Aux Éditions la Peuplade vient de paraître le dernier ouvrage de Frédérick Lavoie, reporter indépendant de métier. Ce livre offre une vision étoffée de la guerre en Ukraine, un conflit dont la complexité et les subtilités nous échappent. Toutefois, la rédaction de ce manuscrit procède d’un point de vue hors du commun. C’est que, tout au long du récit, l’auteur prend la parole pour s’adresser à Artyom, un petit garçon de quatre ans tué par les bombes lors du conflit.

Kiev. Place de l’indépendance (Maïdan). Photo AFP/LOUISA GOULIAMAKI
Le problème, c’est que cette adresse au petit garçon finit par exercer une certaine pression dramatique sur le lecteur et, à défaut de le sensibiliser, l’éloigne de la question géo-politique pour le mener dans le pathos. Cette phrase, prise en début de chapitre, illustre bien la forme empruntée par l’auteur tout au long du livre:
«Quand j’arrive en Ukraine, le 7 janvier 2015, il ne te reste plus que onze jours à vivre.» (p.81)
– Et alors? serait-on tenté d’ajouter.
À elle seule, cette simple phrase pourrait résumer la narration de ce récit journalistique. Elle met en parallèle deux séquences auxquelles l’auteur semble donner la même importance, et grâce auxquelles nous allons décortiquer l’énoncé par une analyse formaliste. La première: «Quand j’arrive en Ukraine, le 7 janvier 2015(…)», expose le contexte d’énonciation de l’auteur, tout en revendiquant une valeur narrative, ce qui évoque pour le lecteur une situation de témoin. Seconde séquence: «(…), il ne te reste que onze jours à vivre», instaure un lien d’intimité profond entre le narrateur et l’enfant, tout en situant sa mort dans une relation de signification par rapport à l’arrivée du protagoniste principal, onze jours avant. Ce lien d’affection est renforcé grâce à l’emploi du pronom «te», lequel introduit le verbe attributif rester, verbe qui donne au sujet la qualité (l’attribut) qu’on lui accorde, conjugué au présent de l’indicatif.
La perspective de ces chroniques, qui ramènent tout le récit du pays à la mort d’Artyom, nous dit sans cesse que ce qui compte, c’est le présent, niveau zéro des sociétés, des individus et des peuples. La subordonnée relative «que onze jours à vivre» correspond ainsi à la référence temporelle. Elle est donc très significative de la place que l’auteur accorde à sa présence en Ukraine. Au point de vue narratif, cela relève peut-être de la méta-fiction. Cependant, l’accord entre le narrateur et son sujet semble réservé à nous faire croire en cette lucide humanité, si précieuse pour les journalistes qui ont pour mission d’exposer la misère du tragique.
La mort d’un petit garçon, tué par les bombes dans un conflit, sert ici à l’auteur de réservoir narratif. Car en fait, à qui s’adresse l’auteur ? Au petit Artyom? Je ne crois pas que le petit Artyom apprendra un jour à lire le français. Aux Ukrainiens? Eh bien, d’après son livre, ils ont bien autre chose à faire que de lire un ouvrage publié à Chicoutimi à propos d’eux, de leur conflit et de leur «sale guerre». Non, la vérité, c’est que par ce petit corps mort, ce réceptacle, le narrateur s’adresse à nous, et cherche constamment la pédale pour nous émouvoir.
Serge Cardinal, dans un cinglant article de Liberté, critiquait en ces termes le film In’ch Allah, d’Anaïs Barbeau Lavalette. Ce long-métrage mettait en scène une praticienne de Médecins Sans Frontières en Palestine: «Restons humains: c’est notre capacité à ressentir qui nous donne le droit de parler des opprimés et des oppresseurs.Ce qui est revendiqué, au fond, c’est le droit d’aller souffrir du malheur des autres.»( Serge Cardinal, « La violence des bons sentiments », Liberté, printemps 2013, numéro 299, p.50)
Il faut spécifier, sans doute : ce droit est le droit d’aller souffrir (ailleurs) du mal des autres. «Et qu’est-ce qui arrive quand ces autres ne vous reconnaissent pas ce droit? Ils paient de leur vie. C’est d’une logique scénaristique implacable». (Ibid)
Ce n’est pas un hasard si Cardinal vilipende un film québécois: la démarche artistique de Lavoie, comme celle de Barbeau-Lavalette, relève d’une mise en scène scénaristique. N’oublions pas, lecteurs, que le petit Artyom est mort onze jours après l’arrivée de notre protagoniste. Le récit agit comme si, par ce lien, s’établissait un scénario de survivance esthétique. Car à force de perpétrer sans cesse cette adresse vocale à l’enfant, le journaliste abreuve ce vide créé par son absence d’un flot intarissable de faits et d’évènements journalistiques, comme s’il lui disait: «Regarde, Artyom : on va faire tes devoirs. Je vais t’expliquer comment ton pays, qui n’est pas le mien, est entré en guerre. Je t’expliquerai pourquoi et comment tu meurs.»
Ce type de pathos n’est pas sans rappeler un certain canular journalistique ayant secoué la sphère médiatique l’an passé. J’évite de nommer, à dessein, le nom d’un journaliste qui avait écrit des fictions à propos d’évènements auxquels il n’avait jamais pris part en tant que reporter. Les gens avec qui il disait avoir travaillé ne le connaissaient pas. Loin d’induire ici que l’auteur n’est jamais allé en Ukraine (ce serait trop facile, et frauduleux), l’important, la clé ici, c’est que Artyom non plus, cet enfant mort, ne connaît pas l’auteur Frédérick Lavoie.
Il existe des systèmes de répression qui condamnent les canulars journalistiques, et leurs auteurs. Ce ne sont pas le genre de mensonge ou de canulars qui nous intéressent. Qu’arriverait-il si un canular prenait la forme d’une enquête journalistique effectuée sur une base réelle et objective? Alors ce serait un canular d’ordre fictionnel, du genre qui utilise la vérité comme ultime source de plaisir, tout en la bafouant au prix d’une entourloupette, jouant avec notre sentiment navré d’humaniste blasé, incapables d’entrevoir réellement l’autre dans son unité radicale, nous rendant de fait inaptes à apercevoir autre chose que nous-mêmes et notre propre reflet dans le spectre des conflits de sang.
On aurait beau citer Camus ici pour assurer sa propre défense morale : «Je sais maintenant qu’il n’y a pas de bonheur dans la haine.»(cité à la page 243), il n’existe pas de processus visant à discréditer un canular fictionnel. Il n’existe que la force de dénoncer la mauvaise foi, la complaisance et les fallacies. Il existe enfin un bonheur certain à dénoncer les fautes éthiques commises dans un manuscrit de recherche journalistique qui n’a pas sa place, dans une bibliothèque, sous la mention récit.
— Ukraine à fragmentation, aux éditions de La Peuplade. Un livre de Frédérick Lavoie.
Article par Damien Blass-Bouchard.