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17-04-2025 Vol 19

Vers une littératie de l’image. Une discussion avec Joan Fontcuberta, commissaire du prochain Mois de la Photo (partie 2)

Cette entrevue constitue la seconde partie d’une entrevue réalisée avec Joan Fontcuberta, le commissaire invité du Mois de la Photo à Montréal 2015, et dont la première portion peut être lue ici. Le Mois de la Photo à Montréal est une biennale de photographie contemporaine qui présente à chaque édition le travail de 25 artistes, disséminé dans une douzaine de lieux à travers la ville. La thématique proposée par Fontcuberta pour la prochaine édition, qui se tiendra en septembre 2015, est La condition post-photographique.

Joan Fontcuberta
Joan Fontcuberta

Artichaut Magazine: On remarque un certain fil conducteur entre la thématique de la dernière édition du Mois de la Photo à Montréal (Drône. L’image automatisée) et la vôtre: la technologie.

Joan Fontcuberta: Oui, mais je dirais qu’il y a un an c’était «comment la technologie change notre perception?». Aujourd’hui, la question que je pose est: «qu’est-ce que la conscience humaine dans un monde d’images?» Je dirais que c’est différent. Bien sûr, la technologie a une importance déterminante, mais j’arrive avec un problème subsidiaire: dans cette situation qu’on a déjà analysée il y a un an, qu’est-ce qu’il reste de l’auteur? L’auteur est attaché à une idée de conscience, idée de volonté, idée d’intention. Est-ce que cette intention reste dans la machine ou doit être une conscience humaine? Et pourtant, qu’est-ce que c’est, aujourd’hui, une conscience humaine, au moment où il y a des ordinateurs qui pensent pour nous? Ou des automatismes qui appliquent des programmes qui sont d’une certaine façon des consciences compressées capables de s’activer de façon autonome? Je paraîtrai peut-être un peu prétentieux, mais il faut poser des questions philosophiques sur l’humain, et la post-photographie est une façon de stimuler cette réflexion.

A.M.: Comment votre propre pratique en tant qu’artiste et théoricien vous a-t-elle mené à cette question éminemment théorique de la condition post-photographique? Comment ces expériences précédentes ont-elles influencé votre perception de la photographie, et comment cette perception se traduit-elle dans le choix de ce thème?

J.F.: Je crois que c’était Paul Valéry qui disait que toute théorie a des origines autobiographiques: j’ai choisi la photographie comme moyen de détournement, parce que je suis né dans un pays – l’Espagne – encore sous une dictature. Je pense que la situation de censure, de propagande, de manque d’expression et de répression des élans démocratiques a stimulé un besoin de déconstruire la vérité. Est-ce que la vérité existe en soi, ou est-ce une construction politique, une construction sociale? J’ai pris la photo comme moyen d’interrogation, parce que c’était un langage charismatique.

À l’époque où j’ai commencé, dans les années soixante-dix, la photo était un document incontournable, la photo était l’évidence que quelque chose s’était passé devant la lentille. Alors j’étais convaincu que c’était incroyable, que c’était une convention culturelle, que toute image était une construction humaine et pourtant une façon d’interpréter, de réinventer une explication du réel. Mais pour la plupart des spectateurs, la photo était une transcription littérale de la réalité. J’ai choisi la photo justement pour dévoiler tous les pièges qui sont à l’intérieur du médium. Pourquoi y a-t-il ce contrat social qui fait qu’on accorde cette confiance, cette crédibilité à une image quand il s’agit d’une photographie, alors que si c’est une peinture hyperréaliste – même si c’est la même chose – elle perd cette autorité? Ça m’intéressait beaucoup. Il faut dire que je ne procède pas du monde des arts visuels, je suis autodidacte comme artiste: j’ai étudié les communications, j’ai travaillé dans le domaine du journalisme, de la publicité. C’était l’école du mensonge. Dans mon travail, j’essaie d’investir tout ce que j’y ai appris pour dévoiler les dispositifs de persuasion et de séduction qui opèrent dans ce domaine.

Tomoko Sawada, ID400, 1998. Vue d’installation, Le Mois de la Photo à Montréal 2013. Crédit photographique: Corina Ilea.
Tomoko Sawada, ID400, 1998. Vue d’installation, Le Mois de la Photo à Montréal 2013. Crédit photographique: Corina Ilea.

A.M.: Quelle importance occupent, à votre avis, les questions éthiques ou morales liées à l’utilisation et à l’analyse de la photographie dans une société où les images photographiques prolifèrent à un rythme débridé?

J.F. : J’ai toujours pensé que la photographie ne devrait pas s’enseigner dans des écoles d’art, mais dans des écoles de philosophie. Pour moi, ce qui est intéressant est que la photographie implique une idéologie, implique une éthique. En plus, je dirais qu’aujourd’hui, avec la condition post-photographique, cette abondance d’images ne se limite pas à représenter le monde, mais constitue une partie du monde. Et ces images formatent nos consciences et ont une influence sur notre conduite, nos décisions, notre façon de vivre. Ceux qui produisent ces images ont une grande responsabilité, parce qu’elles ont des répercussions sur le reste de la société, sur le public.

Penelope Umbrico, Sunset Portraits from 12,193,606 Flickr Sunsets on 4/25/13, 2013. Vue d’installation, Le Mois de la Photo à Montréal 2013. Crédit photographique: Corina Ilea.
Penelope Umbrico, Sunset Portraits from 12,193,606 Flickr Sunsets on 4/25/13, 2013. Vue d’installation, Le Mois de la Photo à Montréal 2013. Crédit photographique: Corina Ilea.

A.M.: À votre avis, existe-t-il une littératie photographique que tout le monde devrait acquérir, de la même façon dont on apprend aujourd’hui à lire?

J.F.: Oui, absolument. Je pense qu’aujourd’hui on produit des millions d’images sans être conscients de leur pouvoir, et ça, c’est dangereux. Je pense qu’on est installés dans un certain capitalisme des images, capitalisme de fiction, capitalisme des illusions. Il y a eu un capitalisme des produits, de la marchandise, mais aujourd’hui, le capitalisme est beaucoup plus subtil: il s’infiltre dans tous les dispositifs de production de réalité. Et conséquemment, la question photographique est une question politique, une question pas seulement de production d’images liées à une recherche personnelle, à l’expression personnelle. Je crois que ce discours doit être laissé de côté. On est vraiment dans un moment crucial au point de vue politique, et l’artiste, plus que jamais, doit faire un certain travail pédagogique de résistance. Il faut une culture de l’image beaucoup plus critique. On produit des images, et finalement, ces images arrivent à nous endormir, à nous rendre passifs. Il faut détourner la valeur de ces images et faire en sorte qu’elles deviennent des éléments qui activent nos consciences.

En 1928, Laszlo Moholy-Nagy prévoyait: «l’analphabète de demain ne sera pas celui qui ignore l’écriture, mais celui qui ignore la photographie1». Près d’un siècle plus tard, alors que les images sont tissées à même la trame de notre existence, cette prédiction prend tout son sens. Faisant en quelque sorte écho à Moholy-Nagy, Joan Fontcuberta plaide en faveur d’une littératie de l’image. Si nous pouvons nous attendre à une édition critique pour le Mois de la Photo à Montréal 2015, espérons que sa thématique saura provoquer la réflexion et ouvrir une discussion sur la façon dont notre relation aux images reconfigure notre vision du monde.

1. László Moholy-Nagy, «Fotografie ist Lichtgestaltung», Bauhaus, vol. II, n° 1, janvier 1928, p. 2-9 [traduction française par C. Wermester, « Photographie, mise en forme de la lumière », dans László Moholy-Nagy. Compositions lumineuses, 1922-1943, Paris, Centre Georges Pompidou, 1995, p. 193-197].

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La 14e édition du Mois de la Photo à Montréal se tiendra en septembre 2015, dans plusieurs lieux à Montréal. La programmation complète n’est pas dévoilée à l’heure actuelle.

Article par Marie-Philippe Mercier Lambert. Étudiante à la maîtrise en histoire de l’art et fervente amatrice de toutes choses qui stimulent son cerveau, Marie-Philippe a l’habitude de se subdiviser pour participer à plusieurs projets simultanément. En attendant de se voir octroyer le don d’ubiquité, elle milite ardemment en faveur de l’allongement des journées.

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— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM