Dans le douzième numéro du magazine Vie des Arts, publié en 1958, l’historien canadien Donald W. Buchanan se réjouit de l’inauguration officielle, dans les Giardini de Castello où se tient la Biennale de Venise, d’«un élégant petit pavillon canadien» qui «satisfait certainement aux vœux des Canadiens1». Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces lignes, écrites il y a près de soixante ans, exacerbent à elles seules le recul critique qu’affiche aujourd’hui le milieu de l’art contemporain à l’égard du modèle des pavillons nationaux, de même que les réorientations qui ont depuis profondément affectées les stratégies de mise en forme des expositions. Peu, de nos jours, se rangeront à l’avis de Buchanan. Le Pavillon du Canada à Venise, avec son architecture polygonale étriquée et son toit conique (rappelant ostensiblement la forme du tipi), a même plutôt mauvaise presse.
Mais les reproches qu’essuie d’ordinaire le bâtiment n’ont pas tenus devant les ambitions impérieuses du collectif québécois BGL, désigné pour représenter le Canada à la 56e Biennale de Venise. Pour le trio composé de Jasmin Bilodeau, Sébastien Giguère et Nicolas Laverdière, la taille réduite et l’étrange configuration du pavillon (qu’ils ont poétiquement baptisé «la crevette»), ainsi que l’ambiance de convivialité qui y règne, constituaient d’emblée des éléments susceptibles d’échauffer leur imagination.
L’Artichaut Magazine a rencontré par vidéoconférence le collectif, la commissaire Marie Fraser (enseignante du département d’histoire de l’art de l’UQAM) et son assistante Florence-Agathe Dubé Moreau (étudiante à la maîtrise en histoire de l‘art de l’UQAM) pour s’entretenir de Canadassimo, l’installation que le collectif présente au Pavillon du Canada de Venise, ainsi que pour en faire une visite virtuelle. Si plusieurs d’entre nous n’aurons pas la chance de se rendre à Venise cette année pour faire l’expérience en personne du projet du collectif, nous pouvons néanmoins nous réconcilier avec cette distance en nous reportant aux informations recueillies à l’occasion de cet échange et à la documentation mise à notre disposition. Quelques mots sur ce tour particulier qu’est Canadassimo et l’inlassable énergie créative de BGL.
L’installation comme table de jeu
Depuis ses débuts dans les années 1990, le collectif BGL travaille sous couvert de l’humour et de l’ironie pour poser un commentaire critique et ludique sur la société, ses curieuses habitudes culturelles, ses besoins de consommation immodérés et sa conduite inconciliable avec la nature. Déployant tout un arsenal de moyens et semées de surprises, leurs interventions exercent un attrait chez le spectateur et ont souvent pour effet de le désarçonner – ce dernier se trouvant partagé, face aux œuvres, entre l’embarras, la curiosité et l’envie de rire. Le sceau «bglesque» porte aussi l’inscription du faire (les membres du groupe se désignent d’ailleurs aisément sous le titre de «constructeurs»), avec leurs installations sculpturales à petites ou moyennes échelles ou leurs grands intérieurs architecturaux qui font preuve d’une force de travail et d’un savoir-faire technique impressionnants. Le style, excessif, et l’attention obsessive portée au détail ne donnent pas lieu de soupçonner que BGL procède sans se soumettre à de strictes directives et sans faire de manières, mais plutôt avec une honnête liberté créatrice. «On joue, on arrête jamais de jouer avec les matériaux, on construit des formes qui éveillent les sens», lance l’un des membres du groupe durant la visite, renvoyant au processus créatif collaboratif du groupe.
Lieux fabriqués et fausses représentaions
Canadassimo est une colossale installation surplombée d’échafaudages recyclés où se succèdent un certain nombre de pièces: à l’entrée se trouve la réplique d’un dépanneur québécois des plus conventionnels; dans l’espace attenant, une salle dégagée, en rénovation, mène à un atelier d’artiste surchargé d’objets trouvés et de sculptures «terracottées»; la pièce interstitielle, «nef de métal» qui offre aussi une vue sur une dégringolade de monnaies entre deux cloisons vitrées, communique par un escalier à une terrasse extérieure à l’étage (la rallonge a été construite sur place par BGL) qui accueille un réseau complexe de convoyeurs et d’escabeaux. Bref, doublée ou presque en superficie, la structure originale sur laquelle l’installation de BGL repose a été «habillée» en un vague projet d’agrandissement inachevé. On y a sacrifié «l’élégance» du pavillon par laquelle Donald W. Buchanan avait autrefois été frappé au profit d’un assemblage disparate, univers mi-bâti, mi-bricolé, où la matière se fait insistante sous d’innombrables formes. «Cette matière-là, nous explique le collectif, c’est elle qui construit tout un délire qui envahit l’espace dans le Pavillon canadien.»
Le visiteur est donc convié à parcourir une œuvre compartimentée qui peut se lire tel un récit visuel dont l’enchaînement narratif, toutefois, s’avère difficile à reconstituer. Qui habite les lieux? Le propriétaire du commerce serait-il également l’artiste occupant l’atelier? À quelles fins fonctionnent les convoyeurs du second étage et à qui s’adresse le spectacle de monnaies? Les paramètres de l’œuvre semblent avoir volontairement été brouillés de sorte à ce qu’on la découvre en différentes strates d’ambigüités.
Un site transactionnel
Mais les espaces reproduits dans Canadassimo, s’ils s’insèrent dans une mise en scène et une séquence inusitées, sont toutefois «reconnaissables» (l’on distingue le dépanneur avec ses formats d’affichage et ses aires de stockage, l’atelier sens dessus dessous; même la salle en rénovation est vaguement familière). À supposer que l’immersion sur place soit réussie, l’œuvre de BGL parviendrait à faire oublier pour un instant, même au noyau d’habitués de la Biennale, la «fonction d’exposition» du pavillon – le visiteur cherchant d’abord à démystifier la fiction réaliste (mais tout à fait biscornue) que suggère l’endroit. La pléthore d’objets de tous genres et le flux de capitaux qui composent et traversent l’exposition n’est pas sans évoquer la matière même à partir de laquelle se jouent les transactions sociales et commerciales au quotidien – et qui configurent en grande partie nos interactions humaines. Cela nous donne raison de croire que le protagoniste de la fiction ne soit nul autre que le visiteur lui-même, ainsi que tous les autres; détenteurs d’un billet d’entrée valable pour une journée, ils auront possiblement confondu le pavillon du Canada avec une aire de service du site de la biennale, puis ils se seront résolus à utiliser leur monnaie dans les convoyeurs pour activer l’installation… Canadassimo reproduit certaines des structures de pouvoirs qui sont inhérentes aux espaces en société et qui conditionnent l’usager d’un service à se comporter en un solidaire consommateur.
Au gré de sa déambulation et au son des cliquetis, l’on figure que le spectateur vienne à s’apercevoir qu’il est au cœur d’un système dont les règles de fonctionnement sont celles du marché. La Biennale de Venise est une machine du secteur culturel dont le poids économique, politique et symbolique est sans cesse grandissant. Il est difficile de ne pas songer, en contemplant la cascade de monnaie surtout, aux dépenses engendrées par la tenue de la manifestation ainsi qu’à l’énorme afflux d’argent (et de pollution) porté par la manne touristique. En ce sens, il faut dire que le titre italianisé que BGL a réservé au bâtiment et au projet est fort à propos : Canadassimo sied comme un gant à la manifestation d’art contemporain dite «la plus prestigieuse au monde», rimant à lui seul avec l’extravagance de l’événement – véritable carrefour de rencontres entre amateurs et professionnels et vecteur de consécration pour les artistes.
Et ce qui rend le pavillon «très» canadien2, alors? Il faut comprendre la plaisanterie. BGL se moque bien entendu de la vocation de représentation «nationale» du pavillon, en offrant en signe de bienvenue un commerce typiquement québécois. Mais l’ironie ouvre sur une inquiétante perspective, celle qui consiste à vouloir articuler la nationalité en degré d’adhésion ou de vigueur. Le principe est d’actualité; il suffit de se référer au projet de loi C-24 du gouvernement Harper entré en vigueur au printemps dernier qui vise à renforcer la citoyenneté canadienne et lutter contre le terrorisme. La loi permet de révoquer la citoyenneté des Canadiens à double nationalité qui ont commis une infraction terroriste, d’espionnage ou de trahison. En ayant ce contexte à l’esprit, on ne lit plus «Canadassimo» avec autant d’amusement…
1. Donald William Buchanan, «Un pavillon du Canada à la biennale de Venise», Vie des Arts, Numéro 12, automne 1958, p. 4-8.
2. On emploie le superlatif italien « [i]ssimo » pour exprimer le plus haut degré possible de quelque chose.
——
L’installation Canadassimo du collectif québécois BGL est présentée dans le Pavillon du Canada jusqu’au 22 novembre 2015 dans le cadre La Biennale de Venise.
Article par Julia Smith.