(Changement de poste)
(La radio griche et lâche les dernières complaintes d’une réclame.)
« … ou même des porte-clés “souvenirs d’Auschwitz” où l’on peut voir nos selfies devant une chambre à gaz. Cadeaux idéals pour Noël ! »
(Musique)
WB – Bonsoir aux nouveaux auditeurs. Bienvenue à l’émission « Contes radiophoniques ». Ce soir, émission spéciale pour souligner les cent cinquante ans de l’invention du daguerréotype, ancêtre de la photographie actuelle. Je suis accompagné pour réfléchir sur ce médium de deux invités remarquables et aussi deux amis personnels : Susan Sontag et Günther Stern.
Tout d’abord, Susan — je le rappelle — intellectuelle de renom, écrivaine et militante, qui a publié en 1977 son ouvrage On Photography. Puis, Günther, qui a, pour sa part, traité de la photographie dans son ouvrage consacré à la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, soit L’obsolescence de l’homme tome deux paru en 1980 sous le pseudonyme de Günther Anders.
Les présentations sont faites. Nous pouvons donc retourner au thème de notre échange : la condition humaine sous le signe de la photographie. Susan, avant la pause, tu nous parlais de l’ambivalence historique de la pratique photographique vis-à-vis d’une notion comme la vérité. En particulier, tu avais déclaré — je l’ai noté ici — « l’espèce humaine s’attarde obstinément dans la caverne de Platon ». Repartons de ce point pour ouvrir le boîtier photographique et voir plus avant ce qui s’y trouve. Que voulais-tu dire par là ?
SS – C’est-à-dire, malgré des années de déconstruction du mythe de l’objectivité photographique, nous continuons à chercher la connaissance du monde à travers les images. Pour Platon, la représentation artistique nous éloignait d’une vérité idéelle ; pour Feuerbach, la fin de l’aliénation religieuse n’avait d’égal que la croyance séculaire contemporaine dans la vérité des images. Dans les deux cas, on reproche à l’art d’éloigner les humains de la connaissance de la réalité. La photo ressemble à l’objet photographié tout en n’étant qu’un semblant ; on reproche à la copie de tromper en prenant la place de l’original. Or, ce réalisme naïf ne permet pas de rendre compte de notre rapport contemporain à la photographie ainsi que de saisir l’ambiguïté inhérente à ce mode de représentation[1].
Depuis les débuts de la photographie, c’est son utilisation documentaire qui s’est imposée. Rapidement, les photographies ont pris le rôle de pièces à conviction. Il n’y avait rien de tel qu’une photo pour apporter la preuve d’un fait ou la présence d’une personne sur un lieu ou à un événement. Aujourd’hui, on multiplie les photographies à travers les documents d’identification et l’ensemble des outils de reconnaissance étatiques. La multiplication des appareils photographiques par leur intégration dans les cellulaires entraîne leur utilisation estudiantine pour la reproduction rapide de notes écrites au tableau ou de diaporamas. Dans tous les cas, on se doit d’y observer une présomption de correspondance minimale entre la réalité et sa reproduction[2].
WB – Justement, cette question d’identité entre la réalité et l’image me fait penser à ton texte, Günther, sur « Le monde comme fantôme et comme matrice ». Peut-être voudrais-tu nous en dire un mot ?
GA – Merci Walter. Je dirais que ce que l’on voit dans une photo se présente comme si c’était réel. Par contre, on n’est pas devant un « comme si » tel qu’on le voit dans le dessin, où le « comme si » est assumé. La photographie se montre comme réelle, mais elle n’est en fait qu’une apparence de réel qui se présente comme tel. Nous sommes depuis longtemps habitués à cette ambiguïté ontologique : entre la présence sur laquelle nous n’avons aucun impact et l’absence qui se manifeste à nous, le monde apparaît tel un fantôme. On croit voir le monde, on réagit à son spectre. L’omniprésence humaine est bien davantage une dispersion, une « schizotopie », où l’on ignore ce qui nous entoure pour se porter mollement devant un ailleurs réduit dans un bibelot. Notre expérience du présent fantomatique se fait sur le mode de la passivité et de l’impuissance face à un présent inaccessible et révolu au détriment du réel originaire[3].
SS – En effet, sans être le réel, on doit dire que la photographie reste toujours le signe de quelque chose. On pourrait même dire qu’une part de la pratique photographique a poussé plus loin la fidélité au réel en en faisant un outil de révélation pour la connaissance. Basée sur une conception de la réalité comme une chose qui se cache, la mission photographique devenait davantage d’éclairer les parts d’ombres, de révéler par un regard nouveau le visage inconnu du quotidien, de ce qui nous est proche de même que de ce qui nous est lointain. Quel meilleur gage de ce qui se passait au loin qu’une photographie amenée à soi ? Malgré un penchant pictorialiste pour une méthode microscopique ou macroscopique permettant de transformer le regard porté normalement sur les objets de notre quotidien, la connaissance de la nature de l’objet original reproduit demeure primordiale. Ce n’est qu’au moment où la légende désigne le modèle que le renversement s’effectue et donne sens au dépaysement photographique[4]. Contrairement à la peinture, par exemple, photographier ne se limite pas à une interprétation. La photographie constitue aussi une trace de ce qui est photographié : elle conserve invariablement une empreinte du réel sur le négatif, tel un lien lumineux avec l’original. C’est ce lien immortalisé qui confère l’aspect « informatif » de chaque photographie, qui donne un surplus de vraisemblance à une mauvaise photographie au détriment d’un bon dessin[5].
GA – Si vous me permettez, j’aimerais, ici, renverser cette proposition afin d’approfondir la question du réalisme photographique à travers l’une de ses limites. Tu dis, Susan, que le sens commun confère une plus grande véracité à la photographie, car celle-ci proviendrait directement de ce qui est représenté. Je rajouterais que la correspondance est avant tout superficielle. Pour faire encore écho à Platon, on pourrait dire qu’il n’y a trace que d’apparences et que l’appareil photographique ne peut pas capter la réalité en soi. À vrai dire, les apparences sont obsolètes dans un monde où ce qui est réellement déterminant perd toute apparence. Le cylindre au centre d’une bombe atomique a tout de l’apparence de cannes de conserves ; une centrale nucléaire ressemble en tout point à n’importe qu’elle autre usine. Si la photographie, par exemple par des vues aériennes, permet d’élargir notre vision, cette perspective paraît minuscule en comparaison de la mesure de notre pouvoir de destruction actuel. Quelle que soit la taille de l’objectif, l’appareil photo n’est pas en mesure de nous faire prendre conscience de la Big picture. Même si une image ou une prise vidéo prétendait rendre compte d’une explosion nucléaire, nous ne serions face qu’à une falsification de l’ampleur de l’événement. Ce témoignage oculaire nous trompe justement en nous montrant une image. Les confins du pouvoir de création — et par le fait même de destruction — de nos machines ont depuis longtemps dépassé notre imagination. L’échec et le désespoir de notre imagination se rapprochent bien plus de la démesure de l’événement. À l’époque des images photographiques, la connaissance s’arrête à la surface des choses, on conçoit la réalité en termes d’apparences. Aujourd’hui, pour appréhender l’immensité du danger qui nous guette, c’est un exercice d’imagination qu’il faut effectuer. Non, seule une exagération philosophique peut nous faire prendre conscience de l’irreprésentable à venir[6].
(Raclement de gorge)
Mais un autre obstacle s’oppose à la connaissance véridique par l’entremise de l’appareil photographique : le temps. Alors que notre expérience quotidienne est celle du déroulement temporel, les photos nous parlent en pointillisme. Les instants saisis sur le vif ou mis en scène cherchent un condensé de sens, une profondeur, mais le monde est aussi dans un hors-champ temporel. Poussons plus loin : notre époque est aussi celle d’une liquéfaction généralisée. L’aphorisme voulant que l’on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière s’incarne radicalement dans notre quotidien. Les objets et les édifices qui nous entourent se succèdent dans la mort à une vitesse effrénée. En observant notre mode de production et le rêve d’autodestruction inhérent à chacun de nos produits, on serait même tenté de dire qu’ils se suppriment volontairement pour laisser au plus vite la place aux prochains, inlassablement. Dans ce monde de l’obsolescence des produits, les photographies n’ont guère plus que le rôle de stèle mortuaire pour un passé instantané dans lequel le scrolling down avale même les images[7].
SS – Cependant, Günther, au risque de te contredire, si l’on revient à l’histoire de la photographie, celle-ci joue un rôle beaucoup plus subtil dans notre rapport au temps. Autant l’appareil photographique rapproche son objet géographiquement et temporellement en lui faisant perdre son aura, autant il instaure une nouvelle distance sociale et temporelle[8]. D’une part, le passé exposé dans le présent sans narration perd son ancrage, nous apparaît flottant telle une abstraction jaunie. D’autre part, la photographie fait instantanément d’un présent du passé figé éternellement. Par sa contingence, chaque photographie rappelle le caractère périssable de ce qui nous entoure et tient place de memento mori. La nostalgie traverse la photographie, qui elle nous rappelle la disparition, l’évanescence du monde et notre condition de mortels[9]. La mort est présente dans chacun des portraits vieillis. On prend chaque photo comme une marque ; à la manière d’un tatou, elle donne forme au vécu, elle rythme le temps qui passe dans un « temps mort ». Elle fait du temps un objet extérieur à soi qui par réflexion se pose comme indice sur notre vécu[10].
L’histoire de la photographie accompagne, bien entendu, la transformation radicale et constante des modes de vie au XIXe siècle. À bien des égards, la photographie est à la fois témoin et réponse de la disparition du monde artisanal façonné par des sujets humains et de cette « continuelle obsolescence du neuf » dont tu parlais[11]. À l’esprit des photographes, il devait y avoir quelque chose de similaire à celui des collectionneurs. On doit y voir, hier et aujourd’hui, une entreprise donquichottesque pour sauver un monde en proie à un saccage généralisé[12]. Or, le résultat, bien qu’empreint de mélancolie, prend surtout la forme d’une boulimie de conservation s’attardant impertinemment à la surface du monde. A posteriori, on a l’impression que la photographie tente de préserver ce qu’elle pille sans scrupule ; que le monde conservé par la photographie n’entame que plus aisément sa propre disparition[13].
L’aspect prédateur de la photographie est indubitable. Après la colonisation par le chemin de fer, les populations américaines poursuivirent leur œuvre à coup de clichés ; tout coïncidait dans l’appropriation du lointain[14]. Le tourisme, qui avait toujours été ce pillage de la réalité d’autrui, devenait avec l’appareil photo une entreprise industrielle ainsi qu’un pillage colonial bien plus subtil. Dans le besoin impérieux de rapporter chez soi un échantillon de l’ailleurs, on discerne la caractéristique d’appropriation de l’appareil photographique. Dès les débuts de l’activité photographique, la réalité prend la forme d’un trésor exotique à la poursuite duquel se jettent les chasseurs d’images en safari, traquant, shootant et ramenant la peau dépecée[15]. En l’absence de prise de possession physique, l’appropriation se fait symboliquement, presque magiquement. Là où l’appareil photographique apparaît comme la sublimation du fusil, la prise de photo singe l’assassinat dans une forme plus feutrée et plus spirituelle[16].

Photographie de Michael Wesely; exposition de plus de deux ans. http://www.moma.org/collection/artists/8194
GA – Effectivement, si l’on a une impression à la fois de dépossession et de délicatesse, c’est qu’à l’époque de la reproductibilité technique, l’appropriation s’exerce sous la forme d’un vol ambigu. On ne peut pas dire qu’une photographie soit « seulement » une reproduction. Dans la pratique, ce « seulement » perd son sens réel. La détention de la trace photographique donne un pouvoir sur ce qui est reproduit. Le motif du chantage photographique n’est pas anodin : quiconque a dans les mains ces pièces à conviction nous a aussi entre ses mains. Mais le vol d’images est un genre tout nouveau de vol, car la personne dérobée semble au premier abord ne rien perdre. Toute l’hypocrisie de cette pratique tient dans ce manque de manque. Dans la bonne conscience généralisée, refusant de voir dans la photographie une atteinte à la propriété individuelle, « l’iconocleptomanie » s’est répandue non pas à une minorité, mais à chacun de nous. Comme alibi, il nous est toujours possible de prétexter que ce qui a été volé est toujours en place, intact. Subjuguées moralement, les personnes spoliées peuvent agir comme si rien n’était arrivé et les détrousseurs penser n’avoir rien fait. Néanmoins, l’objet, la personne ou l’événement pris en photo sont altérés et s’altèrent eux-mêmes en résultat de l’acte photographique[17].
SS – Pour moi, l’appropriation photographique se fait sous trois formes distinctes. La première est celle de la possession par substitution. La photo joue le rôle d’un talisman ou d’une effigie consubstantielle au modèle et se réfère magiquement à l’objet ou la personne représentée. L’image a alors une efficacité à travers un lien psychique, elle invoque — au-delà de l’évocation — la présence de ce qui est représenté. L’appropriation est autant rappel, acquisition ou domination. Le deuxième mode est celui de la consommation effrénée capitaliste. On dévore des photographies à la chaîne comme l’on acquiert constamment des produits. La consommation photographique devrait même être considérée comme l’activité dévorante la plus vorace qui engloutit notre monde en permanence. L’industrie photographique au sens large est la plus grande productrice et consommatrice d’événements, de clichés et de spectacles[18].
Enfin, nous avons, comme troisième mode, l’appropriation qui, par l’entremise de la reproduction mécanisée, se fait non pas sous le mode de l’expérience, mais en tant qu’information. C’est là probablement le mode le plus global de l’appropriation photographique. Chaque brin d’information imagé ne doit pas être conçu comme distinct des autres. Plutôt, nous avons affaire à un système d’informations où l’archivage photographique joue un rôle primordial. Que ce soit par les albums de famille, le fichage politique, l’identification bureaucratique ou les photos satellites météorologiques et militaires, c’est le tissu même de l’expérience humaine qui est transformé. « C’est la réalité en tant que telle qui est redéfinie, comme article à exposer, archives à examiner, cible à surveiller[19]. » Le monde est mis à la disposition de l’appareil photographique, qui a pour devoir d’en faire l’anthologie et la cartographie. Au final, le but ultime de cette pratique demeure toujours, virtuellement, la domination[20].
GA – Je ne l’aurais pas mieux dit. Toutefois, Susan, ce qui me fascine dans ce mouvement, c’est sa bilatéralité. En effet, ce que je nomme « la livraison des humains au monde » — corollaire inéluctable du mouvement de « livraison du monde à domicile » dont je parlais dans le texte « Le monde comme fantôme et comme matrice » — peut autant être formulé tel que « les humains sont livrés au monde » ou tel que « les humains se livrent au monde ». Aujourd’hui, il faut le dire, le voyeurisme du pouvoir total rencontre à mi-chemin l’exhibitionnisme généralisé volontaire et sans honte. Se dévoiler n’est pas honteux : selon la morale actuelle, c’est le secret qui est immonde. Ce qui commençait à la fin des années cinquante est radicalement implanté au stade où l’on en est : nous nous jetons avec joie vers les instruments de contrôle, d’observation et d’enregistrement. Mieux, nous souhaitons tous et chacune ardemment posséder soi-même ces instruments pour se livrer, personnellement, davantage quantitativement et qualitativement — dans toute notre ferveur — au regard du monde. On en vient à montrer ce qui est le plus privé ; on révèle dans l’indiscrétion une part de plus en plus intime de soi. L’impudeur et l’indiscrétion sont les deux versants d’une même pièce du conformisme moderne, variante sans terreur du totalitarisme[21].
WB – Terrible constat, mais néanmoins véridique. Je ne trouve rien à redire et tu sais, Günther, que j’ai défini l’esthétisation de la politique comme une caractéristique du fascisme. Cependant, ton explication du déploiement totalitaire de la technique, notamment photographique, reste partielle pour notre auditoire. Il me semble entendre là une modification dans ce que tu appelles « l’être-au-monde ». Or, la genèse d’un tel changement reste à expliciter. J’aimerais vous entendre là-dessus. À ce que je vois, tout d’abord, Susan, tu veux intervenir ?
SS – J’avais commencé cette discussion en évoquant la problématique de l’identité entre la photographie et le réel. Il faut se rendre à l’évidence, en parcourant les rues, que la situation se produit de façon inversée. Aujourd’hui, la photo n’aspire plus au réel, c’est le réel qui aspire à ressembler à la photo : la photographie est la réalité[22]. Ou, du moins, ce que l’on avait l’habitude d’appeler réalité nous semble désormais fade, presque sous-réel. Lorsqu’on se trouve devant un objet que l’on connaissait par son image, notre expérience est souvent décevante : « ah, je la croyais plus grande[23] ! » La photographie est sur-réaliste en cela qu’elle brouille les frontières entre la vie et l’art, pose tout comme équivalent[24]. Elle est aussi sur-réelle, car elle extrait de l’expérience des moments ou des lieux distincts qu’elle représente tel un réel gonflé en intensité[25]. Le monde a besoin de la caution de l’appareil photographique pour prendre réalité. L’expérience esthétique est le plus souvent médiatisée par l’image. Le réel ne suffit plus et la photographie le traite avec condescendance, soit comme une chose vaste et impossible à classifier, soit comme une part d’elle-même. Le monde ne pouvant être saisi pour lui-même, il devient une composante du système photographique[26]. L’obsession de reproduire le monde en un double fantomatique s’explique aussi par cette transformation des notions de réalité et d’image imposées par l’avènement photographique.
GA – Il ne me semble pas exagéré de parler de ce changement radical en termes d’imagification du monde. « La catégorie principale, le malheur principal de notre existence actuelle s’appelle “’image”’[27]. » Les images ne sont plus des exceptions, mais la norme de notre quotidien. Notre dé-réalisation est un encerclement d’images nous assiégeant de toutes parts ; nous sommes bombardés en permanence d’une pluie d’images. Non, faire encore la distinction entre assiégeants et assiégés serait en deçà de la vérité. Il n’y a d’ores et déjà plus que le monde fait d’images. Les images l’ont recouvert sans interruption et se constituent tel un mur de papiers ou d’écrans placardés sur le monde. Elles se constituent en tant que monde. Notre regard ne peut déjà plus s’y soustraire et constamment nous participons à l’alimentation des walls. Et la seule voie d’accès au monde qui est encore possible semble être ses images. Du coup, les images-mondes deviennent la réalité dans une imagification totale. Cherchant à atteindre les autres, nous-mêmes et le monde, c’est parmi les fantômes que l’on se débat[28]…
SS – J’ajouterais que la forme prise par notre compréhension photographique n’est pas anodine. Le monde apparaît comme immense et insaisissable à la pensée qui cherche à le saisir entièrement. Depuis la première révolution industrielle, ses frontières, tout en se rapprochant technologiquement, tentent de fuir le regard humain. On peut se rendre partout, tout peut se rendre à nous et pourtant nous n’avons pas accès au monde. Pire, nous sommes en perte de monde. Alors que la réalité, elle, se fait photographie. La capture photographique du monde parcellise le tout, et c’est indirectement, par sa fragmentation, que l’appareil photo prétend donner une vision synecdotique de la réalité[29]. Par sa décomposition arbitraire – la coupe chirurgicale du cadre –, elle donne du monde une image discontinue qui prétend pourtant résumer plus qu’elle ne peut en embrasser. Son arbitraire laisse une impression d’équivalence généralisée : la beauté peut être découverte en toute chose. Le tout est dans la partie et toutes les parties se valent. L’appareil photographique insuffle de la qualité ou nivelle les distinctions. Tout est sujet à photographie, chaque chose prend le rôle de matière première photographique. Pour l’appareil photographique, le monde est une mine à ciel ouvert. Rien ne doit être épargné : tout doit être vu, tout doit être fixé[30].
GA – Cette fragmentation du réel subsumé sous un principe uniformisant est la forme de notre totalitarisme actuel. Un collègue français, Jean Vioulac, y voyait justement le mouvement de la métaphysique occidentale arrivée aujourd’hui à son achèvement totalisant[31]. L’analyse de l’art ne doit pas être dissociée de celle de la société; la technique s’articule avec la façon dont nous agissons et pensons notre existence. La technique, loin d’être neutre, doit plutôt subir notre interrogatoire pour que l’on puisse saisir notre époque et espérer encore vivre demain.
WB – Puisque le sujet revient de nouveau sur la table, je sens qu’il vaudrait la peine d’approfondir la question du totalitarisme. Dans cette partie de l’émission, nous nous sommes concentrés sur l’ambivalence de la photographie avec la réalité et sur l’impact de ce rapport sur notre conception du monde. Prenons une pause et nous reviendrons après les annonces publicitaires sur le lien entre photographie et totalisation du monde, toujours avec Günther Anders et Susan Sontag. Par ailleurs, avant de se laisser momentanément, je vous dédicace cette citation :
« … une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France […] est celui-ci : “’Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature […] Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu.”’ Un dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : “’Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art c’est la photographie.”’ À partir de ce moment, la société immonde se rue, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal[32]… » — Baudelaire
Article par James-Alexandre Crow.
Bibliographie
Anders, Günther, L’obsolescence de l’homme, t. I, Paris : Encyclopédie des nuisances/Ivrea, 2002 (1956), 361 p.
— L’obsolescence de l’homme, t. II, Paris : Fario, 2011 (1980), 428 p.
Baudelaire, Charles, « Le public moderne et la photographie », Salon de 1859. Consulté en ligne : https://etudesphotographiques.revues.org/185
Sontag, Susan, Sur la photographie, Paris : Seuil, 1977, 240 p.
Vioulac, Jean, La logique totalitaire, essai sur la crise de l’Occident, Mayenne : Presses Universitaires de France, 2013, 495 p.
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[1] Susan Sontag, Sur la photographie, Paris : Seuil, 1977, p. 181-183.
[2] Ibid., p. 18.
[3] Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, t. I, Paris : Encyclopédie des nuisances/Ivrea, 2002, p. 151-177.
[4] Ibid., p. 114-116.
[5] Susan Sontag, op. cit., p. 182-183.
[6] Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, t. II, Paris : Encyclopédie des nuisances/Ivrea, 2011, p. 35-37.
[7] Ibid., p. 41-59.
[8] Susan Sontag, op. cit., p. 79.
[9] Ibid., p. 29.
[10] Ibid., p. 92.
[11] Ibid., p. 90.
[12] Ibid., p. 98-99.
[13] Ibid., p. 87.
[14] Ibid., p. 85.
[15] Ibid., p. 75-76.
[16] Ibid., p. 28.
[17] Günther Anders, op. cit., p. 212-215.
[18] Susan Sontag, op. cit., p. 183-184.
[19] Ibid., p. 185.
[20] Ibid., p. 184-185.
[21] Günther Anders, op. cit., p. 231-238.
[22] Susan Sontag, op. cit., p. 189.
[23] Ibid., p. 175.
[24] Ibid., p. 71.
[25] Ibid., p. 198.
[26] Ibid., p. 103.
[27] Günther Anders, op. cit., p. 246.
[28] Ibid., p.247
[29] Susan Sontag, op. cit., p. 87-88.
[30] Ibid., p. 205-206.
[31] Jean Vioulac, La logique totalitaire, essai sur la crise de l’Occident, Mayenne : Presses Universitaires de France, 2013, p. 30-36.
[32] Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », Salon de 1859. Consulté en ligne : https://etudesphotographiques.revues.org/185