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28-04-2025 Vol 19

Au nom du Père et des macchabées

Dégager les meubles, ouvrir les portes, tendre de longs draps noirs dans la pièce ainsi libérée, tels sont les gestes des paysans de Carinthie qui transforment le foyer en maison mortuaire. À sa manière, l’écrivain autrichien Josef Winkler perpétue ce rite en déployant non les tissus, mais les pages afin de dresser, de livre en livre, une chapelle pour sa famille et son village natal de Kamering bâti en forme de croix.

Lui qui se dit hanté par sa « mauvaise conscience catholique » remue toujours plus la terre de son hameau, terre lourde d’ossements où se poursuit la liturgie funéraire presque anachronique de la doctrine chrétienne romaine. Avec Requiem pour un père, publié en 2007 et récemment traduit en français par les éditions Verdier, ressurgissent les figures des villageois qui ont marqué son passé et son œuvre, et parmi eux trône la face inquiétante de son géniteur.

Dans la lignée de Marcel Jouhandeau, Josef Winkler traque les travers et exhume les actes, anodins et tragiques, des familles paysannes de son enfance avec une prédilection toute particulière pour ceux qui travaillent désormais le sol de leur chair putréfiée. Ces disparus, malchanceux ou suicidés, obsèdent l’auteur de Carinthie dans la nudité terrible de leur état, de même que les processions, les mises en bière et les recueillements qui se trament autour de leurs carcasses. D’année en année, la rancœur grossit, les habitants, offusqués d’être les épouvantails littéraires de l’un des leurs, se font plus menaçants jusqu’au jour où, courroucé par une énième confession excavée par son fils, c’est le père qui, cherchant à échapper au scandale, somme à Josef Winkler de ne paraître sous aucun prétexte au jour de son enterrement. Paysan acharné, Mathusalem implacable et touchant tout à la fois, il meurt en effet quelque temps plus tard alors que son fils et sa famille sont en séjour au Japon. La sentence réalisée acquiert ainsi un caractère sacré et l’écrivain, à des milliers de kilomètres de distance, ne peut dès lors que se recueillir à la lumière d’une bougie de cire en s’évertuant d’éclairer la chaîne généalogique, du grand-père au père jusqu’à lui-même, le dernier maillon étant « toujours le premier mort », pour se soustraire à l’absence qui le gagne. Les souvenirs remontent à la surface, sont ressassés sous le regard croisé du spectre paternel assis sous le crucifix de la cuisine et, comme en miroir, de sa photo vieillie près du téléphone de la maison. Sous ces doubles et mêmes prunelles à jamais figées dans le silence, Josef Winkler assemble à sa mémoire familiale et personnelle, aux visages connus de la mère, de la fratrie et des voisins, les motifs de l’enterrement imaginaire de son géniteur. « J’étais content d’être resté à Roppongi », répète-t-il comme un mantra, car avec le recul peut se mettre en branle le cortège des réminiscences de la jeunesse et des voyages, visions hallucinées virevoltant autour de l’éternel compagnon : la mort. En effet, parmi les premiers souvenirs de l’auteur s’impose l’instant, souverain et violent, où à l’âge de trois ans sa tante le porta au-dessus du cadavre d’une parente et que se grava sur sa rétine cette image annonciatrice; idole funeste nichée dans les creux du tempo de l’existence et de l’écriture.

© Peter Peitsch
Josef Winkler © Peter Peitsch

Comme toujours chez Winkler, l’univers est gros d’un cauchemar métaphorique où rient en saccades les crânes : la corde d’un pendu est couverte du mucus de deux veaux siamois, les hosties avalées se parent des cheveux et de la couenne christiques, réalisant une pleine et perverse transsubstantiation, le cahier d’un villageois déploie une galerie de vulves découpées dans les magazines pour le seul plaisir de l’onaniste, procession d’orifices littéralement démembrés… jusqu’au père, réincarné ou dédoublé en un héron blanc qui cherche dans la terre japonaise les vers qui viendront sucer sa dépouille à Kamering. Immanquablement nous viennent à l’esprit les mots de Georges Bataille que Josef Winkler cite en fin d’ouvrage, une poésie ou racine tordue par laquelle le texte plonge dans un limon de fantasmes, mais nous pouvons emprunter au créateur d’Acéphale d’autres images résonnant à l’unisson de la macabre méditation de l’écrivain autrichien, tel ce vers tiré de l’Archangélique : « Nouer la corde du pendu avec les dents d’un cheval mort ». Bataille dont l’angoisse fait chavirer Winkler et les phrases de son livre.

En contrepoint de l’effroi qu’engendre le trépas dans le dogme catholique, les rituels funéraires hindous, découverts sur les bords du Gange dans la ville ô combien sainte de Varanasi, dévoilent une philosophie et une culture indiennes où la mort, dessaisie de son masque d’horreur, se mêle à la vie et participe de son règne, à l’instar de ces scènes quotidiennes où les vaches viennent brouter les colliers de fleurs déposés sur les linceuls ou lorsque les enfants tirent leur cerf-volant le long du Ghât d’incinération. Poursuivant la litanie entamée avec Sur la rive du Gange (traduction française : 2004, Verdier), la dernière partie du texte retrouve un Winkler obnubilé par les cérémonies de crémation le long du fleuve. De cette multitude de visions ruminées nous interpelle tout particulièrement le rite du crâne où, tandis que le corps se consume sur le bûcher entretenu par les Doms, l’un d’eux vient frapper d’un morceau de bambou la tête du mort afin que, du trou ainsi percé, s’échappe et s’envole, délivrée du poids de la matière, l’âme du défunt. Perforer l’os du crâne ou apaiser l’ombre du père en inscrivant inlassablement sur le papier sa mémoire : cela est même et pareille tâche de nature sacrée. Tandis que résonne le requiem dans les imposantes montagnes autrichiennes, s’élève à l’Orient un humble chant de consolation. Le livre est finalement à l’image de ces carnets rouges achetés près du Temple d’Or de Varanasi : il rassemble les pages à travers lesquelles la mort prend forme par la langue et se dévoile aux yeux de l’auteur. Celui-ci peut alors faire taire son angoisse et la contempler, la reconnaître comme une figure de fascination et sa macabre muse.

« Laisse les morts en paix! » : à cet autre impératif du père, Josef Winkler ne se soumet pas, car il n’en a jamais fini avec ce et ceux qui ne passent pas, les siens et tous les gisants qui, par sa plume, s’agitent sous leurs stèles.

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Josef Winkler, Requiem pour un pèreParis, Éditions Verdier, 2013, 144 pages.

Article par Martin Hervé. Simoniaque – deale des scalps de saints, des mains sans gloire de voleurs, des lambeaux de peau scripturale où se déchiffrent les mots de Rilke : « Le beau n’est que le commencement du terrible ».

Artichaut magazine

— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM