D’autres avant nous ont mené des grèves. C’est une évidence, et pourtant, chaque fois, presque tout est à recommencer, comme chacun le sait. En ces temps d’amorce, se plonger dans la mémoire de nos prédécesseur.e.s peut être une avenue intéressante pour se rappeler que la cause sociale a déjà su mobiliser plus que des slogans ou des chroniques remplies d’amalgames sur les ondes des radios et télés poubelles, et que, notamment, les événements de Mai 68 en France ont démocratisé l’expression «guérilla urbaine». C’est l’un des détails dont nous fait part Anne Wiazemsky dans son dernier roman autobiographique, Un an après, publié chez Gallimard en début d’année.
Comme le titre l’indique, le récit reprend à peu près là où s’était arrêté le précédent texte de l’auteure, Une année studieuse (Gallimard, 2012). Après avoir relaté ses années en «fac de philo», ses premiers rôles pour Robert Bresson (Au hasard Balthazar, 1966) et Pier Paolo Pasolini (Théorème, 1968), sa rencontre avec Jean-Luc Godard qui allait devenir son mari et metteur en scène pour le tournage de La Chinoise (1967), voilà notre narratrice installée rive gauche avec le cinéaste, juste à temps pour les remous qui allaient secouer Paris au printemps 1968. Wiazemsky a 20 ans, elle découvre la peur, l’angoisse. Lui en a 38 et veut saisir l’occasion pour révolutionner le cinéma. C’est l’histoire de leur rupture qui nous sera racontée, enchevêtrée avec l’envoûtement qu’exercent les idéaux de libération des mœurs et de parfum de révolution qui flottent dans l’air ce printemps-là.
La peur, elle revient souvent, à la vue des CRS qui matraquent tout ce qui bouge, des paniers à salade prêts à embarquer tout ce qui se capture. Et elle se meut en angoisse, cette peur, tranquillement, en réalisant que l’amour chancelle comme le conflit s’enlise. D’un bout à l’autre, l’intime côtoie le politique, sans que Wiazemsky perde le fil de son récit de vie, mené à petit train jusqu’au terme de la décennie. Mais l’Histoire, la grande, elle, se répète, et en cela, elle n’est pas bien originale. Tout commence donc par une scansion connue : «Libérez nos camarades!» répété, martelé dans les rues, voilà un chant de guerre qui rallie tout le monde. Puis, les chants tournent à l’insulte, et les gardiens de l’ordre moral chargent. «Alors commencèrent les courses pour leur échapper à travers les rues adjacentes», écrit l’auteure, «courses folles, désordonnées, durant lesquelles je découvris à quel point j’avais peur. Une peur qui ne devait jamais me quitter.» (p.42) On connaît ça.
Alors que les opérations se radicalisent, qu’elles deviennent révolutionnaires ou absurdes (sans que ces deux modalités soient mutuellement exclusives), elle voudra de plus en plus fuir; lui deviendra obsessif et ne pensera plus qu’à transformer de fond en comble l’art qui a fait sa renommée. Le Festival de Cannes est arrêté par les Truffaut, Malle et Godard, tandis qu’Anne se baigne nue dans la mer aux abords d’une riche maison d’amis où elle séjourne à l’écart de l’actualité. «Vingt ans, c’est pas l’âge où les chemins se séparent? Où chacun s’en va de son côté?» (p.59). Une séparation du couple survenant en fin de texte, alors qu’Anne est appelée en Italie pour tourner dans La semence de l’homme de Marco Ferreri et que Godard est parti tourner en Tchécoslovaquie un cinétract politique (Pravda, 1970) avec le Groupe Dziga Vertov, un an après le Printemps de Prague, montrera que la croisée des chemins coïncidait en fait avec le déclenchement des hostilités au pied de leur appartement, 17 rue Saint-Jacques, à deux pas de la Sorbonne, de la rue des Écoles, bref, du cataclysme mineur qui frappe la Ville Lumière alors.
Le roman fait preuve d’un certain conservatisme dans la chronique d’une époque pas encore tout à fait libérée de ses rôles genrés bien marqués (le sera-t-elle jamais?) — elle se concentrant sur sa peur que lui la laisse; une peur s’inversant progressivement, le roman le montrant finalement, lui, hanté par son émancipation, à elle. Anne la fière mais timide rouquine, qui devient une actrice très en vue, que les Bresson, les Pasolini, les Bertolucci de ce monde s’arrachent, qui fait du patin à roulettes dans les rues de Paris bloquées par les émeutiers, la chevelure au vent, mais qui demeure néanmoins une bonne fille, rangée, qui ne veut surtout pas faire d’histoire. Il y a une finesse dans cette manière de raconter, de laisser l’anecdote l’emporter sur la profondeur sentimentale, mais c’est aussi une manière pour l’auteure de s’effacer derrière Jean-Luc Godard, dépeint ici comme un écervelé romantique, un génie au quotidien banal, jusqu’au point névralgique où s’opère un renversement assez intéressant: elle le montre lui, Jean-Luc Godard, dans toute sa faiblesse, absent parce que suicidé, occupant tout l’espace parce que le réclamant de sa vie, au moment charnière où se déchire leur union — au même moment où s’achève finalement la queue de l’ouragan; Mai 68 est fini, mais quelque chose perdure néanmoins. Anne finira par confier: «Mai 68 avait gravé cette exigence dans beaucoup de cœurs, s’en réclamer un an après était presque devenu un lieu commun. Je tentais de lui expliquer que, pour moi, l’apprentissage exaltant de la liberté avait commencé lors du tournage de mon premier film, Au hasard Balthazar de Robert Bresson. Mon mariage avec Jean-Luc et les événements de Mai 1968 n’avaient fait que le confirmer. Je me voulais libre.» (p.195)
Avant que ne soit définitivement consommée leur rupture, un épisode de la vie de ce couple nous intéressera particulièrement. «Mi-décembre, nous étions à nouveau au Québec et nous roulions en direction du Grand Nord. À Nedjar, Jean-Luc et moi s’était rajouté un caméraman connu pour ses positions gauchistes, même s’il ne parlait guère. Le projet avait pris forme un mois auparavant […]. Il s’agissait d’un film résolument politique qui rendrait compte de la très dure grève des mineurs à Noranda, à la limite de l’Alaska.» (p.172) Outre le caractère déroutant des notions de géographie de l’auteure, on reconnaît sans peine dans ce passage la venue de Godard et de sa bande en Abitibi, relatée sous forme documentaire dans Mai en décembre (Godard en Abitibi) (Julie Perron, 2000), ou plus récemment, réinterprétée assez habilement dans La chasse au Goddard d’Abbittibbi (Éric Morin, 2013). Qu’apprend-on de plus que ce que l’on savait déjà sur ce projet qui a vite tourné au vinaigre? Que le piteux état du couple Wiazemsky-Godard n’est peut-être pas étranger à la fuite précipitée qui marqua la fin de l’aventure québécoise du réalisateur. L’épisode laisse tout de même place à une image fantasmée assez amusante. Depuis trois jours, Anne ne fait que se plaindre du froid, de l’ennui. Godard, un soir, lui dit: «Je te filmerais bien t’aventurant gracieusement sur les toits recouverts de neige. Tout ce blanc et tes sous-vêtements, tes jambes et tes bras nus, ce serait… — Tu es complètement cinglé! Je bafouillais, cherchais mes mots. J’allais tout lui dire: que j’en avais marre du Grand Nord, marre de cette vie de recluse, et que je rentrais à Paris, mais il me précéda. — Rentrons.» (p.177-178)
Qu’y a-t-il à retenir du roman de Wiazemsky? On retient, moqueur, les scènes auxquelles prend part le philosophe Gilles Deleuze, un ami d’amis, qui paraît toujours un peu idiot malgré lui. On retient, hilare et impressionné, les escapades à Londres, où on croise les Beatles Paul et John — l’un exquis, l’autre exécrable; où on filme les Stones travaillant à Sympathy for the Devil, ce qui allait finir par donner One + One (Godard, 1968). On retient, curieux et voyeur, la ribambelle de cinéastes et d’acteurs qui figurent à leur place dans ce récit intimiste, et de manière particulièrement amusée l’acteur Jean-Pierre Léaud qui paraît en poltron surjouant même sa frousse émeutière. On retient aussi, avec une certaine tendresse, l’émergence de Philippe Garrel, à qui Godard, lit-on, était prêt à laisser le plancher — Garrel finira par réaliser le plus beau film sur Mai 68, Les amants réguliers (2005). On retient, fougueux, Daniel Cohn-Bendit, l’autre rouquin, avec qui on a manqué, l’année d’avant, de nouer une amitié qui aurait pu faire du roman autre chose que le récit d’un dilettante en marge d’une secousse historique.
Anne Wiazemsky et Jean-Luc Godard, ces amants-là n’auront pas été réguliers. Et Un an après, au mieux, servira d’hommage à tous ces couples que les grèves, violentes, ont déchirés.
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Anne Wiazemsky, Un an après, Paris, Gallimard, 2015, 201 pages.
Article par Simon Levesque. Tigres de papier & autres créatures sibyllines occupent son esprit amusé par l’objet inexistant.