La pièce Strindberg était présentée au théâtre Espace Go du 23 avril au 12 mai. Le Théâtre de l’Opsis conclue avec ce spectacle son cycle scandinave, qui, dans les quatre dernières années, a porté sur notre scène québécoise contemporaine plusieurs grands textes de ces terres du Nord.
La compagnie s’attaque ici à August Strindberg, et plus particulièrement à son antiféminisme affiché. Dramaturge suédois de la fin du XIXe siècle, Strindberg est considéré comme un pionnier de l’expressionnisme européen moderne. Luce Pelletier, qui s’occupe de la mise à scène, s’est inspirée de ses écrits publiés, mais aussi de sa correspondance avec les trois femmes auxquelles il a été marié: Siri Von Essen, Frida Uhl et Harriet Bosse. La metteure en scène a fait appel à neuf autrices québécoises pour imaginer les réponses que pourraient aujourd’hui lui donner ces femme.
Il en ressort une révolte palpable. Le choix de combiner différentes écritures nous permet d’assister à la résistance dans toutes ses nuances: tantôt sensible, tantôt enragée, parfois toute en poésie et d’autres fois sauvagement crue. Les actrices naviguent avec brio à travers ces différents niveaux de jeu et de langage. Les magnifiques costumes de Sarah Balleux, qui mélangent une flamboyance plus contemporaine avec des coupes typiques du XIXe siècle, appuient l’écriture et le jeu à merveille. On retrouve dans sa conception des épaulettes et des pantalons larges, ainsi que des tissus aux reflets éclatants. Le regard est ainsi immédiatement capté par les femmes, qui occupent la scène avec force et fierté, sans ne rien perdre de leur délicatesse. Ces femmes qui subissent et dénoncent l’oppression semblent ainsi appartenir à plusieurs époques à la fois: leurs mots et leur apparence sont ancrés dans l’audace d’aujourd’hui mais également dans une élégance caractéristique du XIXe siècle. Il en résulte un anachronisme rafraîchissant qui laisse transparaître la persistance des attitudes misogynes et antiféministes à travers le temps.
La pièce porte le nom de Strindberg et elle le porte bien, puisque son personnage occupe la scène durant l’entièreté de la représentation. Le dramaturge se mérite même d’être interprété par deux acteurs: Jean-François Casabonne porte à la scène un Strindberg en fin de vie, tandis que Christophe Baril interprète une version jeune du personnage. Son omniprésence se trouve donc, par moments, dédoublée. Il m’a semblé dommage qu’une si grande importance lui soit accordée alors que la pièce se présente comme désireuse de donner la parole aux femmes qui n’avaient pas pu lui répondre à l’époque. Si Strindberg a l’occasion, à plusieurs reprises, de s’adresser directement au public (c’est d’ailleurs ainsi que commence et que se termine la pièce), les femmes, elles, qu’elles s’engagent dans un dialogue dynamique ou dans une tirade enflammée, le font toujours en prenant Strindberg comme interlocuteur. Hors, la résistance féministe se construit aussi, et surtout, dans la solidarité que les femmes créent entre elles et dans les discours qu’elles développent par et pour elles-mêmes. N’auraient-elles pas pu, elles aussi, s’adresser directement au public, sans intermédiaire masculin? N’auraient-elle pas pu se parler entre elles, dialoguer pour construire leur résistance? Le féminisme n’aurait-il alors pas été plus fort, plus vivant, plus dynamique? À mon sens, il s’agit d’un angle mort dans l’élaboration du concept de la pièce, qui se veut autrement profondément résistante.
L’antiféminisme de Strindberg est aussi expliqué à maintes reprises pendant la pièce comme étant la conséquence de traumatismes personnels ou historiques. On dit d’ailleurs dans le programme que « fasciné par les femmes, [August Strindberg] est né à un tournant de l’histoire et n’a pas trouvé ses repères. Dès son enfance qu’il a eu difficile, il a voulu se suicider ». La pièce nous montre un personnage désespéré, blessé, parfois même délirant. Sa masculinité est en crise, alors que des théoriciens comme Freud et Nietzsche remettent en question les grandes certitudes de son époque et que les femmes de sa vie l’ont toutes fait souffrir. Ce « discours de la crise de la masculinité », théorisé en long et en large le plus récemment par Francis Dupuis-Déri, est utilisé comme excuse depuis les toutes premières revendications féministes pour justifier le conservatisme des hommes. D’ailleurs, on retrouve encore aujourd’hui ce genre de propos dans les déclarations des Richard Martineau et autres masculinistes de ce monde, qui prétendent que les hommes sont en crise identitaire parce que les femmes, les féministes en particulier, domineraient supposément la société. En plus d’éviter de confronter directement les hommes, ces justifications dépolitisent les enjeux féministes, en en faisant quelque chose de personnel, de privé, plutôt que de public et politique. En voulant porter à la scène un portrait nuancé du dramaturge suédois, il me semble plutôt que les créatrices de la pièce nous le présentent comme une exception, un personnage presque respectable: un autre piège qu’elles auraient pu éviter.
Luce Pelletier, qui signe la mise en scène, ainsi que les neuf autrices qui ont écrit conjointement le texte, ont fait un travail nécessaire, mettant à jour la misogynie et l’antiféminisme d’un auteur reconnu en donnant une voix à la fois poétique et irrévérencieuse aux femmes qui ont jalonné sa vie. Isabelle Blais, Marie-Pier Labrecque et Lauriane S. Thibodeau nous offrent toutes trois des interprétations vibrantes qui donnent à voir des femmes nuancées. Il faut maintenant pousser ce travail plus loin en permettant à ces voix de s’exprimer sans avoir à se justifier, en elles-mêmes et pour elles-mêmes. Comme le disaient si bien les femmes de Strindberg dans la pièce, il est temps de cesser d’être « la mère de, la sœur de, la femme de » et de commencer à être « une femme seule ».
Pour entendre une résistance forte et constater du même souffle le chemin qu’il nous reste à parcourir, vous pouviez voir Strindberg du Théâtre de l’Opsis à l’Espace Go, du 23 avril au 12 mai.
Article par Audrey Pépin.