À quelle temporalité aspirent les œuvres de danses ? Quelles cloisons distinguent la performance de la vie, le spectacle du quotidien ? Sondant à la fois le contexte et la durée d’une œuvre, Invisible propose une épopée de 72 heures de danse en continu, une expérience portée par la chorégraphe Aurélie Pedron ainsi que par les performeur·se·s Ariane Boulet, Rachel Harris, Emmanuel Jouthe, Abe Simon Mijnheer, Caroline Namts, Charlie Prince, Luce Lainé, Charles Brécard, Zoë Vos et Silvia Sanchez. Offerte aux spectateur·rices·s de l’édition 2022 du OFFTA, du 26 au 29 mai, la pièce se rédige en écho aux présences, aux participant·e·s, aux émois, aux silences et aux climax. Véritable laboratoire de vie et de danse – se déroulant d’ailleurs dans la salle de spectacle du LAVI, soit le laboratoire Arts Vivants et Interdisciplinarité du département de danse de l’UQAM – Invisible embrasse l’imprévisible et tend à dévoiler l’intelligence et la sensibilité du collectif. Dans l’idée de prolonger l’expérience de la réciprocité et de la cohabitation, Alice, Germain et Penélope dévoilent et arriment leur vécu de l’œuvre en tressant leurs correspondances et leurs singularités.
Germain : à 23h de danse
Alice : à 44h de danse
Penélope : à 65h de danse
De bonne humeur
Oh yeah
Qu’elle soit communicative
Voilà mon oracle du jour, délivré à l’issue de la partie de jeu de plateau qui m’est proposée par un maître du jeu patient, un facilitateur d’entrée dans le grand jeu de société qui a lieu dans l’espace du LAVI.
Le bâtiment du département de danse de l’UQAM a bien peu de secrets pour moi : ses salles de classe, ses studios et son théâtre ont enveloppé mes balbutiements de pratique artistique. Si mon sentiment de confort est irrévocable, il s’accompagne d’une douce fébrilité. Au fil d’un accueil bienveillant et d’une préparation ludique, on m’informe de mon pouvoir d’agir. On me parle de mes besoins, des besoins des autres, des besoins de l’œuvre. On m’offre des cartes : je choisis celle qui parle de vulnérabilité. J’agis par intuition plus que par nécessité.
On entre dans Invisible comme dans un monde parallèle. En quelques minutes, on passe de la rue achalandée à un terrier feutré et fleuri, rempli de corps à mi-chemin entre le sommeil et le mouvement. L’ambiance est douce, la lumière est chaude et les canapés sont invitants. Le mobilier est vieillot et fait écho à un temps résolument révolu (méridienne, lecteur cassette, tapis marocain, phonographe, etc.).
Ce matin, les bébés mènent le bal. C’est une fête dansante, un rituel essoufflé, le fantôme réanimé d’une nuit trop courte. Une enfant rejoint la distribution : je n’imagine plus le groupe sans elle. Se superposent les symphonies, les tubes disco et les monologues. Je ne sais pas comment – ou pourquoi – sortir d’ici.
En ces lieux dansants, on joue à inventer une société basée sur le mouvement, sur l’écoute et sur la bienveillance. J’ai passé trois heures dans cet espace partagé, et j’y ai trouvé tellement de calme, tellement de vie, tellement d’écoute, de care ; cette attention, ce soin, tellement de respect pour les rythmes de chacun·e, tellement d’échanges et de dialogues sans mots.
À l’aide d’un paquet de cartes rempli de réflexions que je reçois à l’entrée, j’appréhende l’œuvre avec ce petit guide. Cet outil me permet de regarder un peu mieux cette proposition au format atypique et de renouveler mon regard de spectatrice. Je décide finalement d’y partager quelques chansons sur les haut-parleurs et d’admirer la danse qui se développe dans le corps des interprètes.
Ici se côtoient les rires, les pleurs, les petits chants, les échos et les ondulations. Dans ce lieu que j’ai connu résonne une musique sur laquelle j’ai déjà valsé : le même plancher, les mêmes fenêtres. Les corps m’aspirent, puis me relâchent. En fait, rien n’est à propos de moi. Tantôt paysage, tantôt gravité, j’évolue en friche.
Des touches de jaunes attirent mon œil, dans une fleur, un tapis, une pièce de costume. Je trace un fil conducteur qui fait voyager mon attention, au fil de cette couleur qui se fait joie, qui éclot parfois en rires et qui éclaboussent l’espace. Un instant témoin d’un duo secret, tout en spirales ; soudain, c’est une nuée d’interprètes qui tourbillonne près de moi, laissant dans son sillage un parfum de linge, de riz et de légère sueur.
Plus j’observe, plus l’Invisible devient visible. C’est cette écologie du geste qu’on cherche à dépouiller, à dévoiler et à rendre accessible. À travers des systèmes de résonances sensibles remplis d’une tendresse
évidente, les corps des danseur·euse·s se laissent tournoyer, se laissent vibrer et s’abandonnent à ce qui me semble être un temps étiré, voire infini. Rien ne paraît hermétique, tout se répond. On peut d’ailleurs appeler la ligne 1-833-INFINIS pour parler à un·e interprète pendant qu’iel performe. On se sent à la fois acteur·rice, voyeur·se et danseur·euse tout au long de notre passage.
Tout autour et en dedans, les corporéités se syntonisent, s’ignorent et s’enlacent.
Le temps se dilate et s’évanouit dans une langueur qui se laisse traverser par ces spirales sans cesse renouvelées dans un vertige serein. Les décisions des interprètes, tout comme les choix du public, semblent organiques, comme émergeant d’un seul système nerveux décentralisé. Il n’y a pas d’ordres, pas de directives ; seulement des invitations, des échanges, des rencontres et du jeu.
On sort de la proposition lorsqu’on désire y mettre fin, tout en sachant que celle-ci continuera de vivre encore plusieurs heures. Invisible nous rappelle que l’art existe un peu partout, tant de manières formelles qu’informelles ; il existe, quand on le regarde, mais aussi quand on a le dos tourné. Le mouvement n’arrête jamais et il nous dépasse très certainement.
Déposée, reposée, soulevée, je m’abstrais à la trame. Décalé, le temps se mesure par une chanson de Nick Cave, par une conversation performée et par un clignement de paupière méditatif. Invisible nous survit. Voilà un vertige qui berce la tristesse, étale la beauté, dissout le souvenir.
Je ne suis pas allé voir Invisible. Ce serait un contresens. Non, Invisible, je suis allé y vivre.
co-écriture à six mains par Alice Blanchet Gavouyère, Germain Ducros et Penélope Desjardins
Crédits :
Direction artistique Aurélie Pedron
Interprétation Ariane Boulet, Rachel Harris, Emmanuel Jouthe, Abe Simon Mijnheer, Caroline Namts, Charlie Prince, Luce Lainé, Charles Brécard, Zoë Vos, Silvia Sanchez
Scénographie Kévin Pinvidic
Conception lumière Chantal Labonté, Hugo Dalphond
Environnement sonore et interactif Alexandre Burton
Dramaturgie Kathy Casey
Direction technique Samuel Thériault
Coproduction et collaboration Danse-Cité, Montréal Danse, Lilith & Cie, LAVI – Laboratoire Arts Vivants et Interdisciplinarité
Coprésenté avec Danse-Cité
Avec le soutien du Conseil des arts du Canada, Conseil des arts et des lettres du Québec, Conseil des arts de Montréal
Résidences de création Maison pour la danse de Québec, Maison de la culture Notre-Dame-de-Grâce, Espace Marie Chouinard, Département de danse de l’UQAM