L’histoire conflictuelle des rapports géopolitiques entre les États-Unis et l’Iran trouve son origine dans une conspiration ourdie par la CIA au milieu du XXe siècle. Le complot mené de connivence avec les gouvernements américain et britannique se solde en 1953, à la suite du coup d’État en Iran destituant le Premier ministre d’alors, Mohamed Mossadegh. Voilà ce à quoi nous convie avant tout l’artiste Gita Hashemi dans l’exposition The Idea of Freedom présentée au MAI (Montréal, Art Interculturels) : un tour d’horizon et une mise à jour de ce dossier sur lequel on a trop tardivement levé le voile.
Le travail qui y est suggéré tire moins son sens d’objets esthétiques exposés qu’aux faits et documents historiques qui lui servent d’écrin. Le processus de nationalisation du pétrole de l’Iran dans lequel s’était engagé le gouvernement de Mossadegh dès 1951 lésait gravement les intérêts de la Anglo-Iranian Oil Company (connue aujourd’hui sous le nom de BP). D’où l’opération clandestine TPAJAX qui a permis aux États-Unis d’étendre à l’époque de la guerre froide leur écrasante domination sur l’échiquier mondial.
En confrontant le visiteur à ces renseignements, en réexaminant les fondements du coup d’État et en apportant des rectifications à son récit, l’exposition rappelle l’une des finalités de l’art (si tant est qu’il en ait une) comme outil didactique. Les propositions de Hashemi tiennent lieu de documents et confrontent la subjectivité du spectateur dont le statut passe de visiteur à celui de témoin.
L’œuvre centrale de l’exposition constitue le puissant vecteur de transmission des informations. Headquarters : Pathology of an Ouster (2013) prend sa source dans un rapport sur l’accord secret de la CIA rédigé rétrospectivement par un de ses acteurs majeurs, Dr. Donald N. Wilber. Pour cette œuvre, Hashemi a transcrit intégralement à la main l’exposé détaillé sur 60 feuilles de papier. Les mots sont rendus visibles selon un code de couleur noir et rouge visant à rehausser leur charge sémantique, leur pouvoir d’évocation. L’altération du contexte de présentation du document par cette traduction plastique souligne l’aspect fabriqué de ce dernier, révèle la lourdeur et la froideur de son discours bureaucratique et les rapports de forces qui y sont sous-jacents. La translation qu’opère l’artiste entre l’énoncé écrit et sa mise en exposition permet au visiteur de prendre connaissance des hostilités dans un premier temps puis, dans un second temps, de reconnaître la sensibilité avec laquelle l’artiste les dépeint. Ainsi, si la visée est concomitamment documentaire et critique, elle appelle sans équivoque à une prise de conscience éclairée.
C’est sans doute là que résiderait la seconde « finalité » du travail artistique de Hashemi. En mettant au jour des informations dissimulées, qui ont du reste provoqué de sérieux dysfonctionnements sociaux, et en fournissant un contact intime avec ces forces oppressives, il agit comme catalyseur d’un réveil des inquiétudes et de la responsabilisation civique. Hashemi œuvre non seulement à ce que l’histoire ne disparaisse pas de nos horizons (rapiéçant ses fragments pour y faire la lumière), elle incite en outre à ce que son écriture ne soit pas interrompue. L’apprentissage favorisé par la proposition est ainsi loin d’être reposant : après avoir procédé à un léger déracinement de soi, avoir renoncé à ses petites vérités pour s’ouvrir vers des ailleurs, le visiteur est appelé à prendre en main des enjeux critiques et à participer au façonnement de la mémoire collective.
Intervenir à même l’histoire consiste d’abord pour l’artiste à ne pas contraindre au silence les voix testimoniales. La lecture publique que constitue EVICTION REMIXED/OUSTER REMIXED [1] réunit cinq interprètes locaux récitant un texte historico-narratif sur les activités pétrolières de l’Iran avec l’Angleterre et les États-Unis. Ces interprètes, chacun étant marqué distinctement par l’emprise coloniale, entrecoupent leur lecture pour se prononcer sur les enjeux soulevés ou les mettre en rapport avec leur situation personnelle. La prise de parole est ici le lieu même du partage de l’expérience de la violence politique dans la sphère sociale. L’espace réflexif qu’ouvre cette proposition performative permet de s’interroger sur le rôle des processus mémoriels et de l’autorité du vécu dans l’appréhension du monde et du réel. Hashemi adhère à une vision flottante du discours historique, redevable à la posture benjaminienne, suggérant que l’histoire soit en perpétuelle locomotion et qu’elle relève d’une tension dialectique : le présent est en constant dialogue avec le passé, le reconstruisant indéfiniment. En résulte un jeu des temporalités discontinues où se mêlent dans un seul récit les influences de différentes époques et où sont restitués les laissés-pour-compte.
Ce qui semble se dégager, au travers de ces deux visées de sensibilisation de l’art, est une prédisposition à générer un effet de puissance. La création peut agir comme intermédiaire dans le transfert ou la mise en cause d’un savoir; elle peut aussi être instigatrice de changements profonds. La performance, vidéo et installation Ephemeral Monument (2011) qui accueille le visiteur dans la salle atteste élogieusement de cette potentialité opérationnelle de l’art.
L’œuvre se compose de deux larges tableaux, sur lesquels sont inscrites des citations en farsi tirées d’ouvrages littéraires, ainsi que d’une projection montrant l’artiste engagée dans un long processus d’écriture, d’effacement puis de réécriture de ces extraits. Or, il s’avère que les livres dont il est question ont exercé une influence décisive dans la montée révolutionnaire iranienne qui précède la révolution islamiste de 1979. Si l’art de cette époque a su contribuer à l’effort de mobilisation de forces contestataires, les réalisations de Hashemi invitent quant à elles à résister à plus petite échelle, en refusant notamment de se soumettre aux postures ou aux grands récits historiques consensuels.
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The Idea of Freedom de Gita Hashemi, exposition présentée au MAI (Montréal, Art Interculturels) jusqu’au 14 décembre 2013.