En 2016, Fanie Demeule a livré son premier roman, Déterrer les os, portant sur l’anorexie et l’image de soi. Avec sa seconde œuvre, Roux clair naturel, parue en février 2019 aux éditions Hamac, l’auteure continue d’explorer les enjeux propres à la corporéité féminine, la chevelure succédant au contrôle du corps. Dans ce récit, maitriser son image permet d’abord à la protagoniste-narratrice de mystifier les autres et d’ainsi se mythifier.
D’emblée, le rythme de la narration montre l’implacabilité du récit en train de s’écrire et dans lequel l’issue du personnage principal semble se restreindre. En effet, dans la première moitié, la protagoniste cesse fréquemment de raconter sa vie actuelle pour revenir sur son passé, contextualisant ainsi le présent qu’elle nous raconte. Sa chevelure rousse, par laquelle elle semble se démarquer aux yeux des autres et être reconnue par son amoureux, est ce qui occupe toute la place dans les pensées de la narratrice. C’est aussi, paradoxalement, la seule chose qui ne possède pas d’existence réelle. En effet, la jeune femme doit se teindre régulièrement les cheveux afin de se métamorphoser et d’accéder à son statut particulier. En demandant si «la vérité cesse d’être la vérité quand plus personne n’y croit», la quatrième de couverture expose les enjeux narratifs au cœur de l’œuvre et du projet double de mystification/mythification de la protagoniste, où doit être performée la rousseur.
Sa quête visant l’atteinte – et surtout la conservation – de l’apparence d’une chevelure rousse naturelle peut sembler vaine et passablement superficielle. Cela lui permet cependant de s’inscrire dans l’imaginaire lié à cette figure de la rousse, qui, semble-t-il, possède une aura quasi mystique, grâce à sa rareté et à son potentiel sexuel extraordinaire. Dans l’œuvre, on accorde à la narratrice une intensité exceptionnelle, malgré cette fragilité qui justifie qu’on prenne soin d’elle, qu’on ne la quitte jamais. Le plus complexe n’est toutefois pas de devenir cette image archétypale, mais de simuler son atemporalité, particulièrement aux yeux de son amoureux. Au grand regret de celui-ci, elle ne peut pas être – à son grand regret – seulement «le souvenir frêle d’une fille croisée dans un party d’été. Une vision inoffensive, parfaite. La rouquine de l’été de tes dix-sept ans, au coin de la photo. (…) Ses cheveux sublimes resteraient figés dans le temps» (p. 64-65). Cette nécessité de se soumettre au regard de l’autre et de devenir ce qu’il désire rappelle la dictature de l’image présente chez Nelly Arcan. Digne successeure de son œuvre et des enjeux de miroitement et d’idéalisation du corps féminin, Fanie Demeule passe ainsi narrativement des «cheveux blonds, presque blancs à force d’être blonds» (dans Putain, p. 23) à cette chevelure ambrée et quasi infernale.
Une telle rousseur idéalisée est à l’origine de la violence viscérale des images évoquées. Ces images, liées à la mort, créent une tension qui exprime sa profonde angoisse existentielle: «Je continue à comptabiliser mes oiseaux[i] noirs dans ma tête. Aucun d’entre eux ne s’envole. Leurs cadavres finissent par s’amonceler en moi et se putréfier» (p. 72). Cette violence est proportionnelle à la fermeté que doit constamment manifester la protagoniste, qui reste sur le qui-vive. En effet, la jeune femme doit développer des stratégies de manière à être toujours prête à réagir – d’autant plus que le récit se déroule à l’ère du numérique et qu’une ancienne photographie, partagée sur les réseaux sociaux, peut révéler la supercherie en un seul clic –, ce qui donne une véritable dimension de suspense psychologique à ses troubles obsessifs:
«Je tente immédiatement de faire disparaître mes cheveux dans un chignon très serré que je dissimule à demi dans mon col roulé.
Le début de la soirée se passe sans qu’on s’approche de la sphère dangereuse, et je me dis que je devrais m’en sortir. Nous sommes déjà au troisième pichet et je commence à me détendre. Je baisse la garde.» (p. 72-73)
La narration illustre subtilement – par la justesse des mots – le passage de la fabulation ludique propre à l’enfance à l’enfermement dans des mensonges récurrents. La description des lieux rappelle d’ailleurs Bruges-la-Morte (1892) de Georges Rodenbach par le piège réconfortant dans lequel s’engage le couple ainsi que ce qui lie les deux personnages, soit une chevelure fantasmée. Le plus douloureux, durant notre lecture, est sans doute de réaliser que la narratrice semble – au moins partiellement – se complaire dans son propre enfermement, qu’elle-même a savamment élaboré. En correspondant à une image, à une figure d’une série (les rousses), elle peut devenir cette fiction et se reposer entièrement sur celle-ci – tant qu’elle parvient à la maintenir. En montrant les moyens de s’en sortir – le soutien de sa famille, en particulier sa mère, qui tente de dénouer sa spirale de mensonges, et le recours à la psychanalyse –, la narration rend sa chute encore plus affligeante. La prose, généralement séparée en courts fragments, ainsi que la présence de listes – de manière à montrer l’emprise de la narratrice sur son présent en le détaillant – permettent d’accélérer à la fois le rythme du récit et l’appréhension présumée chez le.la lecteur.trice.
Avec ce second roman, Fanie Demeule confirme son indéniable talent de conteuse. Il est difficile de ne pas plonger complètement dans cette fiction qui ne cesse pourtant de rappeler son caractère fictif – et ce malgré la souffrance viscérale et bouleversante de la protagoniste. Contrairement à son idole Fifi Brindacier, prodige d’agentivité et modèle candide auquel elle affirme vouloir ressembler et auquel elle ne cesse de faire référence, elle va se consumer dans son ingouvernabilité. Ses actions la condamnent au rôle solitaire d’antihéroïne, qui, par le fait même, réussit à être particulièrement révélateur des maux qui rongent notre société contemporaine du spectacle.
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Fanie Demeule, Roux clair naturel, Québec, Hamac, 2019, 150 p.
[i] La gardienne donne à la jeune fille des oiseaux noirs lorsqu’elle conte des mensonges.
Article par André-Philippe Lapointe.