
Au-delà de la mémoire et du temps perdu. Je ne parle même pas d’un dévoilement ultime mais de ce qui sera resté, de tout temps, étranger à la figure voilée, à la figure même du voile. Ce désir et cette promesse font courir tous mes spectres. Un désir sans horizon, car c’est là sa chance ou sa condition. Et une promesse qui ne s’attend plus à ce qu’elle attend: là où tendu vers ce qui se donne à venir, je sais enfin ne plus devoir discerner entre la promesse et la terreur.
Jacques Derrida[1]
LA POUSSIÈRE SUR LES «O»
Il me semble qu’à partir d’ici tout se peut et rien ne se peut. Voilà pourquoi il nous faudrait partir au début, dans la jetée-au-monde de ce que le concept de traduction nous impose (ou du moins, semble nous imposer) — l’origine, ou l’Origine, tout dépendant de notre ambition. Ce terme est grand, trop grand sûrement, mais il est là, institué, sa trace est comme ineffaçable après le passage visqueux de la métaphysique. S’il est de même, c’est parce qu’il incarne le point aveugle, transcendant, de toute pensée, être, corps ou crachat, tout comme le ferait l’inconscient dans la psychologie des profondeurs, tels une usine ou un théâtre invisible, anonyme. L’Origine est le point d’abdication de toute réflexion. Elle est le (point de) contact avec les matériaux anonymes. Elle est cette route à deux niveaux, où ses prétendants pensent connaître l’origine de l’origine, dans une régression infinie. Combien de films, de romans, de thèses, de dogmes, de religions, de conversations et de traductions le cherchent, cet astre vénérable au grand «O»? Combien alors ne font que s’abîmer dans cette quête? L’histoire, n’est-elle pas cet immense mouvement hégélien où, en tout paradoxe, les peuples qui la parcourent ne font qu’évoluer dans l’involution, comme un devenir-escargot qui s’enroule indéfiniment vers son centre? La quête de l’origine est un enroulé ou un chien courant après sa queue, elle est là où tout semble aspiré (et non inspiré).
Je ne me fais pas ici l’avocat d’une destruction des racines profondes ou de leur recherche, au contraire, si j’ai débuté par ce qui semble être digression, c’est plutôt parce que la remise en cause de l’Origine — ou de l’original — est peut-être ce qui m’apparait le plus pertinent et riche pour l’élaboration d’une théorie contemporaine de la traduction. Et je ne semble pas être seul, évidemment. Si la déconstruction derridienne nous a bien appris quelque chose, c’est que tout principe premier d’un système doit être remis en cause selon les agents externes qui le délimitent et l’alimentent. Dans cette optique, la théorisation de la traduction ne peut être réévaluée en profondeur sans la remise en question de son principe premier, soit l’original comme figure titulaire de l’Origine. Mon approche pourrait dès lors se définir comme la démonstration du procédé déconstructif à l’œuvre dans les théories de la traduction depuis l’influent texte de Walter Benjamin, «La tâche du traducteur».
Déjà chez Benjamin, sans être absente, la notion d’origine était fragile, du moins, elle ne se trouvait pas dans l’original ou même dans l’auteur l’ayant produit. Elle se trouvait plutôt dans l’espace — le noyau dur et opaque — de l’entre-langue mis en valeur dans le procédé même de traduction, à savoir dans «la relation la plus intime des langues entre elles[2]», dans la relation de non-étrangeté initiale des langues entre elles. Cette tendance babélienne que retrouve Benjamin dans le procédé traductif n’est donc pas dénuée du concept d’origine; au contraire, c’est ce vers quoi tend tout rapport entre les langues («la visée»): vers une origine. Mais ce qu’affirme tout de même cette proposition est que l’original n’est jamais réellement complet: son origine — son essence — est tracée dans un espace qui lui est autant intérieur qu’extérieur, soit l’espace entre son corps et celui de sa traduction — c’est ce que l’auteur nomme le «langage pur». L’origine existe chez Benjamin, mais pas dans l’original. Nous pourrions voir ici un mythe nostalgique post-babélien, certes, mais cette métaphysique du langage nous emmène à questionner (si nous perdons de vue la finalité théologico-transcendantale du «langage pur» proposée par Benjamin pour considérer la réflexion «proto-déconstructive» qui la sous-tend) l’original comme étant le lieu où réside l’essence d’une œuvre. Dans cette non-intégralité[3] inhérente à toute œuvre, l’origine tend vers un processus (de traduction) désamorçant le lieu sacré de l’original. Pour appuyer son argumentaire, Benjamin fera appel (ce qu’il poursuivra dans plusieurs écrits subséquents, notamment dans Sur le concept d’histoire) à une philosophie matérialiste historique: «[…] c’est quand la vie est conférée à tout ce dont il y a histoire et qui n’est pas simplement l’arène de celle-ci que le concept de vie obtient son dû. Car, en définitive, la sphère de la vie est à déterminer à partir de l’histoire, et non à partir de la nature». (B, 114) La traduction est donc, dans la finalité qu’elle incarne, la survie de l’œuvre. Sans elle, l’œuvre est vouée à sa propre mort, car les langues, survivant elles aussi dans le renouvellement constant de leur forme dans le courant de l’histoire, ne peuvent garder en leur sein (et ainsi au sein de l’histoire) des œuvres à la langue morte et abandonnée: «Car de même que le ton et la signification des grandes œuvres littéraires se transforment complètement au fil des siècles, de même la langue maternelle du traducteur change. Oui, alors que la parole de l’écrivain survit dans sa langue, même la plus grande traduction est destinée à entrer dans le processus de développement de sa langue et à périr dans son renouvellement.» (B, 118-119)
Or, comme le note Emily Apter, ce rapport entre survivance et mort de l’œuvre a
«donné lieu à deux types de discours au sein de la discipline: si la traduction est reconnue comme indispensable à la diffusion et à la préservation de l’héritage philologique, elle est aussi considérée comme un facteur d’extinction linguistique. Car la traduction, à plus forte raison dans un monde dominé par les langues des grandes puissances économiques et démographiques, condamne les langues minoritaires à l’obsolescence, même si elle favorise l’accès au patrimoine culturel des petites littératures et élargit l’espace de réception de quelques auteurs privilégiés issus de ces traditions minoritaires[4].»
«Préservation» et «extinction», donc. De là la vitale nécessité de bonnes traductions. Et qui emploie «bonnes» désigne un espace qui, rappelant la «tâche» du titre benjaminien, nécessite, demande des considérations dépassant l’œuvre originale et la traduction elle-même: la possibilité de survie est, en ce sens, nécessairement politique et éthique. Même si Benjamin n’en fait pas mention explicitement, la présence, tel un spectre, d’un rapport de dette, d’engagement et d’éthique nous arrache constamment à la lecture. La tâche du traducteur est celle du choix entre la mort ou la survie, l’oubli ou la mémoire — le traducteur est «le plus orgueilleux ou le plus secret des écrivains[5]», comme le disait Blanchot.
VERS LA SI ÉTRANGE HOSPITALITÉ
Cette double considération (ou contrainte) qu’ont prise la pratique et la théorie de la traduction depuis Benjamin est remarquable. Une des considérations classiques reste la fidélité à l’original et à son auteur, lorsque nous parlons de la «tâche» éthique que doit développer ladite discipline. La question s’avance simplement : si la double contrainte survie/mort est l’axe de préoccupations principal de la visée traductive, alors devons-nous nous demander comment faire survivre l’œuvre à travers l’acte de traduire? Faut-il être fidèle à l’auteur, malgré l’«étrangeté» de sa langue et, de cette manière, possiblement nuire à la compréhension du lecteur de la langue d’arrivée? Ou plutôt, faut-il s’adapter aux lecteurs en tentant le plus possible de rendre la traduction fluide, au possible détriment de la singularité de la langue étrangère? Ces deux options (ou questions) ne s’excluent pas, il est possible — et c’est ce qu’un traducteur «modéré» affirmerait — de trouver l’entre-deux en gardant un semblant d’équilibre entre l’étrangeté et la familiarité pour le lecteur, mais il est important de considérer en quoi ces options présupposent nécessairement des choix éthiques. Voyons.
Un texte fort éclairant en ce sens serait «L’éthique de la traduction» d’Antoine Berman, paru en 1985. La prémisse nous renvoie tout de suite aux échos de Benjamin : «[…] c’est seulement en cernant la visée du traduire que des “recettes” anti-déformantes peuvent prendre un sens, à partir de la définition de principes régulateurs non méthodologiques.[6]» Vu les différences irréductibles de chaque texte, langue, culture et auteur, il n’est pas question d’une méthodologie applicable, telle une grille, aux principes de traduction, mais «de principes régulateurs non méthodologiques» à l’égard d’une «visée [philosophique et éthique] du traduire ». N’est-ce pas ce que Benjamin voyait dans l’utopie du « langage pur » comme visée, comme fin ultime de toute traductibilité? Il serait possible, selon Berman, d’appliquer une méthodologie si le texte était un simple processus de communication, telle une base d’informations purement transmissibles. Or, ce n’est pas le cas : « une œuvre ne transmet aucune espèce d’information, même si elle en contient ; elle ouvre à l’expérience d’un monde. » (AB, 70) Rappelons ici Benjamin : « Car que “dit” une œuvre littéraire? Que communique-t-elle? Très peu pour qui la comprend. » (B, 110) Ainsi, l’œuvre n’étant pas pure communication, le traducteur se doit d’apposer un impératif dépassant la communicabilité.
C’est pourquoi, si nous retournons à ce que je mentionnais plus haut en considération à la fidélité au lecteur ou à l’auteur, le problème s’éclaircit; la communicabilité s’affaire toujours déjà à la communication vers quelqu’un (le lecteur) et pour que celle-ci fonctionne, elle doit être claire, fluide, intelligible. N’est-ce pas si loin de ce que l’œuvre littéraire offre comme expérience? Pourquoi lirions-nous si le monde des mots était d’une limpidité si rassurante? Ou pourquoi lirions-nous si les mots du monde seraient toujours déjà découverts, inscrits par leur clarté en nous? Je pense que la réponse se trouve à même les questions posées… Certes, le foyer douillet d’un langage clair et «plaqué» sur le réel est ce vers quoi tend généralement tout effort de la raison, mais un évènement tend à s’annoncer dans le langage (et pour qu’il y ait possibilité de cette annonce) lorsque ce dernier arrive à s’étrangéiser lui-même, à devenir[7] ce qu’il ne semblait jamais pouvoir être. Berman poursuit en affirmant que même lorsque le traducteur pense communiquer clairement une œuvre au public de la langue d’arrivée, il le trahit «puisqu’il présente une œuvre “arrangée”.» (AB, 72) La communication comme éthos de traduction est donc une aporie, une non-communication ou, comme le disait Benjamin, «une transmission inexacte d’un contenu inessentiel.» (B, 110-111)
Or, qu’est-ce que l’éthique de traduire? Quelle est sa visée si ce n’est pas de communiquer? Déjà nous présentions chez Benjamin l’articulation d’une réponse à une telle chose. Il formulait – dans une espèce de balbutiement proto-anti-ethnocentrique, citant Goethe – une mise en garde: «L’erreur principielle du traducteur est qu’il maintient l’état contingent de sa propre langue au lieu de la faire changer puissamment par la langue étrangère de l’œuvre traduite.» (B, 134) Bien traduire serait donc épouser la langue étrangère au point où la langue d’arrivée s’en déformerait. Autrement dit, saboter (partiellement) la familiarité au profit de l’étrangeté. Il n’est pas étonnant qu’après avoir apposé les principes illusoires de la communicabilité, Berman se positionne dans la même direction que Goethe[8]. Il faudrait, selon lui, «une éducation à l’étrangeté.» (AB, 73, l’auteur souligne) Ce qui implique une éthique de la traduction basée sur la reconnaissance et la réception de «l’Autre en tant qu’Autre», ce qui ne se peut qu’en ayant «l’esprit de fidélité et d’exactitude» (AB, 74) vis-à-vis de l’altérité propre et constitutive à toute forme de traduction. Il n’est pas question d’assimilation de l’Autre dans sa propre langue afin de servir le lecteur confortable qui l’habite; au contraire, il s’agit d’accueillir, d’héberger l’«Étranger» dans cette demeure sans demeure qu’est la langue d’arrivée. Ainsi, «nous disons que la traduction est, dans son essence, l’auberge du lointain.» (AB, 76, l’auteur souligne) Pour arriver techniquement (méthodologiquement?) à ceci, ce qui veut dire à la forme de la visée, le traducteur doit entretenir sa fidélité à l’Étranger en épousant le corps littéral du texte: «Fidélité et exactitude se rapportent à la littéralité charnelle du texte» (AB, 77-78), dira-t-il.
Toutefois, même si Antoine Berman répond partiellement à la question «qu’est-ce qu’une traduction éthique?» que nous avons posée un peu plus haut, certains pourraient s’opposer à sa réponse (ou la pousser plus loin) en affirmant qu’il considère, dans un esprit intrinsèquement romantique, l’auteur, et, de ce fait, l’origine comme source d’une autorité incontestable. Comme nous l’avons vu, cette notion tend à s’affaiblir et à être remise en cause, avec raison, dans la pensée philosophique post-structuraliste et déconstructive. L’héritage romantique et benjaminien ne ment pas dans le texte de Berman. C’est pourquoi, sans nécessairement réfuter la thèse bermanienne, il est nécessaire de reconsidérer, à la lumière d’une pensée qui ne voit pas l’auteur et l’«Étranger» comme des essences expressives pures, une nouvelle éthique de la traduction. Car, si Berman voit l’original comme un espace d’étrangeté qu’il faut accueillir dans toute sa nouveauté, ses notions d’exactitude et de fidélité (empruntées respectivement à Rilke et à Hölderlin) ne font pas l’économie d’un certain fondamentalisme marginalisant les traducteurs «traîtres» qui s’écarteraient de l’original. L’angoisse de l’exactitude et de la fidélité est réelle. Les théories de Benjamin et de Berman, dans toute leur richesse et la torture qu’elles induisent, se présentent au traducteur (et au lecteur) comme, dans sa définition de la Grèce antique, un pharmakon: à la fois comme poisons et remèdes. L’horizon se développe ainsi, peu à peu.
[1] Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996. p. 135-136.
[2] Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », in Expérience et pauvreté, Paris, Payot, 2011, p. 116. Désormais abrégé en B, suivi du numéro de la page.
[3] Ce rapport de non-intégralité qu’entretient la traduction par rapport à l’original pourrait être associé allégoriquement à la figura telle qu’observée par Erich Auerbach chez les Pères de l’Église. En effet, chez ces derniers, l’Ancien Testament était perçu comme une prophétie en acte du Nouveau Testament et celui-ci était vu comme l’accomplissement du précédent. Comme si le Nouveau Testament était la traduction de l’Ancien qui, lui-même, en lui-même, contenait déjà les germes, la possibilité de sa traduction – de sa survivance. Nous pourrions, dans un autre ordre d’idées, tout aussi penser à l’accomplissement de la figura comme l’accomplissement du langage pur dont fait mention Benjamin : «[…] la traduction qui tire sa flamme de la survie éternelle des œuvres et de la réanimation infinie de la langue, consiste à toujours faire à nouveau l’épreuve de ce développement sacré des langues: éprouver à quel point ce qu’il y a de caché en elles est éloigné de sa révélation et à quel point il peut devenir présent dans le savoir de cet éloignement.» (B, 121)
[4] Emily Apter, Zones de traduction : Pour une nouvelle littérature comparée, Paris, Fayard, « Ouvertures », 2015, p. 10-11. Je souligne.
[5] Maurice Blanchot, L’amitié, Paris, Gallimard, « NRF », 1971, p. 73.
[6] Antoine Berman, « L’éthique de la traduction », in La traduction et la lettre ou l’auberge de lointain, Paris, Seuil. p. 69. L’auteur souligne. Désormais abrégé en AB, suivi du numéro de la page.
[7] À ce sujet, voir les inoubliables pages de Gilles Deleuze, « La littérature et la vie », in Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p.11.
[8] Il dit d’ailleurs, à la fin de son texte, que «les intuitions de Goethe […] fournissent le matériel le plus riche et le plus surprenant pour une réflexion sur la traduction». (78)
Article par Justin Leduc-Frenette.
BIBLIOGRAPHIE
APTER, Emily, Zones de traduction : Pour une nouvelle littérature comparée, Paris, Fayard, « Ouvertures », 2015.
BENJAMIN, Walter, « La tâche du traducteur », in Expérience et pauvreté, Paris, Payot, 2011.
BERMAN, Antoine, « L’éthique de la traduction », in La traduction et la lettre ou l’auberge de lointain, Paris, Seuil.
BLANCHOT, Maurice, L’amitié, Paris, Gallimard, «NRF», 1971.
DELEUZE, Gilles, «La littérature et la vie», in Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.
DERRIDA, Jacques, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996.