Dans un monde où les rapports entre êtres humains s’établissent de plus au sein de cadres virtuels, il n’est pas étonnant de constater la solitude dans laquelle se retrouvent plongés ceux qui ne parviennent à communiquer qu’à travers eux. S’il peut advenir que les forums de discussion ou les réseaux sociaux arrivent à rassembler les marginaux, ce n’est souvent que par le biais d’un grand mensonge tissé de codes binaires. Ostracisés par leurs pairs, pour un physique atypique, des goûts peu communs ou des idées divergentes, ces individus se replient sur la Toile où ils peuvent être ceux qu’ils n’arrivent pas à être (ou ceux que l’on ne leur laisse pas être) dans la réalité. Ainsi, lorsqu’une forme de confrontation apparaît, il est aisé de la fuir.
Quand une erreur est commise, il s’agit de l’effacer et de recommencer, lavé de l’image indésirable qui nous aurait collé à la peau. Stéphany (avec un « y », même si ça se dit de la même façon) est l’une de ces internautes que la réalité amoche et qui préfèrent vivre de commentaires et d’eau fraîche en compagnie de ses « freaks » que de faire face à la méchanceté du monde. Avec Sa Soeur (qui a oublié jusqu’à son nom) elle habite un demi-sous-sol situé dans les bas-fonds d’Hochelaga, quartier déprimant, s’il en est un. Toutes deux obèses, elles entrevoient leur existence de façon diamétralement opposée.

La réflexion qui s’entame au cours de la pièce Morb(y)des n’est pas de celles qui prennent fin avec la chute du rideau. Le large spectre des thématiques abordées aidant, l’oeuvre du jeune dramaturge Sébastien David chemine longtemps entre les tracas et les envies qui occupent nos têtes. Est-ce que la condition de ces deux sœurs est une fatalité comme le croît Sa Soeur ou est-elle surmontable comme l’estime Stéphany? Vaut-il mieux vivre une vie sans surprises et dénuée d’angoisses en se cloîtrant en permanence pour ne pas revivre l’humiliation ou y faire face, sachant le lot de souffrances qui accompagnera ce choix? Sa Soeur, devenue presque aussi immobile et sans dessein que le sofa sur lequel elle repose en permanence, occupe ses jours à écouter le dernier cri en matière d’inanité télévisuelle. Quand elle en a l’occasion, elle fait tout pour éliminer le peu d’espoir qu’il reste en Stéphany, broyant sa curiosité à grand renfort de cynisme. Si par mégarde elle arrive à réfléchir, elle a tôt fait d’engloutir une petite pilule qui lui permet de ne pas sombrer dans le malheur qui suinte de tout son être. De son côté, Stéphany, afin de ne pas échouer dans le monde sinistre dans lequel Sa Soeur l’attire, est prête à tout faire pour susciter un peu d’attention de la part de n’importe qui. Entre les commissions qu’elle fait pour Sa Soeur, les séances de vélo stationnaire et ses communications virtuelles avec les « freaks », elle risque sa peau à arpenter les ruelles les plus sombres, à la recherche d’un assassin de prostituées. On lui fait si peu attention qu’elle en est venue à se dire que si un meurtrier peut tuer, il est bien capable de lui faire l’amour.
Dans la petite salle du Quat’sous a été transposé à la fois leur salon et leur quotidien. Quotidien qui ne sera réellement troublé que par l’arrivée impromptue d’un scout qui n’en est pas un, à la voix atonale et au regard vide, venu poursuivre l’enquête avec Stéphany. Morb(y)des, portée par la mise en scène en tableaux de l’excellent Gaétan Paré (Hamlet est mort. Garvité zéro, plus tôt en saison) sillonne à bon rythme jusqu’à son énigmatique finale. Kathleen Fortin, dans le rôle de Sa Soeur est aussi sublime que ses répliques assassines, genre de personnage qu’on se plaît à détester jusqu’au moment où l’on comprend ce qui l’a rendu si amer. Elle déclenche à volonté les salves de rires généralisées qui prennent le public, avant de le surprendre avec une scène de bad trip si forte qu’elle rappelle celle de la mère dans Requiem for a dream. Sa cadette Julie De Lafrenière fait tout aussi bien dans le rôle de Stéphany, toujours juste. Quant à l’auteur de cette pièce si riche, interprétant lui-même le rôle de Kevyn (le fameux scout), force est de constater qu’il se débrouille tout aussi bien sur une scène qu’en échafaudant des mots et des idées.
Plus le spectacle avance et plus on se rend compte à quel point l’espace a été utilisé à la perfection, jamais saturé, toujours évocateur. L’architecture lumineuse, employant des projections des plus réussies, appuie le propos et le reste du décor sans tenter d’éblouir le spectateur. Si vous êtes amateur de Moby (c’est mon cas et celui de Stéphany), vous vous rendrez compte à quel point c’était une bonne idée de faire de son œuvre la bande sonore de cette pièce. Qui de mieux que Moby, en effet, pour parler de ces mondes étranges où le désarroi et la solitude sont roi et reine? Au sortir de Morb(y)des, je n’ai toujours pas découvert qui était le meurtrier, mais je crois bien avoir saisi au moins une chose ou deux sur l’existence. Et c’est sans compter d’avoir enfin appris d’où proviennent les odeurs infectes d’Hochelaga. Mais ça, je ne vous le dirai pas, sinon vous n’irez pas voir cette excellente pièce.
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Morb(y)des de Sébastien David du 5 au 23 mars au Théâtre Quat’Sous. M.E.S. Gaétan Paré.