’elle participe à créer des illusions tout en les confessant. Le geste dédicatoire témoigne en règle général d’un hors-texte en un moment « où l’écriture désormais rendue publique se souvient qu’elle est fragile et mortelle, qu’elle est née quelque part, et que c’est à quelqu’un en particulier qu’elle a eu quelque chose à dire ». La dédicace qu’offre Emmanuel Deraps (« à celle qui se reconnaitra/tu as été ma drogue/préférée pour écrire/ce recueil/m’invente/ton mensonge ») camoufle son intimité sous un pronom démonstratif (« celle »), dans lequel seule la personne désignée pourrait se reconnaitre, tout en avouant que le destinateur (« ce recueil/m’invente ») et le destinataire (« ton mensonge ») sont des constructions trompeuses. En fictionnalisant la dédicace — lieu par excellence de l’intime —, l’auteur vient offrir à toutes ses lectrices, qu’elles aient eu un contact ou non avec l’archéologie de ce recueil, une importance à revendiquer, tandis que ses lecteurs peuvent se glisser discrètement à la place du narrateur. Notre lecture nous ramène alors sans cesse à notre rôle de bâtisseur de sens :
craie vierge tu épouses et cryptes
le sens (p.34)
Et on lutte avec des jeux polysémiques, bien maitrisés par l’auteur, pour trouver, non la voie vers une lecture absolue — qui ne semble en aucun cas souhaitable ici —, mais celle qui nous sera la plus consolative.
Si la fonte d’Emmanuel Deraps ne révolutionne pas la poésie québécoise, ce recueil a au moins le mérite d’allumer un feu qui prendra peut-être — espérons-le — dans des modes d’expression trop institutionnalisés. Le débat sur la présence de l’anglais dans le parler des francophones reprend au Québec, comme le souligne le volume 17 numéro 2 de la revue Argument. Pour beaucoup, le franglais serait un appauvrissement de la langue, dans cette idée où siègerait toujours au-dessus de toutes les langues la première : notre langue maternelle immaculée. la fonte infirme bien cette proposition, puisque le franglais, loin d’abâtardir le texte, en le plaçant à la frontière de la sémiosphère (notons que, pour Lotman, la marge est aussi là où la langue peut se renouveler), lui permet de s’ouvrir à de nouveaux réseaux de signifiants.
Il serait de toute façon très réducteur de supposer qu’ici le franglais juxtapose deux langues, dans la paresse d’en maitriser une seule en profondeur. L’anglais et le français ne cohabitent pas, ils communiquent entre eux en créant des liens inédits — qui n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre, mais bien, oui, à leur hybridation. Nous assistons, par exemple, à des correspondances sur le plan de l’image acoustique, où « reine » renvoie à « rain », et sur celui de la graphie, où l’on peut lire les prononciations et française et anglaise, augmentant ainsi la signification d’un seul mot.
Emmanuel Deraps épuise les mots — se perdant dans leurs plus lointains retranchements —, jusqu’à ce moment où l’on a plus le choix de devoir écrire « snow » plutôt que « neige », jusqu’à être obligé d’explorer de nouvelles connotations, de nouvelles rythmiques, de nouvelles organisations de pensée : une autre langue. Alors que le lecteur est confronté à une grammaire qu’il n’a vraisemblablement pas apprise à l’école, il doit constamment remettre en question ses premières interprétations. la fonte n’est pas une œuvre opaque et indéchiffrable, de laquelle on sort en se demandant si c’est soi ou l’œuvre qui a un problème de communication; la fonte est un recueil qui parlera toujours à une partie de soi — qui touche —, tout en faisant ressurgir cette marge d’incompréhension désirable entre deux êtres, de laquelle ni le lecteur ni l’auteur ne sortent indemnes.
LA FONTE – EMMANUEL DERAPS from Fatine-Violette Sabiri on Vimeo.
Article par Daphnée Bordeleau.