À l’annonce d’une sixième saison des Pays d’en haut, remake télévisuel de la première série Les Belles Histoires des pays d’en haut (1956-70), on peut être tentés de découvrir les premières aventures de ces figures archétypales québécoises. La bande dessinée Séraphin Illustré de Claude-Henri Grignon et d’Albert Chartier, (re)publiée chez Station T en octobre 2019, propose un retour aux sources. Elle s’inspire du roman Un homme et son péché et de son adaptation en une première série télé racontant le début d’une vie en communauté dans les Laurentides. En exposant un vice de l’époque, mais en lui donnant une portée universelle – à la manière de Molière –, l’œuvre dénonce autant qu’elle amuse.
![](http://artichautmag.com/wp-content/uploads/2020/03/9782925001010_large.jpg)
La bande dessinée, produite entre 1960 et 1980, compile l’œuvre télévisuelle de Claude-Henri Grignon et d’Albert Chartier. La structure épisodique épouse à la fois le format des premières aventures de Séraphin et celui des bandes dessinées en strip de l’époque, qui se limitaient, dans leur publication initiale, à une seule planche (comme Little Nemo ou Tintin). Le style du dessin, en noir et blanc, s’apparente aux gravures du début du XXe siècle, soutenu par les raccourcis du langage populaire d’hommes et de femmes habitué.e.s au dur travail manuel de la classe ouvrière. À l’instar du texte et de l’image, la mise en page est très accessible pour le.la lecteur.trice contemporain.e puisqu’elle rend les effets comiques ou dramatiques explicites. En outre, chaque planche annonce le titre de la suivante, insistant ainsi sur la séquence d’épisodes, mais obéissant toutefois, à la manière de Superman, à un cadre essentiellement atemporel[1]. Il s’agit d’aventures qui s’additionnent les unes aux autres et qui pourraient se continuer indéfiniment, n’étant pas dans une temporalité réaliste, causale. Les différents personnages de la région sont sollicités en fonction des besoins narratifs de chaque épisode, sans être véritablement transformés par le récit et ses bouleversements, qui ne durent que le bref temps de l’épisode. L’intérêt de chaque planche repose plutôt sur l’attente de la chute souvent comique associée aux différentes valeurs qu’incarnent les habitants du village et qui se fondent sur des stéréotypes.
En comparaison avec Les pays d’en haut, «la série la plus » badass » de la télé québécoise[2]», la bande dessinée s’inscrit évidemment dans une dynamique beaucoup plus classique. On peut en ce sens regretter – ou saluer – l’absence de réels changements par rapport à la première série télé chez Séraphin Poudrier, l’une des figures québécoises les plus connues et les plus honnies. À titre d’exemple, la série télé contemporaine, en reprenant le célèbre personnage, l’associe à l’austérité (qu’a défendu le gouvernement libéral de Couillard) et lui octroie des tendances paranoïaques, ce qui transforme Séraphin en victime de ses propres peurs et incertitudes. Cette différence, sans nécessairement nous permettre de nous identifier à l’avare, permet de le comprendre en développant par le fait même sa complexité psychologique et narrative. À l’inverse, la bande dessinée lui donne un visage beaucoup plus monolithique et iconique. Aujourd’hui, même les films hollywoodiens assument pleinement leur dimension spectaculaire : les différents univers de Disney ont habitué le.la spectateur.trice à davantage de nuances et de complexités en matière de personnages. En effet, dans la BD, chaque personnage de la communauté représente d’emblée un type bien précis et inaltérable. Outre Séraphin, résolument avare et calculateur, Donalda, sa femme, est angélique et dévouée; Alexis demeure travaillant et direct; et le père Josaphat, reste profondément bon pour sa communauté et ouvertement critique de l’avarice de Séraphin.
La prospérité actuelle de la bande dessinée québécoise, qui explore tous les genres narratifs, permet également de revisiter ses débuts à travers la réédition. On retrouve du même coup le début de la colonisation – autant du territoire que de l’imaginaire – qui a donné l’une des plus grandes figures populaires québécoises. Plusieurs autres figures marquantes découleront d’une façon ou d’une autre de lui: Rénald Paré dans la série télévisuelle La Petite Vie (1993-98), Brad de Dans une galaxie près de chez vous (1999-2001), etc. Les petits triomphes et les grands déboires de mesquinerie pure, inspirés de Séraphin, sont d’autant plus intéressants et amusants lorsqu’on les associe à ces autres personnages qui possèdent sans doute le défaut le plus impardonnable pour un Québécois: être cheap.
***
Séraphin illustré, Claude-Henri Grignon et d’Albert Chartier, Montréal, Station T, 2019.
___________________
[1] L’analyse d’Umberto Eco, «Le mythe de Superman» (1976), demeure pertinent à lire pour comprendre l’importance de placer les aventures hors du temps de manière à ce que celles-ci puissent se poursuivre ad vitam aeternam sans réel changement narratif.
[2] Il s’agit d’une référence à l’article «Les Pays d’en haut : la série la plus » badass » de la télé québécoise. Un véritable western féministe» de Jean-Michel Berthiaume, publié sur Urbania en février 2019. Le texte montre avec brio les enjeux narratifs de cette série contemporaine et pose l’importance de mythes et de grandes figures pour l’imaginaire québécois.
André-Philippe Lapointe, Doctorant en études littéraires, UQÀM