I choose not to make a graveyard of my body for the rotting corpses…
George Bernard Shaw
Comic book culte et phénomène télévisuel, univers transmédiatique épuisé et inépuisable – romans, talkshow, webisodes, spin-offs, jeux vidéo, films annoncés; la horde ne s’éteint jamais –, The Walking Dead (TWD) marque à la fois l’apogée des fictions post-apocalyptiques de zombies par leur intronisation en culture populaire et le chant du cygne de leur récent âge d’or (Bishop, 2015, p. 3). À part peut-être Z Nation, jamais le zombie n’aura été aussi exploité pour sa chair et les sous-produits de son élevage de masse. Factory farm de la figure de série B, introduite originellement par de petits producteurs locaux comme Victor Halperin (White Zombie, 1932) ou Edward L. Cahn (Creature with the Atom Brain, 1955), TWD en naturalise l’usage et normalise sa consommation: on ne sourcille plus en retrouvant le zombie dans tout genre de fiction (comme le roman de mœurs anglais avec Pride and Prejudice and Zombies ou la comédie romantique Warm Bodies) et l’engouement qu’il provoque n’est plus, après une décennie de TWD à l’écran, l’apanage du geek.
De l’enclos de sa case de bande dessinée ou du minutage d’un épisode, le zombie monomaniaque que nous connaissons aujourd’hui[1] ne se dévoue qu’à l’assouvissement d’une seule pulsion: il erre sans relâche à la recherche de viandes à consommer, d’entrailles à dévorer, de chairs fraîches à déchiqueter entre ses dents décrépites. Passant de mastiqueur à mastiqué, l’humain n’est plus – sans l’avoir jamais été – le dernier maillon de la chaîne alimentaire, et la fuite des personnages contre cette faim, ubiquitaire et insatiable, devient le principal moteur narratif de TWD (particulièrement à ses débuts). Il n’est donc pas étonnant que viscères artificiels, intestins de silicone, mannequins mutilés et sang au sirop de maïs coloré jonchent le sol des plateaux de tournage de la série télévisée. Confrontée à ces scènes gore, une source travaillant hors caméra mentionne au Daily Star que
«around 80%» of the food served-up by Craft Services caterers at the five locations in Georgia where The Walking Dead is filmed is now meat-free. He declared: «After watching « Walkers » [les zombies] realistically look as though they are consuming bloody human flesh or seeing heads and other body parts sliced off, no one was touching the red meat or even chicken that was on offer.» (Parker, 2014)
Norman Reedus (Daryl Dixon), par exemple, «admits the special effects team has made scenes involving the consumption of human flesh […] a little too realistic for comfort, so he has decided to adopt a meat-free diet[2]». (Norman Reedus goes vegetarian, 2014) De même, Austin Amelio (Dwight), Alicia Witt (Paula) et Christian Serratos (Rosita Espinosa) se déclarent véganes, cette dernière étant également une activiste pour la cause animale (Webber, 2019 et Smith, 2018).
Cette représentation gore de sa consommation n’est qu’une des facettes d’un imaginaire complexe – et, par moments, contradictoire – de la viande élaboré par TWD. Recherchée activement par les protagonistes pour assurer leur subsistance, la viande est néanmoins sémiotiquement liée à l’infection et à l’infecte. Séries télévisées, bande dessinée ou jeux vidéo édifient un univers où toute chair est décrépite: le zombie lui-même pourrit. La viande est dès lors suspecte, chaque morceau étant potentiellement contaminé. Porteuse d’un virus invisible dont elle peut occasionner à chaque bouchée la transmission, la viande n’est jamais saine et sa consommation, toujours à risque[3].
L’homme est un zombie pour l’homme
À la suite de l’éclosion et de la propagation fulgurante d’un virus à l’origine inconnue, les protagonistes de TWD, Rick Grimes, ancien shérif, et son groupe de rescapé.e.s cherchent à survivre et à se bâtir un lieu de refuge dans une Amérique surpeuplée de morts-vivants. La peur de la colonisation, de l’immigration massive, de la contagion d’un soi sain par un «autre» impur et le repli identitaire concomitant – bref, l’anxiété générale de nos sociétés devant un corps jugé anormal et à ses habitudes charnelles – constituent un des axes traditionnels de recherche sur la portée de l’imaginaire déployé par les fictions de zombies. Or, à plusieurs reprises, TWD problématise l’antisepsie des distinctions identitaires sur lesquelles se fonde ce type d’analyse en contaminant le modèle du «nous contre eux» ordinairement présent dans de tels récits.
Le choix de la ferme isolée d’Hershel Greene comme premier lieu (relativement) stable de sédentarisation du groupe de Rick semble pourtant valoriser l’autonomie alimentaire et l’idéal autarcique de l’Amérique profonde. Toutefois, ce lien communautaire, ségrégateur parfois, vient brouiller, de lui-même, les critères d’admissibilité sur lesquels s’établissait la résistance immunitaire du groupe face au corps étranger. Maintenue jusqu’ici à l’extérieur – de la communauté comme de soi –, la figure exclue et contaminante, le zombie, n’est pas rejetée d’office de la forte collégialité ressentie par Hershel. En effet, celui-ci confie à Rick, à propos de deux morts-vivants:
That’s Lou Bush. […] She has a farm up the road. Sweet corn mostly. Worked at Hapman’s bar on weekends. The man, I don’t know him, but the coveralls, I’ve been where he worked. […] It doesn’t matter if you see them as human beings anymore. But if you and your people are going to stay here, that’s how you’re gonna have to treat them. My farm, my barn, my say. (MacLaren & Gimple, 2011, 25:45)[4]
Hershel continue d’identifier le zombie par son ancien nom propre, et cette posture d’inclusion s’ajoute à une série d’occurrences par lesquelles, selon Tim Gauthier, TWD déconstruit plutôt qu’il ne nourrit l’illusion d’étanchéité des surfaces corporelles:
we are told that the zombie virus lies dormant within us all, waiting for our demise to burst forth. Zombiehood is now an irrefutable part of our existence. The series may be read, then, as a disquisition on the futility of constructing boundaries (socially, bodily, or otherwise). (2018, p.543)
Radicalisant en ce point la tradition du genre, TWD souligne à plusieurs reprises l’instabilité des frontières distinguant l’humain du zombie. Memento mori rampant, le mort-vivant revêt alors, dans les mots de Gauthier, «an existential purpose, acting as ghastly and perpetual reminders to the survivors of their own deteriorating bodies and eventual demise». (2018, p.544)
Dans la version télévisée, la destruction de la ferme d’Hershel, premier échec d’occupation territoriale des protagonistes (si l’on exclut l’abandon d’un camp provisoire), n’est pas causée par la reconnaissance de cette inquiétante proximité, mais, au contraire, par l’hostilité du personnage de Shane Walsh à l’égard des zombies (MacLaren & Gimple, 2011). Son refus coléreux de la co-invasion entre le corps humain et le corps zombie vient exemplifier la célèbre affirmation de Rick: «When Rick declares « We are the walking dead, » he concedes that the brutality and cannibalistic aspects of the zombies may be something that exists (not so) dormant within all of us» (Gauthier, 2018, p.549). L’agressivité de Shane envers le monstre devient donc, paradoxalement, la démonstration de leur ressemblance, préfigurant la manière dont les humains, qui luttent pour ne pas être mangés, seront eux aussi, tôt ou tard, emportés par cette pulsion cannibale qui déjà les consume.
TWD affirme également, à travers l’étendue de la contagion, la proximité entre l’humain et l’animal non humain. En effet, chaque humain contaminé deviendra incapable d’opérer la distinction entre ce qu’il était et les autres animaux: « Contagion is the first indication of our violability; any illusion of imperviousness is laid to rest, baring our inevitable connection to others.» (Gauthier, 2018, p.545) Cette cohésion somatique, dans TWD, dépasse la solidarité entre survivant.e.s: l’«autre» auquel l’humain se retrouve lié, à son corps défendant, par l’infection, est multiple. Il ne s’agit pas que du zombie (nous sommes tous contaminés), mais également de l’animal non humain (nous sommes tous des proies). C’est pourquoi, selon Kelly Doyle, TWD fait tomber l’exceptionnalisme humain[5] érigé par l’idéologie carniste[6] comme un mur, absolu et étanche, se dressant entre les humains et les autres animaux:
positioning the protagonists as prey animals […] highlights the real anthropocentric and speciesist fear of being treated « like an animal » ourselves, so that the horror of the meat processing of human beings actually opens up a critical space in which we are able to reevaluate the ethics of carnism and the logic of cannibalizing certain bodies to our own ends. (2020, p.105)
Le zombie abolit ainsi, en les ignorant, les hiérarchies d’espèces et révèle l’arbitraire de leur séparation selon les catégories du mangeable et de l’immangeable (cochon d’un côté, chien de l’autre, dans certaines cultures). Devant le regard affamé du monstre, l’isolationnisme anthropocentrique échoue à établir son unicité dans le règne animal[7], et, renversant la manière dont l’humain réduit des individus vivants à leur chair, les personnages ne comptent plus qu’à titre de proies à dévorer, aussi alléchantes qu’un cheval ou qu’un cochon.
Conséquemment, la consommation de chair est associée à la figure dépréciée du zombie. Grégaire par nature, le zombie, comme le mouton de Panurge, est un suiveur sans identité propre: il adopte et imite le comportement de la majorité abjecte, se fond dans la horde, dépourvu de la capacité (humaine) d’exercer un jugement critique à propos de son alimentation. Le pouvoir de destruction et de désorganisation du zombie se base en grande partie sur sa pulsion carnivore, à la fois irréfléchie, irrépressible et contagieuse, fournissant du même coup à l’idéologie carniste une figure symptomatique. Le zombie reflète alors notre propre consommation de viande, tout en servant d’avertissement sur les impacts destructeurs de ce comportement:
Climate change and habitat destruction are not the only culprits behind so many animals facing extinction. The impact of consumer demand for cheap meat is equally devastating and it is vital that we confront this problem if we are to stand a chance of reducing its effect on the world around us. (Lymbery, 2017, quatrième de couverture; voir également son livre précédent Farmageddon)
Selon Mark McGurl, «all monsters are projections of human fears, but only zombies make this fundamentally social and self-accusatory charge: we the people are the problem we cannot solve» (cité dans Gauthier, 2018, p.543). La manière cruelle et insatiable dont nous tuons des animaux non humains pour manger des sections de leur cadavre, causant du tort par le fait même à la biodiversité et à l’environnement (Lymbery, 2014, 2017), à des êtres vivants et à notre propre corps (Campbell & Campbell II, 2005) ne peut que nous confronter avec force à la maxime de Rick:
Plus de cochons que de zombies sont tués chaque année dans le monde
Si la figure du zombie et la contagion qu’il répand adressent cette charge contre certaines pratiques alimentaires humaines, le compagnonnage entre les animaux non humains et les personnages se manifeste avec plus d’ambivalence. Ces derniers se nourrissent de viande et pratiquent l’élevage lorsque les conditions le permettent. Les animaux non humains, souvent soumis à la volonté humaine, sont présentés néanmoins, à plusieurs reprises, comme des adjuvants essentiels à la survie des animaux humains. Éloquemment, le sacrifice de ces adjuvants, lorsque directement représenté, n’a jamais pour fin l’ingestion de parties de leur corps par les protagonistes, même dans un contexte de précarité alimentaire. Ces derniers doivent alors, bon gré mal gré, se tourner vers de nouvelles sources d’approvisionnement.
La première mort d’un animal non humain figurant dans le récit, dessiné ou filmé, est celle du cheval rencontré par Rick au début de l’éclosion de l’épidémie. Dans une image phare de la série télévisée, Rick chevauche vers Atlanta sur une autoroute congestionnée en sens inverse par les voitures des citadins qui tentaient de fuir la ville. La post-apocalypse forçant l’anachronisme, l’image propose un contraste – la banalité quotidienne d’un bouchon de circulation juxtaposée au cowboy d’un autre temps – qui illustre la faillibilité des infrastructures contemporaines face au retour des anciennes méthodes de déplacement, voire de survivance. La ville se révèle envahie par une population de zombies qui attaque Rick dès son arrivée. Ce dernier ne réussit à leur échapper que grâce à la mort du cheval dont le corps distrait l’appétit des morts-vivants, établissant d’emblée sa dette envers l’animal non humain.
Dans la version télévisée, à la suite de la destruction de la ferme d’Hershel et de la mort de Lori Grimes avec qui il était marié, Rick cherche à s’éloigner de la violence – qui l’entoure et qui l’habite – en devenant fermier. Il refuse de porter sur lui son arme à feu et, à l’intérieur des murs d’une prison adoptée comme nouveau refuge, entretient un potager. L’agriculture se déploie à ce titre non seulement comme une réponse au besoin physiologique des membres du groupe, mais également comme un modèle de résistance alimentaire à sa zombification par le choix d’une culture non violente, durable et attachée au soin de la terre.
Par contre, en plus d’entretenir son potager, Rick trappe des animaux sauvages et élève des cochons à des fins alimentaires. Alors que son fils désigne une truie par le nom qu’il lui a donné (Violet), Rick lui fait ce rappel: «Carl, I told you not to name them. They’re not piglets anymore. They’re food.» (Nicotero & Gimple. 2013, 2:40) De même, Daryl est félicité pour son apport à la communauté à titre de chasseur: «I just wanted to thank you for bringing that deer back yesterday. It was a real treat, sir.» (3:45) Toutefois, la comestibilité d’un cerf est subséquemment mise en doute lorsque Rick abandonne les restes de l’animal, capturé par un de ses pièges, mais à demi dévoré par des zombies (13:29). Violet présente également les signes inquiétants d’une maladie («I don’t know what’s going on with her. Could be sick, could be nothing,» dit Rick à son propos (2:55)) à laquelle elle succombe quelque temps plus tard (36:20). Se déclare ensuite une violente épidémie grippale entraînant des mortalités à l’intérieur de la prison, et Daryl souligne la détérioration rapide de l’état de santé d’une des victimes: «Hell, he was just eating barbecue yesterday. How could somebody die in a day just from a cold?» (Ferland & Kang, 2013, 17:37) Rick fait le lien avec le décès de Violet, et Hershel seconde: «Pigs and birds. That’s how these things spread in the past.» (17:49) Si elle servait jusqu’ici à la survivance du groupe, la viande devient au contraire source de mort à titre d’agente de transmission d’une maladie infectieuse.
La critique des conditions d’élevage se poursuit dans ces deux épisodes lorsque des enfants s’amusent à interpeller un zombie par son nom (indiqué par un badge suspendu à sa poitrine). Carl juge bon d’intervenir: «They’re not people and they’re not pets. Don’t name them» (Nicotero & Gimple. 2013, 17:48), évoquant à la fois le traitement différentiel arbitraire que nous adoptons entre animaux de compagnie («pets») et animaux d’élevage (nous ne baptisons que les premiers[8]) ainsi que la leçon de son père apprise plus tôt. Cette reprise presque littérale des mots de Rick souligne que les animaux non humains perçus comme source de nourriture sont traités avec le même égard que les zombies: tous deux désindividualisés et largement privés de considération empathique, ils partagent le sort commun de leur mise à mort. Au final, les cochons restants sont tués sans être mangés par les survivant.e.s. Leur abattage contredit alors la visée de leur exploitation en présentant une véritable nécessité de survie derrière leur sacrifice: Rick les éventre pour éloigner une horde de zombies qui menace d’envahir la prison. (Ferland & Kang, 2013, 34:00)
Un second groupe de survivant.e.s, la communauté du «Royaume», fait également l’élevage de cochons. Toutefois, son dirigeant, le roi Ezekiel, est forcé, dans la série télévisée, de les donner en offrande au groupe antagoniste des «Sauveurs», mené par le sanguinaire Negan qui présente d’ailleurs la même agressivité destructrice que Shane. Ezekiel tente d’empoisonner les Sauveurs en nourrissant ces cochons avec la viande contaminée du corps d’un zombie (Nicotero & Negrete, 2016, 14:30). Pareillement dans ce cas, le sacrifice des animaux non humains représenté à l’écran sert à ne pas être dévoré, plutôt qu’à les dévorer soi-même.
De plus, le rapport du Royaume avec les animaux non humains est marqué par la présence du tigre Shiva, l’animal non humain le plus notable de la série. Renouant avec le modèle d’organisation médiéval – structure féodale, caste de chevaliers – et certaines habitudes communautaires anachroniques, le Royaume intègre Shiva comme une membre à part entière de leur communauté, faisant honneur au modèle de Donaldson et Kymlicka qui proposent, dans Zoopolis, de traiter les animaux domestiques en tant que citoyen.ne.s de nos communautés politiques. Pour Gibert,
[s]i l’idée paraît choquante, c’est que nous avons une vision trop paternaliste des animaux domestiques et trop étroite de la citoyenneté. […] [L]a citoyenneté ne se réduit pas au droit de vote. C’est aussi avoir le droit de vivre sur un territoire et d’être représenté dans les institutions. Or, de nombreux citoyens humains sont incapables de voter (jeunes enfants, handicapés mentaux sévères) tout en ayant le droit d’être représentés lorsqu’on prend des décisions qui les concernent. De même, les animaux domestiques pourraient être représentés par des personnes de confiance, qui les perçoivent comme des individus dotés de préférences et non comme de simples spécimens de leur espère. D’ailleurs, leur simple présence dans l’espace public – plutôt que leur invisibilité et leur confinement actuels dans l’espace privé – constituerait déjà une forme de participation politique. (2015, p.56)
Née en captivité dans un zoo, Shiva entretient un fort lien de confiance envers Ezekiel, son ancien gardien. Elle siège dans le principal lieu de pouvoir du Royaume, une salle de théâtre recyclée en salle du trône, où ses opinions sont entendues. Shiva possède en effet un véritable pouvoir décisionnel sur la confiance accordée à de nouveaux venus par sa communauté: grogner ou révéler ses canines affichent son hostilité et le manque de confiance qu’elle accorde à un individu, alors qu’un comportement calme signifie le contraire. Ezekiel porte attention aux signes d’expression de Shiva en respectant ses préférences: à la suite de son rugissement, par exemple, il fait cesser une bataille entamée dans la salle du trône puisque «Shiva abhors violence». (Kirkman, Adlard & Rathburn, 2013, p.22)
Malgré l’accord donné à sa domesticité, Shiva n’en conserve pas moins le caractère sauvage de son espèce. Elle incarne, sous ce second jour, le prototype littéral de l’animal souverain, doté d’une autodétermination reconnue et respectée par l’humain:
L’idée de Donaldson et Kymlicka consiste à traiter les animaux sauvages comme des communautés politiques souveraines, c’est-à-dire comme des nations disposant de leur propre territoire. En effet, les animaux sauvages sont autonomes […]. Tout comme on doit respecter l’aspiration des peuples humains à s’autogouverner et à préserver leur mode de vie, on doit donc respecter la souveraineté des animaux sauvages. (Gibert, 2015, p.55)
Par exemple, le choix de sa mort est fait consciemment par Shiva, contrairement à celle, mentionnée plus tôt, du cheval voyageant avec Rick. Elle s’accompagne toutefois de la même reconnaissance d’une dette:
La domesticité sauvage de Shiva illustre la possibilité d’un traitement égalitaire pour l’entièreté des habitant.e.s du Royaume. Cette liberté a cependant été conquise, plutôt qu’accordée de bonne foi, par la férocité de la tigresse, les cochons n’ayant pas les mêmes capacités d’imposition de leurs désirs. De plus, s’ils ne renoncent pas pour autant à leur appétit carnivore, les personnages se tournent néanmoins vers une organisation nourricière faisant large part à l’agriculture de proximité et de subsistance centrée sur la production renouvelable du potager. Le Royaume adopte une culture intensive en bacs et en pots (Nicotero & Negrete, 2016, 5:50), alors qu’Alexandria, la nouvelle résidence de Rick, aménage des jardins communautaires.
La boulimie prédatrice du zombie faisant de l’humain une viande rompt ainsi la dissociation cognitive entre l’animal vivant et la viande mangée, rappelant constamment la nature charnelle commune des animaux humains et non humains. Devant la représentation gore de cette consommation, les membres de la série télévisée semblent plus enclins à faire entrer les autres animaux dans leur sphère de considération morale puisque les personnages sont constamment confrontés aux signes d’une souffrance partagée. Le zombie apparaît alors comme une figure critique du carnisme, révélatrice de ses conséquences sur le vivant. Car si l’interpénétrabilité des frontières corporelles des animaux (humains ou non) et des zombies a été soulignée, elle ne nie pas pour autant la connexion communautaire particulière réunissant les êtres bien vivants, représentée par une lutte collective contre la voracité carnivore et par un climat de suspicion vis-à-vis l’ingestion de parties de corps morts. La menace constante de transmission infectieuse explique le dégoût récurrent envers la viande et son association aux figures antagonistes. Cette révulsion trouve des manifestations positives dans un renouvellement du rapport entre animaux vivants et dans une nouvelle forme de résistance non violente au zombie et à sa décomposition: un processus de réorganisation du monde humain s’enracinant dans des sources nourricières non animales.
BIBLIOGRAPHIE
Christiane BAILEY. 2013. «Un animal comme un autre. De la reconnaissance des animaux comme autrui vers leur reconnaissance comme égaux». Université de Montréal: Projet de thèse. [En ligne] http://christianebailey.com/wp-content/uploads/2014/01/Un-animal-comme-un-autre-Projet-de-These-Christiane-Bailey.pdf
Christiane BAILEY et Jean-François LABONTÉ. 2018. La philosophie à l’abattoir. Réflexions sur le bacon, l’empathie et l’éthique animale. Montréal: Atelier 10.
Kyle William BISHOP. 2015. How Zombies Conquered Popular Culture: The Multifarious Walking Dead in the 21st Century. Jefferson: McFarland & Company.
David BOYD & Channing POWELL. 2013. The Walking Dead. Saison 4, épisode 5: «Internment». États-Unis: AMC.
Michael D’ESTRIES. « »Walking Dead » star urges U.S. ban on animal tests for cosmetics». MNN.com, 5 août 2013. [En ligne] https://www.mnn.com/earth-matters/animals/blogs/walking-dead-star-urges-us-ban-on-animal-tests-for-cosmetics
Sue DONALDSON et Will KYMLICKA. 2001. Zoopolis: A Political Theory of Animal Rights. New York: Oxford University Press.
Kelly DOYLE. 2020. «Edible Humans: Undermining the Human in The Walking Dead and Other Zombie Television.» Dans Khapaeva, Dina (éd.). Man-Eating Monsters: Anthropocentrism and Popular Culture. Bingley: Emerald Publishing, p.97-114.
Richard C. FRANCIS. 2016. Domesticated: Evolution in a Man-Made World. New York: W. W. Norton & Company.
Guy FERLAND & Angela KANG. 2013. The Walking Dead. Saison 4, épisode 2: «Infected». États-Unis: AMC.
Stefanie FISHEL et Lauren WILCOX. 2017. «Politics of the Living Dead: Race and Exceptionalism in the Apocalypse». Millenium: Journal of International Studies, vol. 45, no 3, p.335–355. [En ligne] https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0305829817712819
Michael FRIEDMAN. «Why Only a Vegan Can Defeat Negan». Psychology Today, 8 avril 2018. [En ligne] https://www.psychologytoday.com/ca/blog/brick-brick/201604/why-only-vegan-can-defeat-negan
Martin GIBERT. 2015. Voir son steak comme un animal mort. Véganisme et psychologie morale. Montréal: Lux Éditeur.
Tim GAUTHIER. 2018. «Negotiating community in the interregnum: zombies and others in Robert Kirkman’s The Walking Dead». Journal of Graphic Novels and Comics, vol. 10, no 5-6, p.543-561.
Melanie JOY. 2011. Why We Love Dogs, Eat Pigs, and Wear Cows: An Introduction to Carnism. Newburyport: Conari Press.
Dawn KEETLEY (éd.). 2014. “We’re All Infected”: Essays on AMC’s the Walking Dead and the Fate of the Human. Jefferson: McFarland & Company.
Robert KIRKMAN et al. 2014. The Walking Dead. Vol. 22: «A New Beginning», no 127. Berkeley: Image Comics.
_______. 2013. The Walking Dead. Vol. 20: «All Out War – Part One», no 118. Berkeley: Image Comics.
Robert KIRKMAN, Charlie ADLARD & Cliff RATHBURN. 2013. The Walking Dead. Vol. 18: «What Comes After», no 108. Berkeley: Image Comics.
_______. 2009. The Walking Dead. Vol. 3: «Fear the Hunters», no 64. Berkeley: Image Comics.
_______. 2005. The Walking Dead. Vol. 4: «The Heart’s Desire», no 24. Berkeley: Image Comics.
_______. 2004. The Walking Dead. Vol. 2: «Miles Behind Us», no 11. Berkeley: Image Comics.
Robert KIRKMAN & Tony MOORE. 2003. The Walking Dead. Vol. 1: «Days Gone Bye», no 2. Berkeley: Image Comics.
Sarah Juliet LAURO. 2015. The Transatlantic Zombie: Slavery, Rebellion, and Living Death. New Brunswick: Rutgers University Press.
Philip LYMBERY. 2017. Dead Zone: Where the Wild Things Were. London: Bloomsbury Publishing.
_______. 2014. Farmagedon: The True Cost of Cheap Meat. London: Bloomsbury Publishing.
Michelle MACLAREN & Scott GIMPLE. 2011. The Walking Dead. Saison 2, épisode 7: «Pretty Much Dead Already». États-Unis: AMC.
Greg NICOTERO & Scott GIMPLE. 2013. The Walking Dead. Saison 4, épisode 1: «30 Days Without An Accident». États-Unis: AMC.
Greg NICOTERO & Matt NEGRETE. 2016. The Walking Dead. Saison 7, épisode 2: «The Well». États-Unis: AMC.
«Norman Reedus goes vegetarian after working on « The Walking Dead »». SFGate, 22 octobre 2014. [En ligne] https://blog.sfgate.com/dailydish/2014/10/22/norman-reedus-goes-vegetarian-after-working-on-the-walking-dead/
On n’est pas couché. 2016. «Aymeric Caron – On n’est pas couché 9 avril 2016 #ONPC». Vidéo Youtube. [En ligne] https://youtu.be/32JfXppqyK4?t=1250
Mike PARKER. 2014. «Surely a mis-steak! Walking Dead stars turn VEGGIE». Daily Star, 19 octobre 2014. [En ligne] https://www.dailystar.co.uk/tv/walking-dead-stars-turn-veggie-18688736
Catherine PORTEVIN. 2020. «Frédéric Keck: « Nous n’avons pas l’imaginaire pour comprendre ce qui nous arrive »». COVID-19. Les philosophes face à l’épidémie. Philosophie magazine. [Dossier en ligne] https://www.philomag.com/lactu/temoignages/frederic-keck-nous-navons-pas-limaginaire-pour-comprendre-ce-qui-nous-arrive-42834
Peter SINGER et Paola CAVALIERI. «Peter Singer et Paola Cavalieri: « Une opportunité de modifier notre attitude envers les espèces non humaines». COVID-19. Les philosophes face à l’épidémie. Philosophie magazine. [Dossier en ligne] https://www.philomag.com/lactu/temoignages/peter-singer-et-paola-cavalieri-une-opportunite-de-modifier-notre-attitude-envers
Kat SMITH. 2018. «Vegan « The Walking Dead » star befriends rescued animals at a farm sanctuary». Live Kindly, 18 avril 2018. [En ligne] https://www.livekindly.co/vegan-the-walking-dead-star-befriends-animals-farm-sanctuary/
Jemima WEBBER. 2019. «Is « The Walking Dead » turning all of its cast vegan?». Live Kindly, 22 mars 2019. [En ligne] https://www.livekindly.co/walking-dead-actors-vegan-animal-lovers/
Amy WILENTZ. 2012. «A Zombie is a Slave Forever». The New York Times, 30 octobre 2012. [En ligne] https://www.nytimes.com/2012/10/31/opinion/a-zombie-is-a-slave-forever.html
_______________________________________
[1] Il paraît important de rappeler que la figure actuelle du zombie, forgée par les films de George A. Romero, trouve ses origines dans le zombi de la tradition folklorique haïtienne, ancré dans l’horreur de l’esclavage de cette population: «To become a zombie was the slave’s worst nightmare: to be dead and still a slave, an eternal field hand. It is thought that slave drivers on the plantations, who were usually slaves themselves and sometimes Voodoo priests, used this fear of zombification to keep recalcitrant slaves in order and to warn those who were despondent not to go too far.» (Wilentz, 2012; voir aussi Lauro, 2015)
[2] Reedus s’implique également dans l’organisation Cruelty Free International. (D’Estries, 2013)
[3] Difficile de ne pas voir ici, en écho, la peur de la contamination à l’E. coli. ou les hypothèses de propagation chez l’humain du plus récent coronavirus. Frédéric Keck les perçoit d’ailleurs, à la suite de Jared Diamond, comme des maladies de la société domestique: «La « révolution néolithique » a consisté dans la domestication des animaux. Littéralement, ils sont entrés dans la maison humaine. Les humains leur ont donné des biens – des soins, de la nourriture, des traitements – et eux, en échange, ont donné la viande, le lait, les œufs, le cuir, et même des moyens de transport. Mais ils nous ont aussi donné des maux, de nouvelles maladies.» Or, aujourd’hui, ces «maladies ne sont plus seulement liées à des espaces de cohabitation entre les hommes et les animaux, comme lors de la domestication primitive, mais à des déplacements imprévisibles liés à l’élevage industriel aussi bien qu’à la déforestation, à la perte de la biodiversité ou au changement climatique. Le sauvage a été délogé, il est contraint de trouver d’autres niches, y compris dans les espaces urbains.» Keck prône alors une réaction inspirée par un retour à la vision du chasseur-cueilleur de nos lointains ancêtres, rompant la relation distordue, pastorale et paternaliste, que nous entretenons à l’égard des animaux non humains: «C’est la démarche cynégétique (liée à la chasse). Elle assume l’incertitude des relations aux animaux, car celui que l’on chasse peut aussi tuer. Les relations cynégétiques sont très réversibles.» (Keck, dans Portevin, 2020) (Relevons toutefois un certain pastoralisme se glissant dans la vision de Keck lui-même, où la mort des animaux domestiqués ne semble être qu’un mince sacrifice de leur part, tout à fait raisonnable à demander considérant les services rendus; une logique de l’«échange» transactionnel de leur vie auquel auraient acquiescé avec joie ces animaux.) Le zombie représente sous ce jour une peur d’envahissement par le sauvage, un débordement hors de la sphère du domestique auquel les personnages de TWD ne savent offrir, en grande partie, que des solutions pastorales. Ils se font en quelque sorte bergers, dans un effort absurde de domestication du radicalement indomptable: il s’agit de contenir l’infecté, de garder le troupeau à l’œil, et de dominer leur comportement dans l’espoir que tout, un jour, rentrera dans l’(h)ordre.
[4] Voir vol. 2, no 11 de la bande dessinée, où Hershel expose la même vision: «I don’t want to have blood on my hands if we find out these people are alive.» (Kirkman, Adlard & Rathburn, 2004, p. 6, l’auteur souligne)
[5] Christiane Bailey définit l’exceptionnalisme humain comme «[l]’idée selon laquelle l’homme se distingue essentiellement de tous les autres animaux en raison de sa rationalité qui en ferait le plus parfait des animaux (Aristote), de sa descendance divine (dans la tradition judéo-chrétienne) ou parce qu’il est perçu comme le plus évolué des animaux (suivant une interprétation idéologique de la théorie de l’évolution». (2013) Cet exceptionnalisme peut aller jusqu’à nier la nature animale de l’humain, comme le défend par exemple Yann Moix à On n’est pas couché, devant un Aymeric Caron consterné. (On n’est pas couché, 2016) Sue Donaldson et Will Kymlicka en énoncent les conséquences: «Cette conception du bien humain, qui repose sur une dichotomie entre des capacités humaines supérieures et des fonctions purement animales est maintenant complètement discréditée à gauche. Et cela, non pas parce que cette conception ignore le fait que beaucoup d’animaux s’engagent dans des activités conscientes, intentionnelles et coopératives, mais parce qu’elle mène à des hiérarchies pernicieuses entre les humains. Affirmer que la valeur intrinsèque de l’humanité vient de sa capacité à transformer le monde extérieur par sa conscience réflexive conduit non seulement à privilégier les humains sur les animaux, mais aussi le travail productif des hommes sur le travail reproductif des femmes, les corps aptes sur ceux qui ont des incapacités et le système européen d’agriculture intensive et de propriété sur les formes traditionnelles de production de subsistance.» (2001, cité dans Gibert, 2015, p.228)
[6] Le carnisme, terme avancé par Melanie Joy, est un système de croyances qu’elle définit de cette façon dans Why We Love Dogs, Eat Pigs, and Wear Cows: «We don’t see meat eating as we do vegetarianism – as a choice, based on a set of assumptions about animals, our world, and ourselves. Rather, we see it as a given, the « natural » thing to do, the way things have always been and the way things will always be. We eat animals without thinking about what we are doing and why, because the belief system that underlies this behavior is invisible. This invisible belief system is what I call carnism.» (2001, p.9)
[7] Cette posture du zombie, devant laquelle l’humain devrait en quelque sorte justifier la valeur unique de son existence, s’apparente en ce point à celle des Kanamites d’un épisode de The Twilight Zone sur lequel s’attardent Christiane Bailey et Jean-François Labonté. (2018, p.32-33)
[8] Cette pratique semble être ancienne et répandue. Richard C. Francis note: «One way aborigines distinguish food dogs from non-food dogs is by conferring names on the latter. Once it has a name, it is no longer potential food. That naming a dog would put it off limits for dinner is an interesting matter for human psychologists to chew on.» (2016, p.29)