Le Musée d’art contemporain présente jusqu’au 14 mai une grande exposition personnelle consacrée à l’artiste mexicaine Teresa Margolles. Intitulée Mundos, elle propose de revenir sur les travaux réalisés au cours de cette dernière décennie. Si les œuvres exposées sont d’une grande diversité formelle (installations, sculptures, photographies, vidéo, performance), toutes font partie d’une même réflexion de l’artiste sur la violence de la société mexicaine. Dans un savant dosage entre élégance minimale, engagement politique et art abject, cette monographie explore le thème de la condition humaine, et plus précisément celui de notre rapport à la mort.
Teresa Margolles est née en 1963 à Culiacán, au nord-ouest du Mexique. Son travail est imprégné par l’histoire récente de son pays, et plus particulièrement par les problèmes sociaux ayant éclatés dans la ville de Ciudad Juárez. Symbole des tensions de la frontière américano-mexicaine, cette ville connaît, lors des années 1990, une expansion accélérée avec l’implantation de maquiladoras, des usines bénéficiant d’une exonération des droits de douanes et dont les marchandises sont destinées à l’exportation vers les États-Unis. Si cette période était synonyme d’un nouvel espoir économique pour le pays, elle fut aussi celle d’une augmentation dramatique de la criminalité liée au trafic de drogue, qui aujourd’hui est presque complètement ignorée des autorités. Un des phénomènes particuliers à Ciudad Juárez est le nombre de féminicides. Teresa Margolles s’est très tôt engagée à en défendre les victimes et à sensibiliser le public à travers ses œuvres.
Dans ce contexte où la mort est omniprésente, l’approche de Teresa Margolles relève à la fois de l’art et de l’anthropologie. Suite à ses études des Beaux-Arts, elle entreprend même un cursus en médecine légale, seul moyen pour elle de pouvoir pénétrer dans les morgues. Durant les années 1990, son travail portait d’ailleurs sur le traitement des cadavres de personnes mises au ban de la société : pauvres, minorités, victimes de crimes. Elle prélevait alors directement des parties anatomiques, des morceaux de peau dans Tatuajes (1996) ou des organes dans Lengua (2000). En rendant visible crûment des signes de violence corporelle perpétrée durant la vie de la personne ou post-mortem, elle mettait en lumière les travers d’une société laissant des crimes atroces impunis.
Pour son exposition au Musée d’art contemporain, le choix des commissaires s’est arrêté sur des travaux peut-être moins controversés, moins difficiles à regarder, mais d’une force indéniable. Comme introduction, la première salle présente une nouvelle série photographique nommée Pistas de Baile (2016). Empruntant à l’esthétique romantique du paysage de ruine, elle représente des prostituées transgenres se tenant fièrement au milieu des restes d’une piste de danse. L’artiste nous raconte que cette série a été faite suite à la décision de la municipalité de Ciudad Juárez de fermer des bars et des discothèques afin de décourager les narcotrafiquants, détruisant ainsi les lieux de travail de la communauté transsexuelle. Au milieu de la salle, l’installation lumineuse Mundos, qui donne son nom à l’exposition, est d’ailleurs l’ancienne enseigne d’un de ces bars.
L’exposition continue avec deux œuvres évoquant des féminicides : Pesquisas (2016), un ensemble de 30 affiches murales figurant des disparues de Ciudad Juárez, et une pièce de textile à motifs mayas. Cette dernière, tachée de sang, a servi à recouvrir le corps d’une femme assassinée à Guatemala City. Dans ces deux œuvres, c’est le passage du temps qui est perceptible. Les visages s’effacent, les taches de sang s’estompent, tout comme ces disparitions restent inexpliquées et tombent dans l’oubli. La stratégie de Teresa Margolles est ici antagonique : elle nous rend spectateurs impuissants de ces drames tout en contribuant à faire connaître ces disparitions hors des frontières du Mexique. Ces portraits, pour certains illisibles, ne permettent pourtant pas d’identifier ces femmes, ni de raconter individuellement leur histoire.
Trois installations, qui font partie des œuvres les plus connues de l’artiste, forment véritablement le cœur de cette exposition. La Promesa (2012) est très certainement la pièce la plus attendue. Déjà exposée dans plusieurs musées à travers le monde, cette œuvre performative n’en reste pas moins exceptionnelle. Ce bloc, de 16 mètres de long et de plus de 22 tonnes, rappelle à première vue les imposantes compositions minimales de Carl André. Il est en fait composé de débris d’une maison de Ciudad Juárez achetée et démolie par l’artiste. Chaque jour, un groupe de personnes vient gratter l’œuvre afin d’en disperser des morceaux sur le sol. Le soin apporté à cette maison détruite, réassemblée minutieusement, puis transformée en œuvre performative dans un contexte muséal contraste fortement avec la situation d’abandon d’une grande partie de la ville mexicaine[i]. Ce processus fait là encore partie de la stratégie de Teresa Margolles : faire naître une collision entre deux notions antithétiques afin de transmettre un message politique.
Cette collision se retrouve également dans les installations En el aire et 36 cuerpos. Dans la première, l’émerveillement suscité par les bulles de savon laisse place à l’horreur lorsque l’on apprend que celles-ci proviennent d’eau de récupération de morgues. De même, dans la seconde, l’impression de finesse austère et méditative d’une corde tendue au travers de la salle se change en répugnance quand on sait qu’il s’agit de fils à ligature ayant servi à des autopsies. Ces émanations de mort, perceptibles tout au long de l’exposition, nous laisse dans un profond malaise : bien que nous soyons incapables d’identifier les victimes, il n’en reste pas moins qu’au fil de l’exposition, le poids de cette mort anonyme s’alourdit. Sans la nommer, Teresa Margolles réussit ainsi à rendre la mort de plus en plus sensible pour le visiteur.
L’anonymat associé aux œuvres de Teresa Margolles traduit l’effet déshumanisant de la violence de masse de la société mexicaine. Plutôt que de raconter des histoires individuelles, d’apporter des témoignages ou de cartographier un phénomène, l’artiste préfère nous donner à voir cette pesanteur associée au quotidien de millions de personnes vivant dans un environnement où la mort est constamment présente. Si le nombre de victimes liées au narcotrafic semble aller au-delà de toute forme de raison, elle leur redonne un sens en leur dressant une sorte de mémorial. Ainsi, comme le rappelle Julia Banwell[ii], auteure d’une importante publication sur l’artiste, le poids symbolique qu’utilise Teresa Margolles fonctionne sous le principe de la métonymie : un objet d’apparence banale sert à raconter l’histoire d’un trauma. Cette forme indicielle laisse une certaine liberté d’interprétation, mais fait du spectateur le témoin d’un crime et le ramène à sa propre mortalité.
Si le travail de Teresa Margolles fascine autant, c’est parce qu’il défie nos stéréotypes romantiques à propos de la mort. Certains pourraient, peut-être trop facilement, rattacher ses œuvres à une longue lignée issue d’une histoire de l’art mexicaine, empruntant tantôt dans les pratiques funéraires préhispaniques, tantôt au culte des reliques dans le catholicisme. Plus que ces aspects spirituels, la démarche de l’artiste s’ancre concrètement dans des problématiques sociétales. L’iconographie contemporaine née autour de la «guerre contre la drogue» trouvée dans les tabloïds, à la télévision, voire au cinéma constitue la principale source de ses travaux, tout comme le domaine médico-légal est son terrain d’exploration. Au Mexique, comme partout ailleurs en Occident, le monde funéraire se situe plus que jamais au sein des hôpitaux. Les diagnostics, les antiseptiques et les fils de suture ont remplacé les prières, les ablutions et les offrandes au défunt. L’univers de Margolles offre au regard cette nouvelle matérialité de la mort, bien loin du flamboyant des cérémoniels religieux, plus proche de la poésie éthérée d’une morgue.
L’exposition Mundos de Teresa Margolles est présentée jusqu’au 14 mai au Musée d’art contemporain de Montréal.
[i] Le cartel de l’œuvre nous apprend qu’il existe plus de 150 000 maisons abandonnées à Ciudad Juárez.
[ii] Julia Banwell, Teresa Margolles and the Aesthetics of Death, University of Wales Press, 2015. p. 49.
Article par Gauthier Melin.