« La professeure nous dit de ne pas reculer devant notre folie. De tenter l’étrange dans l’ordinaire, le beau dans le laid […], de tout sacrifier, comme Jeanne d’Arc. Je ne sais pas qui est Jeanne d’Arc, alors j’imagine simplement une femme avec un arc.1 »
L’œuvre de Fanie Demeule s’est pleinement révélée au cours des dernières années. Cette dernière enchaine brillamment les récits qui se dévorent et où sont réunis des thèmes que l’on devine à la fois chers à l’autrice et dont la pertinence sociale, politique et culturelle est patente ! À travers la lecture des œuvres Déterrer les os (2016), Roux clair naturel (2019), St Kilda (2020), Mukbang (2021) et Highlands (2021), on retrouve en effet plusieurs enjeux comme les troubles alimentaires, l’image de soi, l’appel du voyage – ou de l’Écosse, – c’est généralement équivalent dans son œuvre –, l’horreur… Elle a également travaillé à l’édition des collectifs Stalkeuses (2019), avec Joyce Baker, et Cruelles (2020), avec Krystel Bertrand, donnant ainsi de la voix au féminin, multiple et diversifié, dans des genres auxquels il n’est malheureusement pas encore associé – comme s’il devait toujours rester cantonné exclusivement à certains genres. Plus récemment, Demeule nous livrait, en septembre 2022, son premier recueil de nouvelles, Je suis celle qui veut sauver sa peau, paru chez Hamac.
Les différentes nouvelles continuent d’y explorer les thématiques connues de l’autrice. Le présent livre vient aussi rassembler plusieurs nouvelles retravaillées ayant été écrites et publiées entre 2017 et 2022 dans différents collectifs et revues. C’est en soi appréciable d’avoir accès à toutes ces fictions, parfois très brèves, en un même et unique lieu. Outre les thèmes précédemment mentionnés, on y retrouve le féminisme[i], la sexualité, l’abjection et, plus globalement, le rapport à la corporalité. Tous ces éléments ont en commun la frontière entre soi-même et les autres, ainsi que la question de la métamorphose – notamment les limites de la vie et de la mort. Comme l’annonce le titre de l’œuvre, il est autant question de survivance que de vivre pleinement à travers des expériences riches, voire hors normes.
Devant un tel imaginaire de la fin, le seul impératif d’autoconservation devient significatif et considérablement important. Celui-ci est illustré par notre époque, caractérisée elle-même par l’écoanxiété, de l’absence de réelles alternatives au capitalisme – responsable des présentes inégalités sociales, de la catastrophe climatique annoncée et s’opposant fondamentalement à la pensée féministe. Un glissement s’opère par le prisme de la fiction : la volonté de revenir à l’essentiel, au « vital », au vivant, à notre sentiment d’urgence et au bien-fondé de nos instincts qui nous définissent. À ce titre, la tension qui se dégage dans chaque nouvelle est à l’image du serpent jaune sur la couverture, qui semble devoir se soustraire à notre vue et battre naturellement en retraite face à l’agitation imprévisible du monde…
Lorsqu’elles expriment leur révolte ou de simples discours alternatifs, les femmes sont souvent associées au New Age ou à la folie. Fanie Demeule dépeint leur résistance, leur indépendance d’esprit et leur donne donc toute leur légitimité, même face à l’égoïsme – assez emblématique chez la protagoniste de la première nouvelle. Cela contribue à éloigner ses personnages féminins de leur rôle associé au care, à prendre soin des autres. Les règles conventionnelles changent, voire s’évanouissent en temps de crise. C’est d’autant plus vrai qu’elles ne se sont jamais entièrement appliquées équitablement à tout le monde et qu’elles ont eu tendance à historiquement désavantager les femmes, considérées comme trop émotives – alors que le masculin serait, pour sa part, toujours si raisonnable.
Pour repenser le monde, on peut compter sur la richesse de la fiction et de l’imaginaire. On retrouve sur le même plan le peintre Bruegel, le poète Edgar Allan Poe, le genre fantasy et le jeu de rôle grandeur nature ; dans les nouvelles, on peut se réfugier au sein de ces univers, mais ce n’est jamais dans un esprit de repli sur soi. Au contraire, l’autrice accumule les références littéraires et artistiques, qu’elle se réapproprie et intègre à son propre style. Ainsi, ces atmosphères sombres et macabres dégagent malgré tout une énergie pleine de lumière – même si cette dernière demeure parfois désespérée…
L’écriture des narrations est précise et lucide. Demeule conserve aussi un regard bienveillant pour ses personnages. Il s’agit surtout d’une plume sensible qui parvient sans peine à attirer notre attention sur la souffrance existentielle humaine contemporaine. Elle nous fait pleinement ressentir les affects et les tressaillements de ses protagonistes devant un monde qui déconstruit leurs attentes – mais également les nôtres. Les dénouements ne se complaisent en ce sens jamais dans une unique finalité, mais nous donnent à réfléchir sur la complexité du monde.
1 Fanie Demeule, Je suis celle qui veut sauver sa peau, Montréal, Hamac, 2022, p.141-42.
[i] Demeule et Baker ont organisé, sur trois années (2016-18), une trilogie de colloques sur les femmes ingouvernables. La thèse de l’autrice s’intitule Représentations des Néo-Amazones : Katniss (The Hunger Games), Brienne (Game of Thrones) et Lagertha (Vikings) (2020).
Demeule, Fanie, Je suis celle qui veut sauver sa peau, Montréal, Hamac, 2022, 176p.
Article rédigé par André-Philippe Lapointe