
Conçu par Sovann Rochon-Prom Tep, le spectacleUn temps pour toutse décline en plusieurs tableaux improvisés, qui laissent toute la place aux artistes. La création était présentée à La Chapelle Scènes Contemporaines du 31 janvier au 4 février dernier.
L’improvisation en danse est une manière intéressante de sortir de sa zone de confort. Encore faut-il admettre l’influence immense de la formation des artistes sur ce que l’improvisation les mène à créer. Chacun est contraint par les limites de son propre corps et par celles, plus abstraites, de l’habitude : du mouvement, du rythme et de l’expression habituels, devenus familiers, confortables, qui rendent malaisée l’exploration au-delà. Lorsque nous l’avons rencontré il y a quelques semaines, Sovann Rochon-Prom Tep, instigateur d’Un temps pour tout, confiait à l’Artichaut avoir travaillé à assouplir ces limites avec les trois artistes de la production. Ensemble, ils et elle ont tenté d’approcher les limites de l’aisance, pour mieux les contourner. Un temps pour tout pose le défi aux danseurs et à la danseuse d’improviser à l’intérieur de structures, de renouveler la création, tout en restant à l’affût de ce que le moment et la sensibilité feront émerger. Les performeurs et la performeuse plongent ainsi dans l’improvisation et provoquent une rencontre renversante, assumant leur force comme leur vulnérabilité, la fluidité et les blocages.
La production ne s’embarrasse pas de lourds décors : le plancher de la scène est libre et ses bordures sont occupées par des plantes, des coussins, une batterie et un clavier, où prennent place deux musiciens. La scène est somme toute aménagée comme un espace de séjour; le lieu ouvert semble laisser place à toutes les configurations possibles. Les coussins posés au sol invitent le public à s’installer au plus près du plancher de danse. Entre les rangées de sièges, la scène et les portes de la salle, certaines personnes restent debout : «un talent show de sous-sol d’église», nous avait-on prévenu. La convivialité y est.
Dès le premier segment, la complicité entre Pax, Jigsaw et Sangwn ne fait aucun doute. Pourtant, ils et elle ne performent pas toujours en même temps et n’incarnent pas une personnalité semblable. Leur présence commune, l’attention portée à celui, celle qui danse pendant que les autres observent, constitue une dynamique de groupe où chacun et chacune affirme ses singularités. Les trois artistes, qui se connaissent depuis longtemps, sont issu.e.s du milieu des danses urbaines. En cela, leurs styles se rassemblent et participent d’un même univers. Les transitions entre les segments sont marquées par la musique et par les entrées et sorties des performeuse et performeurs. Chaque tableau, explorant une ambiance différente, différents rythmes et différentes amplitudes de mouvement, les distingue.
Dès les premières minutes, Sangwn manifeste une force impressionnante. Le spectacle apparaît comme un partage affectif par le moyen du vocabulaire hip-hop, qu’on n’hésite pas à distordre et à adapter. Les mouvements sont amples et plutôt saccadés : ils cherchent une libération, que les mots prononcés dans le mouvement, avec difficulté, viennent appuyer : «Love… you got to get it out of your system…» L’exigence physique de la danse ne se cache pas, la difficulté n’est pas polie mais se manifeste plutôt dans la façon de bouger et de prononcer les mots. Avec transparence, les artistes dévoilent une intériorité foisonnante. On peut aussi penser que c’est là le propre de l’improvisation: emprunter des pistes nouvelles, les yeux bandés, simplement parce qu’elles nous invitent, sans explication.
Même si les danseurs et la danseuse se succèdent et n’interagissent pas continuellement, ils et elle sont attentifs et attentive à ce que font les autres, restent curieux et curieuse, s’étonnent des créations de leurs complices. Assis autour du plancher lorsqu’ils ne dansent pas, ils et elle réagissent comme le public, ils et elle en font partie aussi. Aucune scission entre la performance et le public, donc: seulement des jeux et des changements de configuration, des limites souples et flexibles, en mouvance, constamment. Un temps pour tout est une véritable invitation à la rencontre : les mots de Sovann Rochon-Prom Tep n’étaient pas à prendre à la légère. La liberté prime et les étiquettes perdent leur sens. Les mouvements peuvent être amples et rapides, puis près du corps et lents. Un moment peut incarner une stabilité, puis se dématérialiser dès la prochaine transition: Pax, repliée sur elle-même, près du sol, bouge lentement ses bras, les tord derrière son dos, bouge les mains, dans cette posture qu’elle garde plusieurs minutes. Hip-hop? Danse contemporaine? Si une frontière existe réellement, ici, elle perd sa pertinence.

Alors que les mouvements cadrent avec les codes du hip-hop et que s’y glissent quelques mouvements de popping ou de krump, la musique de Thomas Sauvé-Lafrance et Vithou Thurber-Prom Tep appartient à un univers où les codes se dissimulent. Les sons jazz alternent avec une basse appuyée qui évoque un style plus urbain. À quelques reprises, la musique s’efface, laissant le silence porter les corps. Les musiciens témoignent à cet égard d’une grande écoute et d’une complicité avec les performeurs et la performeuse qui leur permet de rester au diapason. Mutuellement, musiciens, danseurs et danseuse se suivent, à tour de rôle se donnent des indications. De leurs improvisations se dégagent confiance et plaisir.
Après le salut final, un seul regret demeure : que la fin arrive si vite. En sortant de La Chapelle, on se dit qu’il s’agissait de prendre un temps pour tout, pour chaque expression, pour chaque émotion, pour quelque chose d’étonnant en somme, et d’y accorder toute sa présence. Le moment apparaît dans toute sa force, percute, et passe.
Un temps pour tout était présenté à La Chapelle Scènes Contemporaines du 31 janvier au 4 février 2019. Des supplémentaires sont prévues les 13, 14 et 17 mai prochains.
Article par Élisabeth Chevalier.